1938-01-20, Denis de Rougemont à Alexandre Marc
Le 20 janvier 1938
J’étais moi-même coupé de toute communication avec Paris quand j’ai reçu ta lettre. Nous avons passé presque un mois en Suisse, par économies et pour être tranquilles. J’ai terminé un roman, et je suis en train de pondre un texte de 50 p. sur le personnalisme (sa tradition historique et son problème présent) pour la Revue de Paris qui le refusera, et pour Gallimard qui l’éditera probablementa. Après quoi j’écrirai L’Amour et l’Occident, pour la collection Rops. Puis je me reposerai. Voilà les seules excuses à mon silence.
Ton article pour les N. C. n’est pas dans le ton, et me donne peu d’espoir que tu arrives à t’y mettre. Tu es polémiste, quoi que tu fasses. C’est très bien, je t’approuve, mais c’est très embêtant quand il s’agit de placer de la copie. J’aurais dû te préciser davantage que les N. C. cherchent des articles documentaires, ou d’analyse « impartial », de mise au point sur des questions « obscurcies par les passions de droite et de gauche ». Tu esquintes Maurras avec brio et pertinence, mais les N. C. n’ont aucune raison urgente d’attaquer Maurras. Il faudra réserver cet article (légèrement coupé) pour un n° spécial sur la question franco-allemande : il n’est pas impossible qu’on en fasse un. Pour le moment, n’aurais-tu pas un « à quoi pensent (telle ou telle catégorie sociale ou régionale) », ou un « pouvoir des mots » ? Ou autre chose ? Si tu reçois les N. C. — ce que j’espère ? — , tu verras toi-même le genre.
[p. 2]Je ne sais quasi rien de l’ON, n’ayant revu qu’Aron, en hâte, depuis mon retour. Il m’affirme que les fonds sont là pour la revue. Sans autre précision. Je lui ai dit que je te l’annonçais. « Le temps de préparer quelques numéros et nous repartons », voilà ce qu’il dit, notre Robert. Moi je veux bien. Mais où allons-nous ? Plus m’apparaît clairement la nécessité historique du personnalisme, plus j’ai de doutes sur le mouvement concret que forment Esprit et l’ON. Assez de promesses d’action méthodique et cohérente ! Il y a déjà trop à faire pour nos cerveaux. Ne perdons plus de temps à discourir ou à courir de droite et de gauche. Faisons de la doctrine, rien que de la doctrine, toute la doctrine ! Qu’il y en ait enfin une en Europe ! Et que nos fils vivent là-dessus. J’ai dit.
Je n’envisage qu’une seule « action » : la création de quelques communautés, foyers de travail doctrinal, centres de la culture personnaliste. Un projet à Cavalaire (Niklaus, Esprit de Neuchâtel) et un autre à Ferney (chez Paulding, avec nous). P. Prévost et [Réval] y pensent aussi. Et Boutier à Lyon, et les types du Sud-Ouest. Cela vaudrait mieux que de grouper à Paris quelques députés et économistes vulgaires autour d’un projet en 6 points.
Que devenez-vous ? Naturalisation ? Collaborations ? Travail agricole ? Enfants ? Confort moral ? Je ne sais rien de votre vie. C’est navrant.
Pour nous, tout va très bien. Nicolas bavarde et prospère. Mon Journal a eu un énorme succès de presse. Le numéro suisse d’Esprit idem. Motta y a fait allusion dans son fameux (et triste) discours sur la neutralité. Je suis promu grand homme en Suisse. Ça vaut mieux qu’en France, actuellement, où les gloires deviennent policières, ou pire encore, politiques. Tout cela, et la Cagoule, n’empêche pas que nous sommes très heureux, et qu’on vous en souhaite autant, de tout cœur !