1947-07-17, Denis de Rougemont à Jean Paulhan
Hôtel du Palais d’Orsay
9 Quai d’Orsay
Le 17 juillet 1947
9 Quai d’Orsay
Le 17 juillet 1947
Cher ami,
Merci encore d’être venu ici, et merci pour ce que vous m’avez apporté, que j’ai lu aussitôt après votre départ avec une vraie joie. Votre visite a illustré pour moi, très exactement, ce que je voulais vous dire sur patrie ou nation (définitions à revoir). Tout d’un coup, je me suis aperçu que vos textes sont ce que le mot France représente quand je me le dis ou le pense, — parce qu’ils le sont sans le dire, comme invisiblement, donc sans me gêner un seul instant. Toutes les « manifestations françaises » m’éloignent, faussent la France à mes yeux, me font douter de (ou m’interroger sur) mes raisons de l’aimer. Dans vos textes, je me sens rassuré. Voilà exactement ce pays qui pour moi — comme pour les Français — va de soi, est cet ensemble à ne pas définir de valeurs à partir de quoi l’on juge, partout où il y a de la culture, si bien qu’on n’a plus à voir que les personnes, à discuter que leurs idées, leurs variations individuelles. La question de confiance étant constamment
[p. 2] écartée parce que la confiance est accordée comme la vie même. (Chez Aragon, non.)
La citation des « mystiques » que vous m’avez écrite en dédicace, je la fais mienne autant que vous l’avez faite (ou recréée). C’est dans ce sens que je me suis opposé à Benda, à Genève l’an derniera. Cela résume pour moi tout le fédéralisme opposé aux nationalismes, mais aussi à la manie unificatrice, — jacobine, rationaliste, totalitaire.
Les conclusions de La Paille et le Grain me paraissent ce que l’on a écrit de plus sensé, de plus digne, de plus opportun, sur l’état présent de la France et le rôle qu’elle tient dans le monde, modeste et capital (l’un à cause de l’autre).
Affectueusement à vous.
Denis de Rougemont