Suite des Méfaits (1972)
Écrit d’un jeune homme en colère, aussi injuste qu’un pamphlet doit l’être, j’ai le triste plaisir de constater que mon texte n’a pas vieilli, parce que l’École n’a pas changé. C’est du moins ce que m’incitent à croire les descriptions récentes qu’on en publie, et les jugements portés sur elle par ses critiques les plus sérieux et par ses usagers, élèves et maîtres.
Je la traitais de simple « machine à fabriquer des électeurs », de « rêve rationnellement organisé » à la mesure des « piliers du régime » et à seule fin de conditionner les jeunes esprits dans le sens requis par l’État. Pierre Emmanuel écrit aujourd’hui ceci :
L’Éducation nationale est à l’image exacte du système étatique dont elle est l’un des compléments vitaux 17.
Loin de partager l’illusion d’un Victor Hugo 18, d’un Grundtvig, je décrivais l’École comme une prison ou une caserne, et dénonçais la « conception pénitentiaire » de sa discipline. Pierre Emmanuel [p. 70] parle d’une « longue incarcération » et d’une « école-caserne », abstraitement omnisciente, uniforme et centraliste, enrégimentant, pour les couper du monde, des générations entières pour des périodes de dix ou vingt années… » J’écrivais qu’elle « punit froidement la spontanéité et l’invention » et « perpétue le manque d’imagination » ; Pierre Emmanuel l’accuse à son tour d’assassiner la poésie par ses « explications de textes ».
J’observais que les instituteurs « ne sont jamais sortis de l’école » et que du « bon élève » à l’instituteur la différence n’est qu’une question d’âge, non d’expérience de la vie ; et j’entends un jeune professeur de lycée parisien dire de ses confrères : « Ils ont choisi l’enseignement pour fuir, dirait-on, les difficultés de la vie. Ils ont passé de l’état de brillants élèves à celui de professeurs érudits. En somme, ils n’ont jamais quitté l’école » 19.
Je parlais d’une « vaste distillerie d’ennui », d’une « puissance de crétinisation lente » dont le seul but était le « rendement » et la vraie religion, celle de la production. Le 28 mars 1972, un élève du Gymnase de Lausanne monte en chaire à la Cathédrale, au cours d’une cérémonie de promotions, et s’écrie : « Nous voilà au terme de six à sept ans d’efforts [p. 71] inutiles, gratuits souvent. Nous avons accompli cette période dans ce sentiment d’ennui total qui caractérise les écoliers. Nous nous ennuyons continuellement… Qu’est-ce qu’ils ont à vouloir nous abrutir dans cette société basée sur le seul profit de l’argent ? »
Après l’élève, l’Enseignant.
Dans le petit livre publié en 1971 par un instituteur français20, je retrouve les thèses les plus insolentes de mon pamphlet de 1928.
Toutes les écoles sont de parfaits abattoirs où des fournées de gosses vont quotidiennement se faire socialiser, encadrer, régimenter, en un mot « é d u q u e r ». Ces lugubres endroits, ces temples de la docilité, de l’abdication et de l’esclavage mystifient encore une foule innombrable de gens, d’éducateurs, de parents… Basée sur l’humiliation, la répression, l’égalisation de tous en êtres uniformes… l’Éducation apparaît comme un des meilleurs piliers de nos sociétés, un des meilleurs garants du Pouvoir… Le Pouvoir enfante l’Enseignant. Les Enseignants enfantent le Pouvoir.
Enfin, l’Arbitre scientifique, après les deux intéressés au premier chef.
Au terme d’une enquête 21 qui a porté sur 7000 élèves, le professeur G. Vincent, de l’Institut d’études politiques de Paris, constate que l’École d’aujourd’hui [p. 72] « émascule l’imagination » et au surplus le fait à dessein, « parce que si l’on développait l’imagination dans un système d’éducation, on multiplierait les anomiques et les contestataires. Le monde n’a pourtant avancé que par eux… ». Et contre la volonté scolaire d’imposer le même rythme et le même ennui disciplinaire à tous, il envisage comme probable que « dans les dix ou quinze années qui viennent… toutes les idéologies sous-entendues par une aspiration égalitaire soient remises en cause » 22.
