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1947-06-24, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Chère Toinette,

Je t’écris sur des bouts de papiers retrouvés d’il y a 2 et 3 ans, tout est déjà emballé et en partie expédié. Nous nous envolons donc le 1er juillet et serons à Paris vers midi le 2, à l’Hôtel du Palais d’Orsay. Comme il y a toujours certaines chances d’accidents en avion (plutôt moins qu’en train ou auto ou dans sa salle de bains, d’ailleurs) et que nous serons tous les 4 dans le même panier, avec tous nos papiers et mes dossiers, je juge prudent de t’envoyer ci-joint quelques précisions sur ma succession, just in case. Deux grosses malles et trois caisses de livres sont parties pour l’Hôtel du Palais d’Orsay, via S.C.T.T. 12 rue Auber, Paris. Garde cette lettre jointe jusqu’à mon arrivée en Suisse, qui sera je l’espère fin juillet ou début d’août.

Tu imagines ce que peut-être la liquidation de sept ans de vie aux US [p. 2] et le nombre de petits et grands problèmes pratiques et autres qui se posent chaque jour. Visas, impôts, billets, bagages, vente des meubles, sous-locations, dispositions d’affaires avec mes éditeurs et mécènes, « adieux à beaucoup de personnages » comme disait Ramuz. J’ai été à Philadelphie, et à Washington, et à New York, et ici, deux jours à un endroit, trois à l’autre, depuis des semaines. La famille est partie ce matin pour trois jours à Atlantic City, où Simonne a des amis. J’ai vendu le piano et quelques meubles et je suis seul dans une maison à demi vidée. Demain New York encore, derniers papiers et payements, derniers adieux, puis retour ici pour ramasser mes bagages et hop-là ! par-dessus l’Atlantique une fois de plus. J’ai hâte d’aller m’établir en paysan à Ferney, quoique rien ne soit encore conclu pour cette maison, mais il y a beaucoup de chances.

[p. 3] J’ai passé des journées heureuses à Washington, on s’y sent au cœur de la puissance mondiale et les gens sont ouverts à tout. Un écrivain connu m’a invité à déjeuner chez lui, je ne savais pourquoi, et à peine à table, en bras de chemise, m’a dit brusquement : « Denis, why don’t you make a carrier in this country ? Won’t you ? » J’avoue que pendant quelques secondes, je me suis dit que j’étais fou de partir. J’ai vu Léger (Saint-John Perse) très longuement. Et des amies dans le grand style américain, ce sont elles qui m’ont le plus aidé ici, et tant de paysages en auto pendant des heures. Comme d’habitude, je m’en vais au moment où le plein succès venait, pour recommencer je ne sais quoi… Einstein lui-même m’a [p. 4] téléphoné l’autre jour, et j’ai été le voir pendant 2 heures, il avait lu deux fois mon livre sur la Bombea. Enfin, alea jacta. Volons.

Est-ce que ça vous serait un affreux dérangement de nous avoir quelques jours à Chaumont ? Je l’aimerais pour les enfants, pour qu’ils se sentent dans une famille, et Areuse sera bien difficile. Mais dis-moi sans histoires ce qui en est. Avec Simonne, les choses vont sans difficulté, et sans joie. Elle dit qu’elle se sent vieille et n’a envie de rien. J’espère qu’elle fera un petit effort d’aménité en Suisse. Inutile de lui parler de ce qui s’est passé entre nous en Amérique, bien entendu. Je ne sais quel sera notre avenir. Je verrai ce qui se passe pendant la première année, et si c’est impossible, je couperai. En tout [p. 5] cas, il fallait les ramener en Europe, pour des questions de papiers, et aussi d’argent (la vie est follement chère ici, 850 dollars par mois, c’est à peu près 3600 fr. suisses, pour vivre très moyennement. Nous serons riches en France avec la moitié de ça).

Je viens de recevoir un câble de Peggy Riley, de La Haye, elle sera à Paris lors de mon arrivée, mais je n’ai plus d’espoir, j’ai une famille, elle le sait. « You can’t eat your cake and have it » as they say. I did eat it, and how, so let’s face it and just smile. À propos, il faudra que je recrute des gosses anglais et américains pour que les miens continuent à talk english et n’oublient rien. Si tu en connais…

[p. 6] Je me réjouis bien de vous revoir. Malgré mes drames et mélodrames de l’automne dernier, j’ai été heureux à Port-Roulant.

Mon adresse à Paris du 2 juillet à la fin du mois : Hôtel du Palais d’Orsay, 9 Quai d’Orsay 7e.

Bien affectueusement à vous tous.
Denis