Editorial de l'hiver 2024: "LE DIEU D’EINSTEIN" par Trinh Xuan Thuan
LE DIEU D’EINSTEIN
Trinh Xuan Thuan
Professeur émérite d’astronomie
Université de Virginie
Novembre 1, 2024
« Cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire. »
Cette phrase aurait été prononcée par Niels Bohr en réponse à Albert Einstein, après que ce dernier ait répété sa célèbre formule : « Dieu ne joue pas aux dés ». Einstein utilisait cette expression pour exprimer son désaccord avec l'indéterminisme et l’interprétation probabiliste de la mécanique quantique, qu'il considérait comme incompatible avec sa vision d’un univers prévisible et déterministe. En retour, Bohr, chef de file de l’École de Copenhague et fidèle à sa vision quantique probabiliste, lui aurait répondu avec cette remarque ironique pour signifier que l'univers, et donc Dieu, pourrait ne pas se conformer aux idées préconçues du père de la relativité sur la réalité.
Cet échange entre Einstein et Bohr soulève la question : quand Einstein parle de Dieu, se réfère-t-il au Dieu des religions monothéistes, c’est-à-dire à un Dieu personnel aux pouvoirs surnaturels qui intervient dans les affaires du monde, ou a-t-il une tout autre conception de Dieu ? En d’autres termes, quelles sont les idées du créateur de la théorie de la relativité en ce qui concerne la religion et la spiritualité et leurs rapports avec la science ? La réponse à cette question nous importe au plus haut point car Einstein est la figure scientifique prééminente du XXe siècle, un siècle dominé par la science et la technologie. Les grandes découvertes scientifiques – le big bang et la physique quantique – et les révolutions technologiques qui ont profondément modifié notre existence – la bombe atomique, les voyages dans l’espace, les machines électroniques, le laser, le Smart phone et le GPS (Global Positionning System, système global de positionnement) – portent toutes la marque de son génie. Symbole de l’intellect pur, il est sans doute l’une des personnalités les plus reconnues au monde. Le magazine Time l’a désigné comme l’homme du XXe siècle. Pour le grand public, Einstein est par excellence le prototype du professeur distrait, perdu dans ses pensées, portant des chaussettes mal assorties, doué d’un épais accent allemand et de cheveux ébouriffés, et tirant la langue aux journalistes pour se moquer d’eux. Ses idées, comme celles de Darwin, ont eu une répercussion bien au-delà de la sphère scientifique, et ont imprégné bien des domaines de la culture contemporaine, de la peinture à la poésie en passant par le cinéma.
L’adolescent rebelle
Einstein a souvent été interrogé sur ses croyances religieuses, et ses réponses ont souvent été mal interprétées et parfois incorrectement comprises. Il avait une vision complexe de Dieu et de la religion, qui se situait quelque part entre la science, la philosophie et la spiritualité. Tout comme il a rejeté très tôt l’autorité dans le domaine scientifique, Einstein se montre rebelle dans le domaine spirituel dès l’adolescence. Il n’accepte pas le sécularisme de ses parents, d’origine juive, mais non pratiquants, qui l’envoient à l’âge de six ans dans un établissement catholique. En dépit de – ou peut-être à cause – de l’indifférence de ses parents à la religion, Einstein développe dès l’âge de dix ans une vraie passion pour le judaïsme, lisant le Talmud, observant les rites kasher, évitant de manger du porc, et composant des hymnes religieux. C’est aussi l’époque où l’adolescent Einstein entre en contact avec la science grâce à un jeune étudiant en médecine que la famille accueille à dîner chaque semaine. Celui-ci lui apporte des livres de vulgarisation scientifique et introduit l’enfant au monde merveilleux de la physique et des mathématiques. A la suite de ce contact avec la science, Einstein s’éloigne du judaïsme deux ans plus tard. Il écrira : « A travers la lecture des livres de popularisation scientifique, j’ai bientôt développé la conviction qu’une bonne part des récits de la Bible ne pouvait être vraie. S’en est ensuivie une période d’orgie frénétique de libre pensée accompagnée de l’oppressante impression que la jeunesse est délibérément trompée par les mensonges de l’Etat ». Si, plus tard, Einstein a milité pour la cause juive, en particulier pour le droit à l’existence de l’Etat d’Israël (la présidence de l’Etat hébreu lui fut proposée en 1952, qu’il déclina), c’est plus à cause d’une motivation d’ordre humaniste (le physicien s’élève contre les persécutions commises à l’encontre des Juifs) que d’ordre religieux.