Faut-il vraiment que l’École ait peu changé pour provoquer des réactions aussi peu différentes, par le ton et les thèmes, de celles de mon pamphlet quadragénaire !
« Mais alors ? direz-vous, (tel que je me connais) oserez-vous prétendre qu’il faut détruire l’École ? »
Je le disais implicitement. Ivan Illich, aujourd’hui le proclame 23. Car, écrit-il, « le système scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart des hommes une entrave au droit à l’instruction ».
[p. 73] En effet, l’École s’est chargée — ou plutôt : l’État l’a chargée — de l’ensemble des attributions qui furent naguère celles de l’Église et de la Morale publique et de la Famille, en plus de celles du maître ès arts. « Elle est la gardienne des enfants, elle a la charge de la sélection, de l’endoctrinement, de l’instruction » (p. 51). Elle repose sur trois postulats : « Les enfants doivent aller à l’école ; ils apprennent à l’école ; l’école est le seul endroit où ils puissent apprendre. » Mais confondre l’éducation et la scolarité obligatoire « c’est confondre le salut et l’Église ». (p. 27) L’École est devenue la religion de l’État-nation. (p. 27) Elle doit en inculquer les dogmes, tels que celui de la « fidélité inconditionnelle à l’idéologie de la croissance économique ». (p. 115) À cette fin, « les enfants deviennent de plus en plus une sorte de ressource naturelle, dont le traitement revient aux écoles, afin qu’ils soient prêts à être absorbés par la machine industrielle ». (p. 114) 24
Mais l’École s’est laissé étatiser, l’État en retour s’est laissé scolariser, et toute la société en subit les effets. « On peut dire que de nos jours, non seulement l’éducation, mais la réalité sociale elle-même, se sont scolarisées. » (p. 13)
Un cercle vicieux s’institue (dès la fin du xixe [p. 74] siècle) : « La sagesse institutionnelle nous dit que les enfants ont besoin de l’école. Elle nous affirme qu’ils s’y instruisent. Mais cette sagesse, d’où la tenons-nous, sinon des écoles ? » (p. 56)
Ivan Illich propose alors trois thèses :
— « La Société est susceptible désormais d’être déscolarisée. » (p. 9)
— « Nous avons maintenant besoin d’une séparation de l’État et de l’École. » (p. 27)
— Il faut remplacer l’École par « des structures qui mettent les hommes en rapport les uns avec les autres et permettent, par là, à chacun, de se définir en apprenant et en contribuant à l’apprentissage d’autrui ». (p. 122)
C’est sur la première thèse que je bute ; si convaincu que je sois de la nécessité de libérer l’homme des modes de vivre, d’agir et de penser conditionnés par nos écoles, je ne crois pas que notre société soit « susceptible » d’être déscolarisée. Si elle le pouvait, ce serait une autre société.
On ne changera pas l’École sans changer l’État qui l’a faite. Or, les hommes de l’actuelle société, ceux qui pourraient changer l’État, ont été formés par l’École pour le servir : ils n’admettront jamais l’idée de modifier ses structures centralisées, ni par suite les finalités nationales de l’Éducation. L’utopie de l’État rénové, contrairement à ce que chacun croit, est réalisable en pratique, mais impossible en [p. 75] imagination. L’obstacle est dans les têtes, non dans les faits.
Quant à séparer l’École de l’État, qui pourrait le faire aujourd’hui ? Ni l’État, qui s’y refuse évidemment, ni la société qu’il a scolarisée à son profit.
Si donc la forme de l’État vient un jour à être changée, cela ne pourra se produire que par l’intervention de facteurs économiques ou écologiques absolument indépendants à la fois de l’État et de l’École, et qui imposeront une redistribution des pouvoirs et niveaux de décision, au-delà et en deçà des États nationaux, vers l’Europe et vers les régions — syndicats formels de communes autonomes. Alors seulement l’École pourra redécouvrir ses finalités véritables, qui sont universelles et personnelles.
