1982-12-21, Denis de Rougemont à Alexandre Marc
Les 21-22 décembre 1982
Des mois de no write, comme ils disent, c’en est trop ! comme dit Nanik. M’étant couvert la tête de cendres, et me frappant la poitrine de la main gauche, je t’écris enfin, de la droite, pour te dire que les apparences, une fois de plus, ont menti. Je n’ai cessé de t’écrire — mentalement, depuis environ 9 semaines [illisible] pour te dire ce qui suit :
1. Santé supportable — « C’est le principal » dit le peuple (C’est comme le Bâtiment…)
2. Vie professionnelle — Après 14 assemblées et comités en un an, je suis en train de venir à bout des crises du Centre… et du Hongrois, leur cause principale. Décision finale (et telle que je la souhaite) le 10 janvier 1983.
3. Vie littéraire — Grand Prix Schiller, donné en moyenne tous les 15 ans à un Suisse romand. M’a fait plaisir. Quantité d’interviews, je ne cesse de te citer, ils ne cessent de supprimer ceux que je cite. As-tu reçu mon Remerciement en entier ? En plus : Notes pour 12 volumes en train.
4. Histoire du personnalisme. — Passé 1 ½ jour au colloque de 2 ½ jours organisé par Esprit à Dourdan, pour célébrer le 50e anniversaire du n° 1 de la revue.
[p. 2]Bon exposé de René Rémond, suivi de « Témoignages » de Gandillac (bien) moi (beaucoup cité l’ON) et Moosmann. Alors là ! Le dit M. a dit que tout était parti du Club du Moulin Vert, organisé par Alexandre Marx à partir de ses liens étroits avec le (… ???? Sohlberg ??) Kreis d’Otto Abetz. (Ce qui tendrait à confirmer les accusations de B.-H. Lévy et Grisoni, quant à nos liens étroits avec le NSDAP et ses agents en France.)
Je suis intervenu après cela, non sans colère. (J’ai même interrompu vivement Moosmann pendant qu’il parlait.) Expliqué la situation de notre génération entre — comme l’a dit vers 1946 Koestler — le mensonge total (Est) et la demi-vérité (Ouest).
L’après-midi, un long discours de J. Lacroix sur Mounier, dans le genre hagiographique de haute spiritualité. Au cours de la discussion qui a suivi, J. L. n’a pu s’empêcher d’attaquer vivement ceux qui prônaient alors « l’engagement », disant que Mounier n’avait utilisé cette rubrique (« la pensée engagée ») que pendant un an et demi, puis l’avait remplacée par « la pensée engagée — dégagée ». (Ce qui est une invention, sinon gratuite, du moins totale.)
Puis il y eut un rapport circonstancié d’un jeune Américain, Hellman, auteur d’un livre sur Mounier, reprenant toutes les thèses sur les liens étroits entre les personnalistes (Esprit compris) et les jeunes nazis plus ou moins indépendants ou dissidents, mais aussi réguliers, comme le devint Abetz. Il ne cessait de répéter que le personnalisme, dans les années 1932 à 1940, était perçu comme plus ou moins fascisme-à-la-française.
J’ai pris la parole pour opposer à ce « perçunalisme » le véritable personnalisme, en racontant notamment des anecdotes sur Nizan et ses mensonges en service [p. 3] commandés à propos du Cahier de revendication, NRF, 1er décembre 1932. J’ai été fortement applaudi et j’ai reçu une lettre émouvante sur cette intervention d’André Dumas, professeur de théologie protestante à Paris.
Il y a quelques jours, Paulette Mounier m’a demandé de rédiger mes interventions pour publication dans Esprit. Je t’enverrais copie des deux dans une dizaine de jours.
J’ajoute ceci : je n’avais pas envie d’aller à Dourdan, loin de là. Mais je me suis dit qu’il y avait une vérité ou « véracité » à défendre, et j’ai bien fait.
J’ignore comment s’est déroulé le reste du colloque durant [les] 24 heures après mon départ.
As-tu lu dans Le Monde du vendredi 3 décembre, en page 2, un article signé J. Rozner, plaidant pour un service civil avec distribution d’« héritage social » comme seule solution au chômage né des succès de la mécanisation-automatisation ? Je lui écris avec pièces jointes sur ce que l’ON a proposé dès ses débuts. C’est amusant, non ? de lire des trucs ainsi.
Autre chose. Un professeur israélien de Haïfa, Ezra Talmor, et sa femme, également professeure, tous les deux vivant dans un kibboutz près de Haïfa, ont entrepris de publier un Review of History of European Ideas. Je ne sais si tu en as reçu des numéros.
