1939-12-20, Denis de Rougemont à Jean Paulhan
Le 30 décembre 1939
Je suis dans un état-major, depuis le début du mois, et dispose de mes soirées. Auparavant, il m’était pratiquement impossible d’écrire. Du 15 au 25 novembre, j’ai fait une tournée de conférences en Hollande. Vu Huizinga, qui m’a donné la traduction allemande de son dernier livre : Homo Ludens, ou le jeu comme élément de culturea. Cela me paraît très digne d’être traduit en France. Gallimard s’y intéresserait sans doute, pour la Bibliothèque des Idées. Il faudrait trouver un traducteur du hollandais.
Vous me demandiez des notes. Je vous en enverrai en janvier sur Incertitudes du même Huizinga, Homo Ludens ; et une chronique peut-être sur les Considérations de Burckhardt, parues chez Alcan l’an dernierb.
J’ai un livre terminé pour Gallimard, les Personnes du drame, dont vous lûtes il y a quelques années une première versionc. Je l’ai refait et corsé de quatre chapitres nouveaux, dont un Kafka, un Gide et un Luther. C’est sans doute mon livre le plus « personnel », encore qu’il ne parle que d’autrui, ou à cause de cela. Si vous y trouvez quelque chose pour la revue, tant mieuxd.
[p. 2] J’admire beaucoup dans le dernier numéro le sérieux et le sentiment d’Aragon, qui réussit à survivre à la débâcle communiste en faisant du Coppée sans virgules. Pas plus malin que ça ! Mais nous y sommes en plein, dans le temps des mots croisés ! Molotov nous a même expliqué que les définitions étaient interchangeables (par exemple pour le mot « agression »). C’est un perfectionnement sublime. Et qu’en dit Malraux ? S’est-il engagé quelque part ? Colonel en Finlande ?
J’ai peu de nouvelles de France.
Ici, nous préparons une résistance « finlandaise », pour le printemps ou avant. Persuadés d’ailleurs que ceux qui gagneront la guerre seront ceux qui la feront comme ne la faisant pas, — si j’ose parodier S. Paul. Mais nous serons forcés de la faire.
Pourquoi le numéro d’hommage à Gide n’a-t-il point paru ? Si vous y renoncez, ne serait-il pas possible de publier seul mon article sur le Journal ? Bien inactuel, sans doute… Mais il en faut de l’inactuel. Surtout que l’actuel n’a pas de nom, et qu’on n’a guère envie de lui en trouver un.
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