Illich est convaincu que l’homme naît bon, mais que l’École étatique le corrompt. Livré à lui-même, en revanche, l’homme n’aurait pas de plus cher désir que de s’instruire et de se laisser éduquer. Il le ferait beaucoup mieux avec l’aide de camarades compétents ou d’aînés, que par obligation scolaire. Un système de location facile des instruments éducatifs, doublé d’un réseau d’appels à ce que je m’excuse de nommer des call boys scientifiques, [p. 76] permettrait l’acquisition plus rapide, plus vivante et plus efficace des connaissances qui peuvent aider un homme à se réaliser, à devenir soi-même — plutôt qu’un rouage producteur et un client consommateur.
Je coïncide intégralement avec les intentions d’Illich, et avec ses critiques de l’École actuelle, souvent anticipées par mon pamphlet.
Je crains pourtant qu’une société occidentale subitement déscolarisée — par miracle ou par accident imprévisible — ne tombe en proie aux modes successives propagées par les mass médias, ne succombe aux slogans partisans, et ne se voie livrée sous peu à toute espèce de chefs de gangs économiques, intellectuels, religieux ou sadiques, jouant sur le besoin moderne d’autorité sécurisante.
Ces craintes, je le reconnais, ne sont guère moins arbitraires et guère moins sujettes à caution que les espoirs d’Illich, ou de certains gauchistes, ou de l’École nouvelle sous toutes ses formes.
« Notre enseignement est irréel. Il se condamne à l’échec parce qu’il continue de proposer les images et les mythes d’une société qui n’est plus la nôtre. Il rend nos enfants méfiants à l’égard de ce qui sera la réalité de leur vie. »
[p. 77] Ainsi parle, à Paris, le plus récent ministre de l’Éducation nationale 25. Faut-il croire que le problème a mûri ?
On me presse de dire sans plus attendre « ce que je mettrais à la place » de l’École dénoncée comme irréelle, ou de l’aimable anarchie proposée par certains de ses adversaires. J’avoue que je n’en sais rien encore, conditionné que je suis par le système qu’il s’agirait précisément d’éliminer.
Avant d’imaginer l’École de demain, il faudra surmonter l’éducation d’hier. Toute la difficulté de l’opération peut se mesurer à celle que vous éprouverez en lisant ces lignes d’Illich, qui décrivent l’élève moderne :
… Son imagination, soumise à la règle scolaire, se laisse convaincre de substituer à l’idée de valeur celle de service : qu’il imagine, en effet, les soins nécessaires à la santé, et il ne verra d’autres remèdes que le traitement médical ; l’amélioration de la vie communautaire passera par les services sociaux ; il confondra la sécurité individuelle et la protection de la police, la lutte quotidienne pour survivre et le travail productif. Santé, instruction, dignité humaine, indépendance, effort créateur, tout dépend [p. 78] alors du bon fonctionnement des institutions qui prétendent servir ces fins, et toute amélioration ne se conçoit plus que par l’allocation de crédits supplémentaires aux hôpitaux, aux écoles et à tous les organismes intéressés.
Que pourrions-nous imaginer d’un régime idéal de l’École pour demain ? J’ai indiqué la seule hypothèse prospective qui me paraisse utilisable : l’avenir de l’École sera lié — comme le fut sa genèse — au sort de l’État national.
Napoléon crée le modèle de la nation centralisée en vue de sa mobilisation rapide par l’appareil de l’État. Il s’agit d’aligner les corps par la conscription universelle et obligatoire ; les esprits par l’instruction publique et obligatoire ; et les curiosités par la presse dirigée qui s’alimente aux seules agences nationales. Ces trois ambitions jacobines, longuement combattues par tous les libertaires, finissent par triompher, presque en même temps, dans presque tous les pays de l’Europe, peu après 1880.
