Il y a 6000 ans, hommes et femmes étaient égaux face aux ressources
Une équipe de l’UNIGE montre que tous les individus qui vivaient au Néolithique, et qui ont été inhumés dans les nécropoles de Barmaz (Suisse), avaient le même accès aux ressources alimentaires.
Tombe Chamblandes en cours de fouille du site de Barmaz (Valais / Suisse). Fouilles de Marc-Rodolphe Sauter de l’Université de Genève dans les années 50. © Université de Genève
Grâce à l’apport de la géochimie isotopique, une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) livre des informations inédites sur la nécropole de Barmaz, en Valais (Suisse): 14% des individus inhumés il y a 6000 ans dans ce site ne sont pas des locaux. Qui plus est, l’étude suggère que cette société agropastorale du Néolithique moyen, l’une des plus anciennes connues en Suisse romande, était relativement égalitaire. Les rapports isotopiques du carbone, de l’azote et du souffre contenus dans les os révèlent en effet que tous les membres de la communauté, y compris les personnes venant d’ailleurs, avaient accès aux mêmes ressources alimentaires. Ces résultats sont publiés dans le Journal of Archaeological Science: Reports.
Le Néolithique marque le début de l’élevage et de l’agriculture. En Suisse, cette période s’étend entre 5500 et 2200 avant notre ère. Les premières communautés agropastorales passent ainsi progressivement d’une économie de prédation – où la chasse et la cueillette apportent les nutriments essentiels à la survie – à une économie de production. Ces changements profonds bouleversent les habitudes alimentaires et la dynamique de fonctionnement des populations néolithiques. Les os et les dents des individus en gardent des traces chimiques que les scientifiques savent aujourd’hui détecter et interpréter.
L’objectif de l’étude réalisée par Déborah Rosselet-Christ, doctorante au Laboratoire d’archéologie africaine et anthropologie de la Faculté des sciences de l’UNIGE, est l’application de l’analyse isotopique sur les restes humains datant du Néolithique, afin d’en savoir plus sur leur régime alimentaire et leur mobilité. Les taux de certains isotopes du carbone, de l’azote, du souffre et du strontium dépendent en effet de l’environnement dans lequel vit et se nourrit chaque individu. Les isotopes sont des atomes qui possèdent le même nombre d’électrons et de protons mais un nombre différent de neutrons. Cette technique très fine et délicate est appliquée pour la première fois sur des populations agropastorales alpines du Néolithique moyen en Suisse romande.
La mobilité selon la deuxième molaire
Fouillé dans les années 1950 et 1990, le site de Barmaz, à Collombey-Muraz dans le Chablais valaisan, fait partie des plus anciens vestiges des sociétés agropastorales de Suisse romande conservant des restes humains. Il est composé de deux nécropoles ayant renfermé les ossements d’une septantaine d’individus. Pour son travail de maîtrise, Déborah Rosselet-Christ, première autrice de l’étude, en a sélectionné 49 (autant de femmes que d’hommes) sur lesquels elle a systématiquement prélevé des échantillons de collagène sur certains os ainsi que des fragments d’émail de leur deuxième molaire.
«La deuxième molaire est une dent dont la couronne se forme entre l’âge de trois et huit ans», précise la chercheuse. «Une fois formé, l’émail des dents ne se renouvelle plus au cours du reste de la vie. Sa composition chimique est donc le reflet de l’environnement dans lequel son ou sa propriétaire a vécu durant son enfance. Le strontium (Sr), en particulier, est un bon marqueur de mobilité. Le rapport d’abondance entre deux de ses isotopes – c’est-à-dire leur proportion - varie en effet beaucoup selon l’âge des roches des alentours. Ces éléments chimiques finissent par se retrouver dans l’émail via la chaîne alimentaire et ils y impriment une signature indélébile qui est propre à chaque environnement.»
Localisation du site archéologique de Barmaz. Infographie tirée de l’article Rosselet-Christ et al. 2024.
L’analyse des rapports isotopiques du strontium chez les 49 individus de Barmaz révèle une grande homogénéité dans la majorité d’entre eux et des valeurs nettement différentes chez seulement 14% des échantillons, indiquant une origine différente. «La technique permet de déterminer qu’il s’agit d’individus qui n’ont pas vécu les premières années de leur vie là où ils ont été inhumés, mais il est plus difficile de déterminer d’où ils proviennent», tempère Jocelyne Desideri, chargée de cours au Laboratoire d’archéologie africaine et anthropologie de la Faculté des sciences de l’UNIGE, dernière autrice de l’article. «Nos résultats montrent que les gens se déplaçaient à cette époque. Ce n’est pas une surprise, plusieurs études mettent en évidence le même phénomène dans d’autres endroits et à d’autres moments du Néolithique.»
Le régime alimentaire enregistré dans le collagène
Le collagène, lui, permet de déterminer des ratios d’isotopes du carbone (le δ13C), de l’azote (δ15N) et du souffre (δ34S). Chaque mesure renseigne sur des aspects spécifiques du régime alimentaire, tels que les catégories de plantes selon le type de photosynthèse qu’elles utilisent, la quantité de protéines animales ou encore l’apport d’animaux aquatiques. Comme les os se renouvellent sans cesse, les résultats ne concernent que les dernières années de vie des individus. Cela dit, les scientifiques ont pu en déduire que ces anciens résidents de la région de Barmaz avaient un régime alimentaire basé sur des ressources terrestres (et non aquatiques) avec une très forte consommation de protéines animales.
«Ce qui est plus intéressant, c’est que nous n’avons pas mesuré de différences entre les hommes et les femmes», note Déborah Rosselet-Christ. «Ni même entre les locaux et les non locaux. Ces résultats suggèrent donc un accès aux ressources alimentaires égalitaire entre les différents membres du groupe, quels que soient leur origine ou leur sexe. Ce n’est pas toujours le cas. On trouve par exemple des différences alimentaires selon le sexe dans des populations du Néolithique au sud de la France.»
Une image plus précise des sociétés agropastorales
Les scientifiques ont cependant pu mettre en évidence que les personnes inhumées d’origine non locale n’étaient enterrées que dans une des nécropoles (Barmaz I) et que des taux plus élevés pour l’isotope d’azote ont été mesurés dans l’autre (Barmaz II). Les deux nécropoles étant contemporaines (et éloignées de seulement 150 mètres), cette dernière observation pose la question de savoir s’il existe une différence de statut social entre les deux groupes de défuntes et défunts.
«Nos mesures isotopiques offrent un complément intéressant à d’autres approches utilisées en archéologie», estime Jocelyne Desideri. «Elles permettent de préciser l’image que l’on tente de dessiner de la vie de ces premières sociétés agropastorales alpines, de la relation entre les individus et de leur mobilité.»
Déborah Rosselet-Christ poursuit actuellement ce travail dans le cadre de sa thèse de doctorat, financée par le projet ALP du Fonds national suisse pour la recherche scientifique et co-dirigée par Jocelyne Desideri et Massimo Chiaradia (maître d’enseignement et de recherche au Département des sciences de la Terre). Aux côtés d’une équipe multidisciplinaire spécialisée en génétique, paléopathologie, tartre et morphologie dentaire, elle élargit son champ d’étude en intégrant d’autres sites en Valais et dans le val d’Aoste en Italie, en couvrant une période plus grande du Néolithique et en utilisant d’autres isotopes, tels que le néodyme, potentiellement intéressants dans le contexte archéologique préhistorique.