1936-06-10, Denis de Rougemont à Jean Paulhan
Le 10 juin 1936
Dujardin insistant, j’ai lu son livre, et voici ce que j’en pense, ci-joint. (Avec les formes qui conviennent, pour un vieillard.)
Quel dommage que vous ne donniez que si peu à la fois de vos Fleurs de Tarbes. Votre analyse est certainement exacte, mais je ne distingue pas encore, dans ces premières pages, votre opinion sur la Terreur, — si vous en êtes ou pas. J’aurais aimé vous lire avant de terminer Penser avec les mains, où j’ai tout un chapitre sur la « décadence des lieux communs », — qui en effet, tend à nous réduire au silence. Ne croyez-vous pas que le succès du surréalisme vient de ce qu’il a violé le tabou, et mis en liberté non tant les mots que la « vieillerie poétique » ? Preuve de plus de la nécessité, du besoin qu’on en a plutôt, permanente d’une rhétorique. — Mais le « purisme » actuel naît-il d’une critique des intentions de l’écrivain, ou au contraire d’une critique quasi philologique de l’œuvre en soi ? Je simplifie : est-ce un moralisme ou un esthétisme ? — Jusqu’à votre page 867, je pensais que vous décriviez les méfaits d’un certain esthétisme, ou snobisme de « l’original ». Mais ensuite, vous semblez vous en prendre à une critique dogmatique… Pour ma part, je ne suis pas [p. 2] disposé à négliger la chaise pour le menuisier, mais non plus à juger la chaise jolie ou laide « en soi », comme semblent faire MM. Schwob, Albalat et Gourmont. Je la juge bien ou mal adaptée à son usage, c’est-à-dire à l’intention du menuisier et à l’anatomie des usagers. Est-ce un jugement secrètement terroriste ? — Enfin, une critique « rhétorique », telle que vous la définissez p. 867, je la regrette et l’espère à nouveau, mais ne suppose-t-elle pas d’abord une certaine unanimité spirituelle — une commune mesure vivante en tous — que notre temps ne paraît plus capable de concevoir autre que politique, — et c’est affreux… Pardonnez ce bavardage dans vos marges, et le désordre de ces remarques. — Ceci encore : L’Art poétique de Claudel ne serait-il pas un 4e « art d’écrire » ?a — J’attends la suite avec impatience.
Nous serons à Francfort jusqu’au 30 juin, et ensuite à Areuse (Neuchâtel) pour l’été. Je compte bien passer l’hiver prochain à la Celle-Saint-Cloud, où un ami me prête sa maison.