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XVI
Le goût de la guerre

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Enfin ! Après quinze lettres nous y sommes. Je tiens l’aveu : « Que voulez-vous, j’aime l’armée ! », écrivez-vous.

Je m’en doutais un peu. Et que c’est plus fort que vous. Et que votre amour blessé vous oblige à penser que mes arguments sur les nations, la paix, la Bombe, et le colonel, procèdent d’un esprit subversif, imbu de paradoxes et vaguement diabolique ; d’un mot : antimilitariste.

Vidons en quelques mots cette querelle démodée, mais qui peut nous mener à certaines conclusions plus importantes et actuelles.

J’ai aimé l’armée, moi aussi, comme presque tous les hommes parce qu’ils en sont, et les femmes parce qu’elles n’en sont pas. C’est le jeu par excellence des grandes personnes, avec l’amour qui est du même ordre, et qui lui emprunte d’ailleurs ses métaphores. En perdant les armées, je le sais mieux que vous, les hommes perdront quelques vertus et quelques vices de caractère dont ils ne se montraient pas peu fiers, et que les femmes ont [p. 136] longtemps honorés. Ces vices et ces vertus se trouvent sans emploi depuis que la cavalerie tout d’abord mise à pied, s’est vue motorisée sans réplique, puis tractée, puis parachutée, en attendant d’être catapultée et finalement atomisée, tout cela par les soins de simples mécaniciens, dirigés par des ingénieurs, lesquels ne font qu’appliquer les formules d’intellectuels à lunettes.

Tels sont les faits, ma chère, et peu importe à l’argument que je développe dans ces lettres, de savoir si j’aime ou n’aime pas le métier des armes : il ne sert plus à rien. Pleurons-le brièvement, séchons nos yeux et regardons vite ce qui se passe aujourd’hui. C’est très pressé.

Il se passe que les militaires refusent d’en démordre d’un poil et de rien comprendre à la Bombe. Elle augmente l’importance de l’infanterie, dit un général d’infanterie. Elle rend les armées de terre inutiles, réplique un amiral, mais elle décuple l’importance de la marine. Seule l’aviation demeure indispensable, déclare un maréchal de l’air, car c’est elle qui portera ou abattra la bombe. (Quand chacun sait que la bombe sera catapultée, ou simplement envoyée par la poste.) Et tous en chœur proclament, comme votre colonel, [p. 137] qu’il est « inopportun et même prématuré de clamer que les armées ont fait leur temps ».

Or ces messieurs parlent ainsi, dans les mêmes termes, depuis que le monde est monde et qu’ils y sont chargés d’assurer l’ordre. Le fait est que l’invention de la poudre, loin de rendre inutiles leurs services, a permis la guerre de Trente Ans. Et je vois bien que le système de l’armée populaire, trichant avec les règles du jeu que jouait encore le maréchal de Saxe, a permis les campagnes de Napoléon. Et il est vrai que les bombardiers lourds ont tué beaucoup plus de civils que de militaires, ce qui a permis la guerre dont on dit que nous sortons. Et je ne nierai pas que, jusqu’à nos jours, toute arme nouvelle ait trouvé sa parade, pour le grand soulagement des stratèges. Et j’avoue qu’à chaque fois les pacifistes ont fait les mêmes déclarations inopportunes, prématurées et utopiques, risquant ainsi de saper le moral des cadres. Voilà pourquoi, si je crie « au loup ! » le colonel me traite d’élément de désordre, et pense que l’argument suffit.

Pourtant mon raisonnement se tient :

1. Ce sont des savants, non des généraux, qui ont construit la bombe. 2. Ces savants affirment et prouvent qu’il n’y a pas de parade [p. 138] imaginable, cette fois-ci. 3. Or ils seraient seuls capables d’en trouver. 4. Donc les généraux ont tort, même s’ils ont eu cent fois raison dans le passé.

