Institut de recherches sociologiques

Un-e chercheur-se, une image

La canne de Monsieur Stämpfli - par Marie Bieler

Cette photo a été prise lors de ma seconde visite dans l’appartement de Monsieur Stämpfli[1] qui se déplace actuellement avec une canne simple offerte par son ex-compagne. Durant ma première visite chez ce participant j’avais déjà repéré et photographié cet auxiliaire de marche. En le questionnant sur les conditions d’entrée de ce type d’objet dans son quotidien, Monsieur m’a expliqué avoir décidé lui-même d’utiliser une canne. Il a fait ce choix de son propre gré après avoir subi sa cinquième opération du dos, suite à laquelle il sentait en effet qu’il était moins stable lorsqu’il marchait.

Étant à la fois très bricoleur et amateur de brocantes, il s’est alors lancé dans la fabrication de ses premiers prototypes de cannes simples, en recyclant d’anciens objets chinés. Pour y parvenir, Monsieur Stämpfli m’expliquait s’être intéressé à la manière dont était constituée une canne simple issue du commerce pour reproduire la sienne à sa façon et selon ses besoins. Celle-ci se compose du pied d’un bâton de marche auquel il a associé une balle de tennis. Il a ensuite pris en main sa création pour tester son efficacité et corriger ce qui ne lui convenait pas. Il a en effet mis au point plusieurs prototypes qu’il a modifié en étant attentif à ses ressentis physiques, notamment au niveau de la position de sa main. Il en est finalement arrivé à la conclusion qu’une balle en mousse était plus agréable et lui permettait de mieux prendre appui sur la canne avec la paume de sa main. Il a donc développé une certaine expertise de son corps tout en améliorant son auxiliaire de marche.

Lorsqu’il a évoqué cette canne artisanale, j’ai été très intriguée par celle-ci. Particulièrement fier de son invention et visiblement flatté de mon intérêt pour celle-ci, c’est Monsieur Stämpfli lui-même qui a proposé que je photographie l’objet. Je fus ravie de savoir qu’il avait gardé certaines des cannes qu’il avait fabriqué bien qu’il ne les utilise plus depuis l’arrivée de la canne simple offerte par son ex-compagne. Je n’ai pas été déçue de la découverte. 

La possibilité de prendre en photo l’objet m’a permis d’une part de mieux visualiser les composantes soigneusement choisies et d’autre part d’avoir accès à la manière dont le participant utilise celui-ci, notamment avec la position de sa main. La photo vient également soutenir ses propos et descriptions quant aux choix effectués au moment de la création de son objet. Ainsi, cette image fait office d’une excellente illustration d’un assemblage sociotechnique entre Monsieur Stämpfli et sa canne. Il montre également la capacité de ce participant à mettre à profit ses compétences de bricolage pour s’adapter aux changements liés à son propre vieillissement.

De plus, le fait que cette création soit finalement pensée pour être un objet spécifique du vieillissement entièrement composé d’objets ordinaires, invite à considérer la collaboration entre objets ordinaires et spécifiques dans le soutien au vieillissement.


[1] Les noms ont été modifiés.

 
 

Le fauteuil de bureau repos - par Aline Boeuf

 

 

Nous sommes chez Denise Rochat[1] pour un entretien sur la place des objets dans la vie à domicile des personnes âgées. Mme Rochat a 80 ans, elle vit seule dans un appartement au 10ème étage d’un grand ensemble genevois depuis 23 ans. Elle prend soin de son logement, fait fréquemment le ménage bien que depuis quelques semaines cela soit plus compliqué pour elle à la suite d’une opération du cœur accompagnée de complications.

C’est la troisième fois que je rends visite à Mme Rochat et aujourd’hui, je remarque qu’elle ne s’assoit pas sur l’une des chaises de sa salle à manger, mais sur un fauteuil que je n’avais pas remarqué lors des précédents entretiens. J’interroge Mme Rochat et me lève pour prendre une photographie. Avec l’appareil photo entre les mains, je tourne autour du fauteuil, cherche le bon angle pour prendre la photo de l’objet et de l’humain qui l’occupe. L’appareil me donne une légitimité à observer de plus près tout en me déplaçant.

Depuis mon point de vue, je vois le côté droit d’un fauteuil de bureau sur lequel la personne est assise. Ce fauteuil retient mon attention, tout d’abord je suis intriguée par sa présence, installé dans l’espace salon-salle à manger de l’appartement et non pas face à un bureau comme je pourrais m’y attendre. Deuxièmement, je me questionne sur les éléments qui viennent compléter le fauteuil en lui-même : scotch orange d’isolation, plusieurs plaids (rouge, orange et bleu) et un petit moniteur blanc, qui me fait penser aux iPods de première génération, et sa prise mâle dont le cordon est enroulé à l’accoudoir.

Mme Rochat m’explique qu’elle passe plus de temps sur ce fauteuil que dans son canapé. Je lui demande quelques explications sur les modifications qu’elle a apportées : le scotch d’isolation a été ajouté pour « consolider » car le similicuir partait en miette. Elle a empilé les plaids, en molleton, pour que ce soit plus doux, car l’assise et le dossier étaient trop durs pour son dos. Le fauteuil roule mais ne peut plus être incliné en arrière, le dossier est coincé. La commande blanche type iPod est en réalité rattachée à ce qui est appelé un coussin de massage. Ce dernier n’est jamais branché. Mme Rochat ne l’utilise pas pour sa fonction initiale, mais il lui permet d’ajouter une épaisseur à l’assise du siège. Mme Rochat me dit qu’elle est bien là, que ce fauteuil “augmenté” lui permet de rester assise plus confortablement, plus longtemps : « J’ai eu beaucoup de problèmes de dos. Sur les chaises ce n’était pas du tout confortable, alors j’avais commencé à acheter des fauteuils. »

Cette image dit le soin apporté à cet objet. Réparer et rafistoler afin de prolonger la vie de l’objet, renforcer et compléter afin de l’améliorer, autant d’actes qui permettent à ce fauteuil de fournir le soutien et le confort recherchés par son utilisatrice. On fait ici face à des actions de care, comme le conçoivent Fisher et Tronto (citées dans Tronto, 2008) : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. »

Alors que notre enquête porte, en première intention, sur des objets spécifiques que nous avons appelés « objets du vieillissement », tels que le déambulateur ou la montre-alarme, nous observons aussi le soin apportés à et par des objets ordinaires. Le scotch sur les accoudoirs apporte un palliatif au vieillissement du fauteuil, tandis que le fauteuil “augmenté” apporte du bien-être au dos de sa propriétaire.