Une vision cosmique de Dieu
Malgré sa révolte adolescente contre la religion établie, Einstein garde de cette période une profonde admiration et révérence pour la beauté et l’harmonie des lois de la Nature, sentiment qu’il ne cessera de développer à travers son travail scientifique et qu’il exprimera avec éloquence dans ses écrits, la cinquantaine passée, en y déployant un concept déiste de l’univers. A un interlocuteur qui lui demande s’il est religieux, Einstein réplique : « Essayez de pénétrer avec nos moyens limités dans les secrets de la nature, et vous découvrirez que, derrière toutes les lois et connexions qui sont discernables, il reste quelque chose de subtil, d’intangible et d’inexplicable. La vénération de cette force qui est au-delà de ce que nous pouvons comprendre constitue ma religion. En ce sens, on peut dire que je suis religieux. »
A la question « Est-ce que vous croyez en Dieu ?», il répond : « Le problème [de l’existence de Dieu] est trop démesuré pour nos esprits limités. Nous sommes comme un enfant pénétrant dans une immense bibliothèque remplie de livres écrits dans toutes les langues. L’enfant sait que quelqu’un a dû écrire ces livres, mais il ne sait pas comment, ni n’est capable de comprendre les langues dans lesquelles ils ont été rédigés. Il est vaguement conscient qu’il doit exister un ordre mystérieux dans l’arrangement des livres, mais ne sait pas lequel. Cela me semble être l’attitude même du plus intelligent des humains vis-à-vis de Dieu. Nous observons que l’univers est merveilleusement arrangé et qu’il obéit à certaines lois que nous ne comprenons que très partiellement. »
Einstein décrit plus en détail comment il conçoit sa foi dans un petit livre intitulé « Ce que je crois 1 ». Il revient de nouveau sur le sens du mystérieux qui est à la base de tout art et science, mais aussi de toute religion : « L’émotion la plus belle que nous pouvons éprouver est le sens du mystérieux. C’est cette émotion fondamentale qui est à la racine de tout art et science qui sont authentiques. Celui qui ne connaît pas cette émotion, qui n’a plus le sens du merveilleux, est comme mort, tel une bougie éteinte. Le sentiment que derrière chaque chose dont nous faisons l’expérience, il existe quelque chose que notre esprit ne peut pas appréhender, dont la beauté et la subtilité ne nous parviennent que de manière indirecte, c’est cela pour moi, le sentiment du religieux. En ce sens, et seulement en ce sens, je suis profondément religieux. »
Ainsi la religion « cosmique » d’Einstein ne doit pas être prise dans le sens particulier d’une religion pratiquée, révélée et instituée, mais dans son sens étymologique universel de ce qui relie l’homme à la nature et aux autres hommes, du dépassement de l’individuel. Le Dieu d’Einstein n’est pas un Dieu personnel qui intervient dans les affaires humaines, mais un Dieu impersonnel, responsable du réglage harmonieux du monde. En ce sens, il marche sur les pas du philosophe hollandais Baruch Spinoza (1632-1677). Celui-ci parle d’un Dieu se confondant avec les lois de la nature qui inspirent l’émerveillement par leur beauté, leur unité et leur rationalité. Le physicien l’exprime ainsi : « Il me semble que l’idée d’un Dieu à forme humaine est un concept que je ne peux prendre au sérieux […] Mes vues sont proches de Spinoza : admiration de la beauté et croyance en la simplicité logique de l’ordre et de l’harmonie que nous ne pouvons saisir qu’humblement et imparfaitement. » Un jour, qu’un rabbin de New York lui a envoyé un télégramme contenant le message suivant : « Croyez-vous en Dieu ? Veuillez répondre en moins de 50 mots. Réponse payée », Einstein répond de façon succincte, utilisant seulement environ la moitié des mots qui lui ont été alloués : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie de tout ce qui existe, non en un Dieu concerné par le destin et les actions des hommes. »
Certains ont interprété cette réponse, souvent citée, comme celle d’un athée. Après tout, Spinoza a été excommunié par la communauté juive d’Amsterdam et condamné par l’Eglise catholique. Mais tout au long de sa vie, Einstein s’est défendu contre cette caricature : « Certains professent que Dieu n’existe pas. Mais ce qui me met en colère, c’est qu’ils me citent comme quelqu’un qui partage leurs vues. » Ce n’est pas le cas, car le physicien prend soin de préciser : « Ce qui me sépare des athées est un sentiment d’humilité face aux secrets indéchiffrables de l’harmonie du cosmos. » Einstein a également critiqué l'athéisme militant, qui nie catégoriquement l'existence de toute forme de transcendance ou de divinité. Il estimait que l'athéisme était une position aussi dogmatique que la croyance en un Dieu personnel. Il préférait la position panthéiste, ouverte à l'idée d'un ordre supérieur ou d'un mystère fondamental derrière l'existence de l'univers.
Il écrit encore, dans une autre lettre : « Les athées fanatiques sont comme des esclaves qui ressentent encore le poids de leurs chaînes dont ils se sont libérés après un dur combat. Ce sont des créatures qui, dans leur ressentiment envers la religion traditionnelle, qu’elles considèrent comme l’« opium des peuples », ne peuvent pas entendre la musique des sphères. » Pour Einstein, chercher à comprendre les lois de la Nature, c’est chercher à comprendre Dieu lui-même. Pour Einstein comme pour Spinoza, Dieu n’est ni Créateur, ni Parfait Horloger, ni Grand Architecte. Dieu n’a rien créé, car il est la Nature même. Rejetant l'idée d’un Dieu personnel qui surveille, récompense ou punit les hommes selon leur comportement, il qualifiait cette croyance de « naïve » et d’« infantile ».