D’où il résulte logiquement tout ce que je vous ai dit dans mes précédentes lettres au sujet des armées, des frontières, des nations souveraines et du pouvoir mondial.

Maintenant, pour quelles raisons d’apparence mystérieuse refuse-t-on de se rendre à de telles évidences ? Et d’en tirer les conclusions urgentes ?

Je sais pourquoi. Tenez-vous bien : c’est parce que la guerre nous plaît, et que nous sommes portés par cette passion à nous rendre sourds et aveugles devant tout ce qui menace de la rendre impossible. Ainsi nous défendons l’idée de nation souveraine parce qu’au secret de notre conscience elle est liée à l’idée de guerre. Des millénaires de guerre nous ont intoxiqués. Et la fureur instantanée que provoque, chez beaucoup, l’idée de désarmement, ne s’explique point par des raisons, qu’ils refusent d’ailleurs de donner, mais par une passion pure et simple, qu’ils n’oseraient pas même s’avouer.

J’insiste sur ces derniers mots. Notre goût de la guerre est si bien refoulé que tous, sans [p. 139] exception, jurent qu’ils n’aiment que la paix. Si c’était vrai, il n’y aurait pas de guerres.

J’écrivais là-dessus, il y a deux ans déjà, une page que je vais vous recopier plutôt que de la paraphraser :

« Viendra la paix…

Et peut-être vient-elle pour des siècles. (Il y aura trop d’avions du même côté.) Mais comment l’homme compensera-t-il l’absence de guerre ? Voici la tragédie nouvelle : nous avons tout prévu contre un futur Hitler, rien contre son absence, pourtant certaine. Et c’est la chance du diable pour demain.

Hitler battu, nous n’aurons plus d’Ennemi. Une dimension de la vie nous fera défaut. Imaginons les conséquences de cette déception planétaire.

Le seul type d’héroïsme que l’Occident ait su concevoir (depuis qu’il n’allume plus de bûchers pour les chrétiens et que ceux-ci tolèrent les hérétiques) c’est la mort sous les balles pour la Patrie ou le Parti. S’il n’y a plus de guerres, qui fera des héros ? Qui réveillera le sens du sacrifice ? Pour qui ? Pour quoi ? Jamais l’humanité ne fut moins préparée pour la paix, car jamais elle ne fut plus dépourvue de respect pour les vertus que l’esprit seul sait porter jusqu’au paroxysme. [p. 140] Et comment vivre s’il n’y a plus de paroxysmes ?

La guerre était pour nous la grande permission, le grand ajournement de nos problèmes, la justification par l’opinion publique de l’irresponsabilité universelle. Nous l’aimions sans le savoir, pour une raison précise : elle était l’état d’exception proclamé sur la terre entière et dans tous les domaines de l’existence publique. Elle figurait pour nous l’équivalent de la Fête chez les peuples anciens, elle en avait les attributs les plus aisément reconnaissables : renversement des lois morales (tu tueras, tu voleras, tu diras de faux témoignages avec honneur) ; suspension du droit ; dépenses sans limites ; sacrifices humains ; déguisements ; cortèges ; déchaînement de passions collectives ; disqualification temporaire des conflits individuels. Je parle d’un état d’exception comme on dirait état de siège ou état de grâce. Telle la Fête chez les primitifs, la guerre était le « Grand Temps » de l’humanité moderne, la seule excuse que notre esprit pût accepter pour suspendre le cours d’une existence de plus en plus conforme aux prévisions des grandes compagnies d’assurances.

Quelle fête immense faudra-t-il à ce siècle [p. 141] pour lui faire oublier son goût de la guerre ? Quels drames nouveaux pour remplacer, sur la scène vide, l’Ennemi déchu ? »

Au lieu de la Fête, nous avons eu le Drame. Ou plutôt nous allons l’avoir. Deux grands coups ont été frappés, annonçant le lever du rideau. Encore un, plus qu’un seul, — et puis probablement… mes lettres n’auront plus d’objet.