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1938-01-24, Alexandre Marc à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Enfin, un mot de toi ! Ne reste pas des mois sans écrire, je t’en prie, sans quoi je publierai un article virulent contre les hérétiques.

Nous sommes heureux de savoir que tu travailles beaucoup et que vous êtes heureux. Le succès du Journal ne nous avait d’ailleurs pas échappé et nous nous en réjouissions pour toi. J’avoue quant à moi que je considère Penser avec les mains comme un bouquin plus considérable : mais le public a ses raisons…

En ce qui concerne l’ON, je crains que tu ne cèdes, en fin de compte, à une « déviation littéraire » : nous ne pouvons renoncer à l’action, sans renoncer à la raison d’être de l’ON, sans nous trahir. Certes, nous pouvons continuer à publier des articles, mais ces articles mêmes deviendront de jour en jour moins actuels, c’est-à-dire moins intéressants. Je suis sûr d’ailleurs qu’au fond tu penses comme moi.

Moi aussi… au fond, je pense comme toi ! Tout est donc pour le mieux : car je suis convaincu qu’il faut procéder graduellement et ne pas nous disperser, comme nous l’avions fait sous l’égide des Millet & Co. La création de « communautés » ON est, évidemment, une forme d’action non seulement acceptable, mais rigoureusement nécessaire, puisqu’elle est exigée par la doctrine et annoncée depuis longtemps par la revue.

Si l’on pouvait, en même temps : 1° Faire repartir la revue ; 2° Développer nos contacts avec des « forces sociales », tout en préservant notre indépendance absolue — alors, tout serait vraiment parfait.

En ce qui nous concerne, nous vivons l’ON en essayant de nous « enraciner » pour de bon. Pratiquement, le problème est à la fois simple et compliqué : trouver tous les mois, pendant trois ans, un billet de mille en dehors des dépenses courantes. Dans trois ans, nous serons chez nous.

Comme tu vois, étant données les circonstances, le problème est loin d’être résolu pour nous ; pour essayer de le résoudre, je sacrifie provisoirement mes recherches personnelles au profit d’articles alimentaires.

C’est te dire combien je regrette que tu n’aies pu faire passer mon papier dans les NC. Dire que j’avais l’illusion d’avoir fait un papier bien sage, pas polémique du tout, et pour tout dire, « littéraire ». Décidément, Robert Aron a raison de m’écrire que l’adaptation n’est [pas] mon fort. Mea culpa…

Si vraiment tu es persuadé [de] ne pouvoir imposer cet article renvoie-le-moi ; je tâcherai d’en pondre un autre. Que penserais-tu d’une étude documentaire, objective, et tout et tout, sur le Japon ?

Petite observation, en passant : malgré mon incapacité d’adaptation [p. 2] bien connue, j’eusse peut-être tenté un gros effort pour imiter le « ton » NC, mais… je manque de modèle. Je ne sais vraiment pas comment tu t’es arrangé, mais je suis à peu près le seul Français non décoré et connaissant la géographie à ne pas recevoir les Nouveaux Cahiers ! C’est une pure honte. Et dire que tu es secrétaire général de cette feuille de chou…

À propos de Français : c’est Jean Jardin qui s’occupe (?) de ma naturalisation, c’est dire que j’ignore absolument où en sont les choses.

Je réponds rapidement à tes questions :

— Collaboration : Temps présent et Vendémiaire. Quelques fois les Dossiers d’action populaire et La Vie intellectuelle. Les Archives de philosophie aussi, mais « gratis pro Deo ».

— Travail agricole : notre installation est à peine achevée, de sorte que nous ne faisons que commencer nos travaux de défrichement. Les débuts sont difficiles, car le terrain n’avait pas été travaillé… Il faudra un minimum de quatre à cinq ans pour arriver à des résultats vraiment intéressants ; si Dieu nous donne vie et santé, nous espérons triompher de tous les obstacles.

— Enfants : ils vont très bien et mènent une vie saine à souhait ; que désirer de plus pour eux ?

— Confort moral : j’ai horreur de cette expression. Disons, si tu veux, que nous sommes heureux. Deux seuls nuages à l’horizon : manque d’argent (dettes ! dettes ! ! dettes ! ! !) et mes parents. Deux questions qui n’en font pratiquement qu’une.

Nous sommes heureux, oui, mais comme peuvent l’être des humains : c’est-à-dire que je souffre de voir que l’ON piétine, que je ne peux pas faire tout ce que je voudrais pouvoir faire, etc. Cela va de soi.

Il va de soi, également, que vous êtes invités à venir passer le temps qu’il vous plaira ici, à une condition : vous astreindre aux disciplines de la terre : bêcher, remuer le fumier, etc. Le travail ne manque pas et nous avons besoin de main-d’œuvre.

Il est temps de conclure. Si tu peux me trouver des collaborations, toi qui es maintenant un homme arrivé, fais-le et surtout fais-le vite, car les premiers mois seront les plus durs.

Ne nous oublie pas, je t’en prie : écris-nous aussi régulièrement que possible, je m’engage à conserver tes lettres pour les œuvres complètes.

Suzanne va beaucoup mieux ; elle se joint à moi pour vous adresser à tous deux notre bon et féal souvenir.