L’hypothèse expliquant la biodiversité remise en cause
La diversité des espèces biologiques ne s’explique pas par un compromis entre grappilleurs et exploiteurs, comme escompté par les scientifiques, la biodiversité s’en trouve bouleversée.
Les organismes aquatiques et terrestres qui se comportent le plus efficacement dans des environnements riches en nourriture, sont également les meilleurs dans les environnements pauvres. ©DTU/ Erik Selander
Les biologistes s’interrogent depuis longtemps sur l’origine et le maintien de la diversité des espèces présentes dans notre environnement. Comment expliquer qu’une seule et unique espèce ne prédomine pas? L’hypothèse généralement admise est celle d’un compromis de performance entre les organismes grappilleurs —qui trouvent et consomment plus efficacement des ressources lorsqu’elles sont rares— et les exploiteurs —qui consomment rapidement de grandes quantités de ces mêmes ressources lorsqu’elles abondent. En analysant la consommation de ressources alimentaires de plus de 500 espèces terrestres et aquatiques, des scientifiques de l’Université de Genève (UNIGE) et de l’Université technique du Danemark (TUD) montrent pourtant que les organismes performants en présence de faibles quantités de nourriture le sont aussi lorsque les ressources alimentaires sont abondantes. Aucun compromis entre les grappilleurs et les exploiteurs ne vient donc expliquer la biodiversité; il faudrait plutôt chercher sa cause du côté de la prise de risque pour se procurer de la nourriture. Une étude à lire dans la revue scientifique PNAS.
Faire des compromis fait partie des défis auxquels les organismes sont confrontés lorsqu’ils doivent s’approvisionner en nourriture pour trouver l’énergie nécessaire à leur croissance, leur défense et leur reproduction. «Les compromis et les variations de conditions environnementales aident à expliquer pourquoi des espèces différentes existent, car aucune espèce ne peut être la meilleure dans toutes les conditions», explique Mridul Thomas, Maitre assistant au Département F.—A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau de la Faculté des sciences de l’UNIGE et second auteur de l’étude.
En effet, la communauté scientifique admet largement qu’un compromis entre la capacité de recherche, d’acquisition et de transformation des aliments, appelé «grappilleur—exploiteur» explique la biodiversité. Les sources d’approvisionnement étant limitées et les coûts énergétiques nécessaires à la vie et à la survie d’une espèce élevée, les scientifiques s’attendent à ce que les organismes vivants dans des environnements à faibles ressources alimentaires soient des grappilleurs qui peuvent rapidement rechercher des ressources sur de grands espaces. À l’inverse, les organismes vivants dans des environnements riches en nourriture sont des exploiteurs qui consomment abondamment et rapidement les ressources. Des stratégies qui conduisent à des succès différents selon les conditions environnementales rencontrées. Si la quantité de nourriture vient à changer avec le temps ou l’environnement, les espèces concurrentes de «grappilleur» et d’«exploiteur» peuvent alors coexister, créant ainsi de la diversité.
Le mauvais compromis
«Bien que largement enseigné et présent dans les livres, peu d’évidence expérimentale existe sur le compromis grappilleur-exploiteur.», s’étonne Mridul Thomas. C’est justement le sujet de recherche que Thomas Kiørboe, Professeur à l’Institut national des ressources aquatiques du TDU et Mridul Thomas ont décidé d’investir. Pour apporter des éléments de réponse, Thomas Kiørboe collecte les données trouvées dans la littérature scientifique portant sur la consommation d’énergie de centaines d’espèces, des estimations provenant d’organismes allant des unicellulaires aux grands mammifères, évoluant en milieux terrestres comme aquatiques.
Cette immense collection de données a permis d’analyser la rapidité d’acquisition et la consommation de nourriture de plus de 500 espèces. «Pour chaque espèce, par exemple les araignées, les scientifiques ont mesuré à quelle vitesse elles étaient capable de capturer et de manger de la nourriture, qu’elle soit abondante ou rare. Grâce à ce précieux travail réalisé par de nombreux scientifiques pour des centaines d’espèces, nous avons pu comparer leurs résultats avec ceux de nombreux organismes», précise Mridul Thomas. Des courbes universelles de vitesse de consommation en fonction de l’abondance de nourriture en sont tirées et permettent de décrire les performances des organismes. «Une corrélation négative était escomptée par le compromis grappilleur—exploiteur, mais nos résultats montrent une relation positive», une indication claire que le compromis de type grappilleur-exploiteur n’existe pas, selon le biologiste. Plus surprenants, Mridul Thomas et Thomas Kiørboe démontrent que les espèces performantes dans un environnement où les ressources énergétiques sont rares sont également les plus performantes dans un milieu riche.
La biodiversité inexpliquée
L’interprétation des chercheurs ne remet pas pour autant en cause le concept de compromis. «Sans compromis, il est très compliqué de maintenir la biodiversité. Nos recherches ne l’expliquent pas, mais bouleversent les théories préétablies la concernant», précise Mridul Thomas. Un autre compromis devrait donc exister, plutôt au niveau comportemental. «Par exemple, un organisme peut être plus à même de se procurer de la nourriture, que celle-ci soit rare ou abondante, parce qu’il prend plus de risques. Il est généralement bon d’obtenir plus de nourriture, car cela aide les organismes à se développer et à se reproduire. Mais si, en cherchant de la nourriture, l’organisme se fait manger, il ne peut pas se reproduire. Il peut donc parfois être bon d’éviter de prendre ces risques, même si cela signifie obtenir moins de nourriture. Cela explique pourquoi nous constatons que certaines espèces sont très efficaces pour obtenir de la nourriture et d’autres moins.»
Quel que soit cet autre compromis, l’étude helvético-danoise change fondamentalement l’explication de l’existence de la biodiversité jusqu’ici enseignée et considérée comme acquise. La compréhension de l’équilibre des écosystèmes demande donc à être revisitée, un besoin de connaissance capital face aux bouleversements environnementaux observés aujourd’hui.
21 sept. 2020