La science et la religion sont complémentaires
Einstein considère que science et religion sont deux fenêtres complémentaires pour contempler le réel. Il a toujours conféré à son travail scientifique une dimension spirituelle. Il n’a eu de cesse de répéter : « Je ne peux concevoir un scientifique authentique qui n’aurait pas une foi profonde ». La science décrit ce qui est, tandis que la religion guide nos pensées et actions sur ce qui devrait être. Les deux sont étroitement liées : « La science peut seulement être créée par ceux qui aspirent de tout leur être à la vérité et la connaissance. Cette aspiration vient toutefois de la sphère de la religion ». Et il conclut par une phrase devenue célèbre : « La science sans la religion est boiteuse ; la religion sans la science est aveugle. »
Mais il est un concept religieux, poursuit Einstein, que la science ne peut admettre : celui d’un Dieu personnel qui intervient à tout bout de champ dans Sa création. Le but de la science, dit-il, est de découvrir les lois immuables qui gouvernent le réel. Elle ne peut accepter la notion qu’une volonté divine vienne à tout instant violer la causalité cosmique. Einstein se révèle ainsi un déterministe convaincu. Dieu, après avoir créé l’univers et remonté son « ressort », assiste de loin à son évolution et n’intervient plus dans les affaires humaines. La nature est une machine bien huilée qui marche toute seule, sans l’aide de Dieu. Et l’homme, au milieu de cette nature mécanique et déterministe, perd son libre arbitre : « Les êtres humains ne sont pas libres dans leur pensée, leurs sentiments et leurs actions, mais sont causalement contraints, tout comme les étoiles le sont dans leurs mouvements. » Dans cette vue somme toute désespérante de la condition humaine, Einstein s’inspire de la pensée du philosophe allemand Schopenhauer (1788-1860) : « Chacun agit non seulement sous l’influence de compulsions extérieures, mais aussi sous celle de la nécessité intérieure. La phrase de Schopenhauer selon laquelle “un homme peut agir comme il le veut, mais ne peut pas vouloir comme il le veut” a toujours été pour moi la source d’une profonde inspiration depuis ma jeunesse ; elle m’a toujours apporté un grand réconfort devant les difficultés de la vie, la mienne et celles des autres, et une source inépuisable de tolérance. »
Le physicien pensait que la morale et l'éthique n'avaient pas besoin d'être fondées sur la religion ou sur des commandements divins. Pour Einstein, les valeurs morales étaient le produit de la civilisation humaine et de la raison, tandis que l'éthique pouvait être bâtie sur la compassion et la solidarité humaines, sans faire appel à une autorité divine. Il a écrit : « La moralité n'a pas besoin de la religion. L'homme serait dans un triste état s’il devait être retenu par la peur de la punition et l'espoir de récompense après la mort. »
La redécouverte du sacré
En résumé, Einstein avait une vision du divin profondément marquée par la science et la philosophie. Il ne croyait pas au Dieu de la religion traditionnelle « classique », c’est-à-dire à un Dieu personnel aux pouvoirs surnaturels qui intervient dans les affaires humaines. Il trouvait cette conception de Dieu trop anthropomorphique et simpliste. Le Dieu d’Einstein s’apparentait plutôt au Dieu cosmique et panthéiste de Spinoza : Dieu représentait les lois de l'univers, et la quête de comprendre ces lois était une expérience remplie de mystère et de révérence, qui conduit à la religion. Sa spiritualité était donc fondée sur une profonde curiosité scientifique et un sublime émerveillement face à l'univers.
Le Dieu d’Einstein a-t-il la même signification pour les autres scientifiques ? Je pense que oui. Je suis d’avis que la vaste majorité des scientifiques, y compris moi-même, quand ils utilisent la métaphore religieuse et poétique de Dieu – par exemple le physicien britannique Stephen Hawking, qui écrit dans son best-seller Une brève histoire du temps que « Dieu insuffle le feu dans les équations et produit un Univers qu’elles pourront décrire2 » – se réfèrent plus au Dieu d’Einstein et de Spinoza qu’au Dieu personnifié, aux pouvoirs supranaturels, des religions monothéistes traditionnelles. La science moderne a ainsi permis à l’homme de redécouvrir le sens du sacré. Non pas en érigeant des temples et des pyramides pour vénérer des dieux personnifiés, mais en redécouvrant et en précisant son ancienne alliance avec un cosmos qui a été réglé de manière extrêmement précise pour son apparition, en démontrant son interdépendance avec les étoiles, et en s’émerveillant devant l’unité, la beauté et l’harmonie du cosmos 3.
1 Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, « Champs », 1989
2 Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Flammarion Champs, 2009
3 Trinh Xuan Thuan, Vertige du Cosmos, Flammarion Champs, 2021
12 nov. 2024