Ils m’ont demandé de les appuyer auprès de la fondation d’Amsterdam, which I did. On m’a répondu que ce ne serait possible qu’à travers Cadmos. J’ai dit que la solution serait un pool de revues européistes, [p. 4] comme, par exemple, Europe en formation, Cadmos, History of European Ideas, et d’autres, qui existent, je crois. En connais-tu ? (En Grande-Bretagne par exemple ? En Italie ?) Et qu’en penses-tu en général ?
Interrompu par les fêtes. (Naissance du Christ, début d’une nouvelle année selon le compte actuel.)
Notre téléphone de ce soir (idée de Nanik parce que j’avais proposé ton nom en leur racontant Dourdan : je viens de terminer la re-composition de mes deux interventions ou « témoignages ») t’a dit l’essentiel (« Quand on a la santé… ») et me l’a dit sur vous deux.
Ceci dit, je suis soufflé par ce que tu m’as dit du Plutonien personnage. Il me pose le même genre de question insoluble que, dans d’autres domaines, A. Reszler, J.-E. Hallier, ou dans un domaine très proche, « le petit BHL » et ses loubards. Connerie fondamentale ou mensonge cosmique ? Débilité mentale ou astuce perverse ? Ou mélange — mal pensable — des deux ? Selon mes notes — tu le verras dans le texte que je donnerai à taper le 6 janvier — , il dit que le personnalisme d’Esprit était un mouvement chrétien de gauche « dont les liens avec le fascisme n’étaient pas tellement définis »… Et de citer Senarclens (bébête) et Paxton (pas lu, mais sûrement mauvais, d’après les citations lues). Il y a là, indépendamment de toute honnêteté, intellectuelle ou non, une pente d’esprit qui est la même chez tous ceux que j’ai cités plus haut, et que je n’arrive pas encore à interpréter.
Dans un domaine très différent, je voudrais te signaler (si tu ne les as pas remarqués) deux articles récemment parus dans Le Monde.
1° par Jacques Rozner, 3 décembre 1982, p. 2, sur la nécessité d’un service civil industriel et d’une répartition sociale des bénéfices à tous les ayants droit. Je lui envoie mon article récemment paru dans les Mélanges pour J. Freymond, où je rappelle nos solutions ON. Son service civil, etc.
2° un article du Dr J. L. Lévy, 26 février 1982, expliquant qu’on ne peut pas faire l’Europe tant qu’on croit au dogme de la souveraineté de l’État-nation, avec d’admirables citations de Valéry et d’Hannah Arendt.
Je leur écris à tous les deux.
Il me semble que nous devrions nous faire un devoir de signaler à tous ceux qui nous paraissent mûrs pour les comprendre, les thèses de l’ON entre 1932 et 1940.
Rien de mieux n’a été proposé, formulé, depuis lors.
Rien n’est plus actuel.
Tout nous oblige à ne pas laisser perdre cet acquis « invaluable » pour la société d’aujourd’hui.
Avis à qui de droit !
Il faut faire revivre et triompher l’ON.
Je rouvre cette lettre (chaotique s’il en fut) pour y ajouter un post-scriptum de poids.
Dans Le Monde de ce matin, un article en p. 2 (Idées) d’un nommé Robert Gras (ancien militaire) intitulé « Du service militaire au service civique », et proposant l’instauration d’un service économique obligatoire et universel, assurant les tâches de travail non qualifié (il a le tort d’y inclure les « laboureurs ») qui recevraient ensuite « un revenu minimum garanti à vie », leur permettant de chercher une activité ou de faire des études, « Faire ce qui leur plaît ».
Je lui envoie également l’article dans lequel je citais l’initiative ON.
Mais cela m’a déclenché un projet que je te sers tout chaud.
En mai 1983, pour le 50e anniversaire de la revue L’Ordre nouveau, un colloque d’une cinquantaine de personnes — colloque de travail dont les travaux seront publiés en un volume « de poche » — se tiendra à Saint-Vincent d’Aoste par exemple, pour étudier les moyens de (re)lancer l’idée ON de solution à la crise permanente et organiquement croissante du chômage, résultant des succès de la technologie occidentale. Des travaux seront présentés sur : le projet ON en 1933, et la suite ; sa validité accrue aujourd’hui ; les voies et moyens de le lancer enfin dans l’actualité européenne, puis mondiale en 1983.
Voilà qui précise l’idée encore floue que j’avais avant-hier en écrivant les dernières lignes de la page V.
« À nous ! »
(pour les autres, après nous.)