 

Bibliographie

Tronto, J. (2008). Du care. Revue du MAUSS, 32, 243-265. https://doi.org/10.3917/rdm.032.0243



[1] Les noms ont été modifiés. 

 

 

"Juste prendre mon journal": une course de relais - par Cornelia Hummel

Je rends visite à Madame Le Bihan[1] qui vit dans une maison « néo bretonne » construite au début des années 1970 et comportant trois niveaux : un sous-sol qui donne sur le chemin d’accès à la maison, un rez-de-chaussée de plain-pied avec le jardin situé sur un talus, et un étage. Pour accéder à la porte d’entrée, je gravis un escalier cimenté qui mène du chemin d’accès au jardin. Madame a 94 ans et a vu sa mobilité fortement décliner depuis quelques années. Elle se déplace avec une canne, lentement, et passe beaucoup de temps dans son fauteuil-confort électrique, un plaid sur les genoux. Ses journées sont structurées par la toilette du matin et du soir, la prise des repas, la lecture du journal local, et les jeux télévisés.

Lorsque je lui demande si elle sort de temps en temps de la maison, ayant en tête les marches qui séparent la porte d’entrée du chemin, elle me répond « non, pas beaucoup. Juste prendre mon journal, et quelques fois quand il fait beau un peu sur l’allée ». J’attrape au vol le mot « journal ». Mais comment fait-elle pour aller chercher son journal ? « J’ai une chaise ! » me dit-elle, « pour descendre et monter, pour aller au sous-sol, allez voir, vers la porte sur votre gauche ». Je me dirige vers la porte et découvre le monte-escaliers. Alors que je le prends en photo, Madame m’invite à l’essayer, « allez-y ! ». J’hésite un instant, regarde « la chaise », et ne suis pas très rassurée. Je finis par avouer, me sentant un peu stupide, que j’ai peur car que je suis très sujette au vertige. Je lui demande si elle n’a pas eu peur au début et elle me répond que non, et « il y a une ceinture. Mais je ne l’ai jamais mise, ce n’est peut-être pas prudent mais…ça prend trop de temps ». Nous rions, et je lui dis comprendre qu’elle est pressée de mettre la main sur son « Télégramme » (le nom du journal) quotidien.

Madame me détaille la façon dont elle se déplace de son fauteuil à la boîte aux lettres, itinéraire soigneusement étudié et répété chaque jour, où trois objets se relayent pour l’amener à bon port : la première partie du trajet est assurée par la canne, puis la canne est déposée contre le cadre de la porte et le monte-escalier achemine Madame jusqu’au sous-sol où l’attend, bien placé devant la butée d’arrivée du monte-escalier, un déambulateur à quatre roues ; aidée par le déambulateur, elle se dirige vers la porte coulissante du garage (qui a récemment remplacé l’ancienne porte basculante), ouvre celle-ci et parcours la vingtaine de mètres qui mènent à la boite aux lettres. Le Télégramme posé sur l’assise du déambulateur, Madame refait le chemin inverse, transfère le Télégramme sur ses genoux dans le monte-escaliers puis le tiens dans la main gauche quand la main droite se saisit de la canne à la sortie du monte-escaliers.

Ce que Madame Le Bihan appelle « juste prendre mon journal » est une véritable expédition, ou, si on se situe du point de vue des objets, une course de relai où l’être humain passe, en témoin vivant, d’un objet à l’autre. A la finalité première, chercher son journal, peut s’ajouter un deuxième, prendre de l’eau. On voit ainsi sur la photo que des bouteilles d’eau sont stockées dans le virage de l’escalier, sur une étagère. Le monte-escaliers est alors arrêté, la bouteille saisie et posée sur le journal, et c’est reparti. Un quatrième objet, un sac, rajoute encore d’autres fonctions : « J’ai un sac là, qui pend à la porte de la cuisine, celui-là descend avec moi et je mets ce dont j’ai besoin, parce que je laisse mes fruits au sous-sol, il fait frais ; je prends et je le monte avec le sac. Et pour descendre aussi les ordures, les bouteilles vides ». Lorsque Madame va « juste chercher son journal », elle réfléchit à l’avance ce qui doit descendre et/ou monter, « je tâche de faire tout à la fois, je me dis « j’ai besoin de ceci de cela », afin d’optimiser l’énergie déployée durant le trajet.

A la fin de l’entretien, je demande à Madame si je peux descendre au sous-sol photographier le déambulateur, elle me dit que oui, et m’invite à nouveau à prendre « la chaise », mais vraiment, « non, j’ai peur de mal faire », n’ayant pas l’expérience de la collaboration avec cet objet. Je me faufile donc entre le mur et la chaise, tant pis, je ferai mes débuts de voyageuse en chaise à une autre occasion.


[1] Les noms ont été modifiés. La recherche « Aging Humans, Changing homes » comporte un volet rural, qui s’est déroulé en Bretagne au printemps 2024.