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1946-07-24, Georges de Rougemont à Pierre Maury

Cher Monsieur,

Je sais ce que vous avez été pour Denis, ce que vous avez fait pour lui au travers des vingt dernières années de sa vie « continuellement géniale et risquée » comme me l’écrivait, en 1937, un de ses amis français. C’est en me prévalant des sentiments de reconnaissance que j’ai à votre égard, que je vous écris ces lignes que vous pardonnerez, n’est-ce pas, au père douloureusement inquiet que je suis.

Dans une lettre récemment reçue de Paris, Denis nous dit : « M. Maury me conseille de divorcer, il a raison. » Nous pensons au contraire, que Denis devrait à tout prix reconstituer son foyer, et nous comptions que tous les amis de notre fils le conseilleraient dans le même sens. Sachant le prix que Denis attache à votre opinion, les chances de le gagner à nos vues diminuent d’autant, et nous en sommes déçus. La solution divorce nous semble être la pire : la pire pour les enfants ; pour leur mère qui perdrait la seule occasion d’opérer un redressement ; et pour Denis, qui, sous prétexte de régulariser son actuelle situation, épouserait sa maîtresse, laquelle d’après ce que ses sœurs en savent, aurait peu de chances de le rendre heureux.

Vous savez mieux que nous sans doute, dans quelles conditions le mariage de Denis s’est décidé en 1933. De Paris, Denis nous est arrivé à Areuse, pour nous déclarer qu’il était résolu à épouser une parisienne, Mlle S. V., que sa résolution était un acte d’obéissance, à Dieu, nous n’avions pas à la discuter, qu’il nous demandait seulement l’autorisation de faire venir son amie dans les 48 heures pour nous la présenter.

[p. 2] Moins convaincus par Denis et par certains de ses amis que ce mariage fût le fait d’un indiscutable ordre de Dieu, nous l’acceptâmes cependant, avec bonne grâce, comme il se devait, — sans rien savoir du reste des circonstances qui l’avaient précédé. — Le jour de la cérémonie religieuse, nous sortîmes de la chapelle de Saint-Pierre, réconfortés : « Croyons, nous aussi, nous disions-nous, que ce mariage n’était pas arrangé comme le sont parfois les mariages bourgeois, non conforme à la volonté de Dieu. » Le texte développé par vous au début du culte, indiquait clairement que telle était votre conviction.

J’évoque, en passant, les mésintelligences dont nous fûmes témoins au cours des séjours de nos enfants en Suisse, pendant les années 1937-1938 : velléités de Simone de rentrer dans le giron de l’Église romaine, intervention de Charles Journet, séjour à Fribourg, Ferney ; rencontre, d’autre part, de Victoria Ocampo à Paris. Survint la mobilisation de juin en 1940, le départ pour les États-Unis, le séjour prolongé de Denis en Argentine. Vous savez la suite.

L’auteur de L’Amour et l’Occident divorçant, quelle douloureuse ironie ! Je réalise d’autre part, le discrédit jeté sur un écrivain, qui passait en Suisse romande pour être l’authentique représentant de la foi protestante — et Dieu sait à quel point nous avons présentement besoin de personnalités capables de défendre avec autorité « la Cause », face à la puissante offensive romaine — mais surtout, quel dommage causé à l’église de J.-Ch. !

Avant de poser la plume, laissez-moi, cher Monsieur, vous exprimer sans phrases, ma conviction profonde.

Dieu tient Denis au pied du mur. Les circonstances familiales actuelles de Denis, constituent pour lui une suprême chance de salut. L’intelligence et le talent ne [p. 3] dispensent pas celui qui se réclame de la foi chrétienne, de se laisser, une fois au moins, [briser] par Dieu. Il n’y a pas de vie chrétienne sans abdication, le moment est venu pour Denis de s’en rendre compte, de descendre enfin du plan intellectuel, à celui des réalités chrétiennes vitales. Sa théologie semble décidément, en l’occurrence, le desservir. [Dénoncer] les méfaits du moralisme et de l’activisme, ne dispense tout de même pas celui qui se livre à cet apostolat, de prendre au sérieux la [Illisible] de la grâce, qui est touta le devoir d’amour.

Je demande à Dieu de réaliser pour Denis, le miracle sans lequel Denis ne sera jamais qu’un écrivain parmi beaucoup d’autres. Si Dieu, par contre, lui accordait la faveur d’une authentique et décisive naissance à une vie nouvelle, quelles ne seraient pas alors les possibilités de sa carrière d’écrivain chrétien-protestant. Sa voix acquerrait une résonance nouvelle, il aurait un message à proclamer à la seule gloire de Dieu.

Encore merci [Illisible], et recevez cher Monsieur, l’expression de mes sentiments fraternels.
G. de R.