Les deux guerres mondiales de 1914 et 1939 sont les résultantes nécessaires du stato-nationalisme et elles le renforcent par rétroaction. Soit que l’État s’avoue franchement totalitaire, ou qu’il se donne encore pour libéral, l’École devient un instrument [p. 79] de conditionnement économique et militaire. Si l’État exige que tous les enfants soient scolarisés, c’est parce qu’autrement il y aurait déficit dans la main-d’œuvre ou dans les effectifs, d’où retard (par rapport au voisin) dans la production industrielle (diminution relative du PNB), ou affaiblissement du « prestige » national, au bénéfice d’un certain « bonheur » qui risquerait de faire envie à d’autres…
Mais à mesure que les régions, surtout transfrontalières, se constituent, les données de base de l’École deviennent susceptibles de modification. Voici comment :
Les régions sont formées quant à leur territoire et à leur administration, par des syndicats de communes librement associées en vue de résoudre tel problème et de gérer telle fonction publique, sociale, économique, éducative, écologique, énergétique, etc. En devenant responsables, les communes se libèrent de la tutelle centrale, stato-nationalisante. Elles permettent et appellent enfin la participation des citoyens. Les conditions d’une vraie communauté étant ainsi restituées, une intégration plus éducative et plus heureuse des activités d’instruction à la vie de la cité devient praticable. Et alors, une École nouvelle peut se créer selon les besoins réels de la communauté, mais aussi de la formation des personnes, — dans la tension féconde, et qu’il faut assumer, entre ces deux finalités.
[p. 80] Tout cela, pour plus tard, si l’Europe se fédère. Pour aujourd’hui, nous ne pouvons ni savoir ni voir clairement ce que sera l’École demain. Nous pouvons seulement reconnaître que le fait de forcer tous les enfants, six heures par jour pendant huit ans et quels que soient leurs dons ou leurs désirs, à suivre le même cours d’étude, dans les mêmes branches et sans bouger, est une bien trop longue brimade, une torture, à la limite, pour les meilleurs. L’école est devenue synonyme de malheur quotidien pour des millions d’enfants.
Nous pouvons dénoncer l’inefficacité — et cependant la nocivité — de ce système ; mais non pas décrire le système qui, un jour, permettra d’animer la société même dont il sera l’expression, tout en ayant contribué à la former, — par rétroaction circulaire mais inverse du cercle vicieux.
Anticipant et préparant comme à tâtons des changements aussi peu prévisibles que les chefs-d’œuvre des arts à venir, avançons quelques suggestions et commentaires dont l’utilité et la gratuité se révèleront peut-être un jour complémentaires.
Il est clair qu’on apprend beaucoup plus vite, dans le bonheur et l’excitation, avec des amis qu’à l’école ; avec n’importe qui d’accidentel ou de [p. 81] clandestin qu’avec un « enseignant » professionnel. J’ai dit comment j’avais appris à lire en trois semaines, et comme j’ai dû payer cela pendant toutes mes années d’école primaire.
Benjamin Constant, dans Le Cahier rouge, raconte que son premier précepteur, un Allemand, avait eu « une idée assez ingénieuse, c’était de me faire inventer le grec pour me l’apprendre. Il me proposa de nous faire à nous deux une langue qui ne serait connue que de nous ; je me passionnais pour cette idée. Nous formâmes d’abord un alphabet, où il introduisait des lettres grecques. Puis nous commençâmes un Dictionnaire, dans lequel chaque mot français était traduit d’un mot grec. Tout cela se gravait merveilleusement dans ma tête, parce que je m’en croyais l’inventeur… J’étais alors âgé de 5 ans. »
Et voilà qui confirme Illich, si l’on admet toutefois que les meilleurs esprits présentent autant d’intérêt que les esprits moyens — ce que nie systématiquement l’École primaire.
