Première lettre
Messieurs les députés européens,
Vous êtes ici pour faire l’Europe, et non pour faire semblant de la faire. Faire l’Europe signifie la fédérer, ou bien ne signifie pas grand-chose. Comment fédérer des nations qui se croient encore souveraines ? Voyons l’Histoire. Les Suisses ont réussi : voyons la Suisse.
Tout le monde croit l’avoir vue et s’en va répétant qu’il a fallu plus de cinq-cents ans pour sceller son union fédérale. Tout le monde se trompe. Il a fallu neuf mois. En voici le récit exact.
Au début de 1848, la Confédération n’était qu’un Pacte d’alliance entre vingt‑cinq États absolument souverains. Point de citoyenneté suisse, point de liberté d’établissement ou d’échange commercial entre cantons, point d’unité monétaire, point de représentation des peuples. Un seul organe commun, la Diète, sorte de Comité des ministres, composé de plénipotentiaires agissant au nom des États et prenant leurs rares décisions à la majorité des trois quarts. Pratiquement : le veto paralysant un corps consultatif aux compétences [p. 8] douteuses et jalousement restreintes ; les barrières douanières multipliées à l’intérieur, nulles à l’extérieur, l’impuissance devant l’étranger et même devant la guerre entre les États membres.
Niera‑t‑on que ce fût là, trait pour trait, un état comparable à celui de notre Europe, sauf pour le péril extérieur, qui n’était rien au regard de celui que nous courons ?
Une partie de l’opinion réclamait une Autorité fédérale, dotée de pouvoirs limités mais réels. Rien d’autre, en vérité, ne pouvait assurer l’indépendance du pays. Mais la Diète, les États et leurs experts voyaient dans le mot souveraineté la réponse décisive à cette « chimère ». Le bon sens dénonçait l’invivable chaos entretenu par les barrières douanières. La routine rétorquait, chiffres en main, que la liberté d’échanges ne manquerait pas de causer quelques dommages locaux. C’était répondre, aux utopistes qui proposaient d’éteindre l’incendie, que l’eau peut abîmer les meubles.
II y eut une guerre civile entre cantons, qui fit voir l’impuissance du Pacte. Il y eut un long branle‑bas de sociétés, de mouvements, de projets, de discours et de vœux. À la faveur de cette agitation, un petit groupe de jeunes chefs enthousiastes fit adopter par la Diète le principe d’une révision profonde du pacte.
En 1847, notons‑le, rien ne semblait « praticable » [p. 9] aux yeux des réalistes. (Nous en sommes là en 1950.) La décision survint l’année suivante.
Le 17 février 1848, la Commission de révision — nommée par la Diète dans son sein et au-dehors — se réunit pour la première fois. Elle décide de siéger à huis clos cinq fois par semaine. Le 8 avril, elle termine ses travaux, dont elle soumet les résultats aux vingt‑cinq États souverains. Le 15 mai, la Diète est saisie du projet, qu’elle adopte le 27 juin. Pendant le mois d’août, le peuple vote dans les cantons. Le 12 septembre, la Diète proclame que la Constitution est acceptée par près de deux tiers des États et plus de deux tiers des citoyens votants. Le 16 novembre, le premier Conseil fédéral, organe exécutif, entre en fonction. Le drapeau suisse est arboré à côté des drapeaux des cantons.
Aucun des troubles graves, aucune des ruines prévues et dûment calculées ne se produisirent. L’essor que prit la Suisse, dès cet instant, n’a pas fléchi durant un siècle.
Messieurs les députés, neuf mois avaient suffi pour fédérer 25 États souverains. Pensez‑vous que l’Histoire vous en laisse beaucoup plus, pour unir vos États dans un plus grand péril ?
Vous me direz que l’Europe est plus grande que la Suisse ; qu’il fallut une bonne guerre pour briser le tabou des souverainetés cantonales absolues ; que les cantons suisses vivaient [p. 10] ensemble depuis des siècles ; que les problèmes économiques sont plus complexes ; et qu’on ne peut comparer, sans offense, nos modestes sagesses et les folies sublimes des grandes Nations contemporaines.
Mais il n’est pas exact que l’Europe d’aujourd’hui soit plus grande que la Suisse d’alors : vous êtes venus de Stockholm à Strasbourg — ou de Rome, ou même d’Ankara — en moins de temps qu’il n’en fallait, il y a cent ans, pour aller de Genève ou des Grisons à Berne. Pour la guerre entre vos pays, les deux dont vous sortez suffisent. Nos Nations vivent ensemble depuis autant de siècles, et souvent davantage, que nos cantons. Leurs sorts ne sont pas moins liés, si vous regardez l’Europe dans l’ensemble du monde. Vos cordons de douanes ne sont pas plus nombreux, ni moins strangulatoires, que ne l’étaient les nôtres. Et vos économies ne sont pas plus disparates que celles de Zurich, par exemple, et de ses petits voisins paysans. Les sombres prévisions des réalistes quant aux effets d’une union « trop rapide » remplissaient nos journaux, il y a cent-trois ans : il n’en est pas une seule qui se soit vérifiée, mais pas une seule non plus qui ne reparaisse dans la bouche même de ceux qui affirment que nos réalités sont tellement différentes… Certes, comparaison n’est pas raison, mais quand les raisons de ne rien faire restent les mêmes quoi qu’il arrive, c’est qu’elles traduisent une certaine forme d’esprit, [p. 11] une cécité partielle devant les leçons de l’Histoire, que j’ai plus d’une raison de nommer le daltonisme politique.
Messieurs les députés, n’oubliez pas la Suisse : elle existe en dépit de tous les arguments qu’on oppose aujourd’hui à l’Europe. Son exemple vivant tend à nous démontrer que la solution fédéraliste n’est pas seulement praticable en principe, mais pratique. C’est assez pour que j’ose vous supplier d’y réfléchir quelques minutes. La Suisse s’est unie en neuf mois. Il vaut la peine de s’arrêter devant ce fait, pour mieux se persuader qu’on peut aller très vite. Car le temps fait beaucup à l’affaire. Celui que vous n’auriez pas, Staline le prend : c’est le temps de méditer avant d’agir. Mais celui que vous risquez de perdre, cet été, soyez bien sûrs qu’il le retrouvera : c’est le temps de modifier non pas des paragraphes mais l’ordre de bataille de l’Armée rouge.