1983-03-05, Denis de Rougemont à Alexandre Marc
Pour le Lexique du fédéralisme auquel je travaille depuis 3 ans avec un groupe d’une douzaine d’étudiants avancés, ou déjà Dr ou prof., de 7 ou 8 pays différents, il me revient de rédiger l’art. sur l’État-nation. Je croyais trouver l’essentiel dans La Révolution nécessaire mais pas un mot ! Serait-ce dans Décadence de la nat. fr. ? (Je ne l’ai plus.)
J’ai donc repris ma pile de n° (incomplète) de L’ON, et tout relu (je le crois du moins) à toute vitesse, et la première mention que je trouve est dans le n° 4 (oct. 1933), p. 24, dans un article de Cl. Chevalley et M. Glady (= A. M.)
Est-ce vraiment vrai ? Serait-ce la naissance ?
J’ai trouvé ensuite le n° 16 (15 oct. 1934) p. 16 n., n° 15, p. 12, « états-nations » (3 fois), n° 19, p. 3 « Nations-États » (art. R. Dupuis). Et tout d’un coup, dans le n° 27, 15 janvier 1936, p. 13 A. Marc : États-Nations. Puis p. 14, 25, 26, 30, 32, 33, 34, R. Dupuis et P. Prévost « États-Nations » 4 fois, « États-nations » 5 fois et p. 43 X. de Lignac « États-Nations ».
Que s’est-il passé dans le groupe entre 1933 et 1936, qui puisse expliquer cette soudaine explosion ? Je n’en ai aucun souvenir. Et pourquoi dans les n° suivants la disparition du concept, même là où l’on doit s’attendre à le voir cité, p. ex., par Alexandre Marc, ainsi dans son article intitulé précisément « Patrie, état, nation », n° 32, 15 juin 1936 ? La chose partout, le concept nulle part exprimé.
Alors ?
Moi, j’ai vécu depuis ½ siècle sur l’idée que l’État-nation était un concept créé et lancé par l’ON.
[p. 2]C’est ainsi que je n’ai cessé de le présenter dans mes articles et dans mes livres après la guerre. Cf. L’Avenir est notre affaire, 1977, où l’expression revient 183 fois, [illisible].
Peux-tu m’éclairer ? Si pas toi, nul au monde.
Nouvelles personnelles — Crise du CEC réglée. Reszler réduit au rôle de directeur de Cadmos et de colloque. Deux autres directeurs à nommer. Et le tout coiffé par [un] administrateur, délégué du comité, que je préside.
Dès le 14 février à l’Élysée, sujet : l’Europe ; intérêt : tendant vers 0. (Ai fait observer au général Buis qui parlait depuis dix minutes des fusées de la force de frappe qu’il proposait de déplacer de 50, de 100, de 200 km en France : « Où que ce soit que vous les mettez elles ne pourront tuer que des Européens. » Un froid. Régis Debray : « C’est exact : portée maxima Prague et Poznan. »)
Dès mon retour, grippe sévère, 4 nuits entre 38° et 40°, pénibles. Ça va mieux, merci.
PS. Je ne sais pas si tu te rends compte de l’importance historique du lancement d’un concept comme celui d’État-nation au xxe siècle : il y a encore 10-15 ans, on me regardait de travers quand je parlais de « stato-national » dans un milieu universitaire. Aujourd’hui, tarte à la crème. Debré en page une du Monde : « Vive l’État-nation ! »
2e PS. Lu depuis le n° 40, avec l’excellente étude de R. Dupuis sur les 3 totalitaires. Sais-tu si ça a jamais paru ? Et quid de R. D. lui-même ? Perdu de vue depuis 30 ans…