Il serait donc possible, et l’on en voit le profit, de raccourcir de moitié ou des deux tiers la durée des études immobiles, et de consacrer tous les [p. 82] après-midi (à l’exemple de l’école chinoise) à des travaux pratiques aux champs, en ville ou à l’usine.
La vieille histoire de l’alignement sur le dernier cargo n’a pas de sens dans une classe d’école : le dernier de la classe et le premier n’ont pas la même destination.
« Le jour viendra — et peut-être est-il déjà venu — où les enfants apprendront beaucoup plus vite au contact du monde extérieur que dans l’enceinte de l’école… Les innovateurs en matière de scolarité se plaisent à raconter que les enfants de l’école maternelle passent leurs récréations à discuter vitesse, rayon d’action et caractéristiques de vol du dernier avion supersonique, après quoi ils retournent en classe « aligner encore quelques-uns de ces bons vieux bâtons… » (Marshall McLuhan, Mutations.)
S’il nous faut conserver l’école actuelle, pour un temps, nous pouvons demander au moins qu’elle offre un cadre au lieu de l’imposer, et qu’elle cesse d’exiger que tous les élèves marchent au même pas minuté. Si l’un sait déjà lire, qu’on l’avance d’une classe, puis s’il sait écrire plus vite et mieux que les autres, de deux ou trois, etc. Qu’on le laisse trotter à son pas, galoper s’il le peut à travers les programmes, bride sur le cou.
[p. 83] Mais l’École se replie sur elle-même et se prend pour sa propre fin, c’était fatal.
Qu’est-ce qu’un enseignant ? C’est un enseigné qui se lève au premier rang pour monter sur l’estrade et s’asseoir dans la chaise du professeur. Il n’a rien vécu entre-temps.
Et à quoi servent les diplômes ? « Disons-le : l’enseignement a pour objectif réel le diplôme. Le diplôme est l’ennemi mortel de la culture » (Paul Valéry). Car la fin du diplôme n’est pas la connaissance, ni la sagesse, ni l’art ou science d’un équilibre dynamique ou d’une morale, mais l’accès à une profession qui profite à la Société, c’est-à-dire au Produit national brut et aux divers services de l’État central.
Pourquoi faut-il absolument que tous fassent la même chose et en même temps ? Pourquoi cette discipline de la classe qui n’est nullement une discipline de l’esprit ? Cette « correction » contraire à tout sens créateur — et qui consiste à ne pas « dépasser » quand on colorie une image ?
Pourquoi faut-il réduire l’enfant — considéré comme une matière première — à la docilité de l’uniformité ?
Parce que le but tacite et dernier de l’École est [p. 84] de former des agents d’accroissement du PNB, si l’on est aux États-Unis ; des sujets obéissants d’une nation prêts au sacrifice militaire, si l’on est en Europe de l’Ouest ; ou enfin des militants conditionnés dans les pays totalitaires. (Ces trois motivations existant à vrai dire partout, mais assez inégales.) Quel que soit le régime régnant, capitaliste ou socialiste d’étiquette, c’est encore l’État qui domine, expression nécessaire de la classe bourgeoise selon Karl Marx, et cependant pareil en Russie soviétique à ce qu’il est dans nos démocraties, républicaines ou monarchiques d’ailleurs — expliquez cela.
Je ne disais que du mal de la Démocratie dans ces Méfaits. Notez que le maréchal Staline n’en a jamais dit que du bien. C’est donc assurément de la même chose que nous parlions. Mais était-ce le fait d’un « fasciste » ou d’un « réactionnaire » que de l’attaquer ?
Anarchistes, gauchistes et scientifiques, conservateurs et progressistes de tous bords s’accordent aujourd’hui pour critiquer non pas l’égalité devant la loi, mais l’égalitarisme, l’uniformisation, l’alignement sur le dernier cargo et l’accroissement systématique de l’entropie, c’est-à-dire très précisément ce que j’appelais en 1928 « démocratie ».
