1981-09-14, Alexandre Marc à Denis de Rougemont
Le 14 septembre 1981
François Berge (tiens, c’était un bon ami) engendra la race ; puis la tribu engendra l’individu ; après quelques péripéties obscures, celui-ci donna naissance à un dénommé Aristote qui engendra Plaquevent, qui engendra Mounier.
Emmanuel Mounier fonda le personnalisme et il eut beaucoup d’enfants. L’un d’eux devait s’appeler Denis et géra sagement l’héritage paternel.
Eh bien, je te dis comme je le pense : il m’est impossible de traiter avec objectivité une thèse de cet acabit. Notamment parce que je suis juge et partie, ce qui rend mon rôle particulièrement délicat.
Si les dates ne s’y opposaient pas, ton Mantzouranis aurait dû commencer par lire attentivement le chapitre VI du t. III de Bernard Voyenne. Non pas que ce texte me donne toute satisfaction, mais il est quand même plus sérieux et mieux équilibré. B. V. y rappelle notamment que — après deux années de préparation — le prospectus de lancement d’Esprit ne se réfère nullement au personnalisme, non plus que le premier numéro de la revue (octobre 1932), pas [p. 2] davantage, soit dit en passant, que le Dandieu… d’avant Marc. Comme l’observe B. V., dans Décadence de la nation française, c’est le terme d’individu qui prédomine. Mounier ne se rallie à la terminologie personnaliste que deux ans plus tard, à peu près au moment de la publication de la Politique de la personne. « Déjà couramment affirmé par le groupe Ordre nouveau », observe B. V., le terme suscite l’agacement et la méfiance de Mounier. Faire de toi, même implicitement, son épigone, me paraît contestable.
Dès le premier manifeste de l’Ordre nouveau — que je t’ai refilé chez Du Bos — , le personnalisme montrait, semble-t-il, le bout de l’oreille. À l’âge de 12 ou 13 ans, c’était le « personnalisme » qui devait me préserver du nazisme.
Un détail : je me souviens très mal de Charles Baudouin, avec qui j’ai pourtant été en rapport. Son livre, Découverte de la personne, a-t-il joué un tel rôle dans la formation de… la tienne, qu’il faille le citer presque à égalité avec Mounier et plus souvent que Dandieu.
Mais je m’égare : ce ne sont pas les détails qui comptent, mais la perspective d’ensemble — et je me sens [p. 3] assez éloignée de celle de Jean Mantzouranis. Le fait même d’avoir été mêlé à introduction du personnalisme me place dans une situation inconfortable… dommage, à ce propos, que ton étudiant paraisse, sinon ignorer tout au moins négliger le plus beau texte (à ma connaissance) que tu m’aies consacré et où tu écris notamment : « … ce n’est pas seulement la vertu anticipatrice de la pensée de Marc dans les années 1930 qui me frappe […] c’est aussi le fait que Marc soit venu à l’Europe par les voies du personnalisme… » J. M. eût mieux fait de parcourir ces voies, au lieu de référer ta pensée à celle de Mounier et consorts.
Pratiquement, je te suggère — notamment parce que je ne souhaite nullement accabler le mémoire du pauvre J. M. — de t’adresser à des hommes comme Guy Héraud, René-Jean Dupuy ou Bernard Voyenne, qui, n’ayant pas été mêlés aux événements des années 1930, en jugeront avec plus d’objectivité.
Au demeurant, une fois corrigé, amendé et développé, l’ouvrage de J. M. sera appelé à rendre de grands services et à ta réputation et à nos idées. Dès maintenant, certains passages [p. 4] de son texte, légèrement rectifiés, se prêteraient à la publication… dans L’Europe en formation, par exemple, pourquoi pas ?
Je te le dis pour te prouver que je ne méprise nullement l’effort accompli par ton poulain, ce qui ne m’empêche point de reconnaître que je ne suis pas l’homme qu’il faut pour le travail à faire. Dans son intérêt même — et le tien — tu trouveras mieux…
Nous gardons un souvenir « réchauffant » de nos dernières rencontres. Il faudra récidiver. En tout cas, nous nous reverrons à Nice prochainement (déjeuner du 18 octobre et colloque consécutif).
P. S. Et dis à J. M. d’améliorer sa bibliographie. Quand je pense que le nom même de Stern n’y figure point !