[p. 85] Il est clair que le mot peut avoir d’autres sens, supporter d’autres définitions, notamment dans mes propres écrits, depuis ce temps-là…
Rousseau, suivi en cela par Proudhon, a soutenu que la vraie démocratie n’est concevable et pratiquée en fait que dans les petites communautés. « Plus l’État s’agrandit, plus la liberté diminue… Le gouvernement démocratique convient aux petits États… ceux où le peuple est plus facile à rassembler. » 26 Plus un État est populeux, plus le pouvoir doit y être concentré. À la limite, il faut un dictateur.
Et ceci nous ramène aux régions, fondées sur les communes, seuls groupes « démocratiques ».
Car démocratie signifie ou bien passivité de la plèbe, représentée par le tyran qu’elle plébiscite à 99 % des voix ; ou bien participation active des citoyens à la vie de leur communauté.
Or, la communauté n’est pas réelle au niveau de l’État-nation, mais bien plus haut — l’Europe, le Monde — ou bien plus près — la région, la commune.
Si l’on veut que le citoyen participe à la vie [p. 86] publique, en tant qu’homme libre et responsable, il faut lui en donner les moyens ; qui sont d’abord une ou plusieurs communautés réelles, ensuite l’information requise pour y agir.
La Déclaration finale votée par la première Assemblée des régions frontalières, au Conseil de l’Europe, en juillet 1972, demande deux choses que je tiens pour décisives :
« Régionaliser aux degrés primaire et secondaire l’enseignement de la géographie, de l’histoire et de l’écologie et, partant des réalités proches et visibles, aboutir à une prise de conscience de la communauté de culture des Européens, ouverte sur le monde ;
« Introduire dans l’École l’enseignement des réalités économiques et sociales, qui se trouvent être, comme les réalités écologiques d’ailleurs, les plus propres à faire comprendre la nécessité de la coopération régionale transfrontalière. » 27
L’enseignement vivant de l’écologie, « partant des réalités proches et visibles », me paraît le plus propre à déclencher le processus de la révolution [p. 87] sociale et scolaire que j’appelle : elle n’est ni de gauche ni de droite, elle n’oppose au profit sacralisé que l’honneur et le bonheur humain, et c’est d’elle que dépend l’avenir non seulement de l’École mais de l’Europe et du Monde. Je la résume en une seule phrase :
Le civisme commence au respect des forêts.
Les amish, membres d’une secte américaine d’origine hollandaise, suisse, alsacienne et rhénane, arrivés aux États-Unis en 1680, refusèrent d’envoyer leurs enfants à l’école, comme la loi veut les y obliger. Ils viennent de remporter une première victoire, après des décennies de procès régulièrement conclus à leurs dépens : « Attendu que l’État du Wisconsin n’a pas prouvé que l’éducation scolaire officielle était indispensable pour faire un bon citoyen… », la Cour suprême acquitte un père accusé d’objection scolaire.28
Les amish vont pouvoir élever leurs enfants dans leurs propres écoles, qui ressemblent à ce que demande Ivan Illich : une classe unique, les [p. 88] aînés aidant les plus jeunes à apprendre à lire, à compter, à écrire en calligraphie, à parler l’anglais et l’allemand, à observer les lois de l’hygiène et à connaître l’Évangile. La communauté des amish produit tout ce dont elle a besoin et refuse le tracteur et l’auto. Le président de la Cour suprême des États-Unis a prêté une oreille attentive au rapport des autorités locales : « Jamais, de mémoire d’homme, un amish ne comparut devant un tribunal pour un délit autre que le refus d’envoyer ses enfants à l’école. »
On peut lire dans les attendus du jugement de la Cour suprême :
Une façon de vivre qui nous paraît étrange et même erratique, mais qui n’interfère pas avec les droits ou les intérêts d’autrui, ne saurait être condamnée parce qu’elle est différente. Et rien ne nous permet de présumer que la majorité actuelle a raison de vivre comme elle vit et que les amish ont tort de mener leur vie comme ils la mènent…
Je tiens ces phrases pour simplement sublimes.
À Ferney, juillet 1972.