In memoriam Éric Fuchs (1932 – 24.10.2023)
Profondément attristée par l’annonce du décès d’Éric Fuchs, la Faculté de théologie de l’Université de Genève tient à saluer et honorer celui qui fut un membre important de son corps professoral et à évoquer quelques éléments de son riche et beau parcours humain et intellectuel.
Né le 28 décembre 1932 à Genève, Éric Fuchs, fils de Victor (employé de bureau) et d’Angèle (née Mueller) aimait rappeler ses racines dans le quartier populaire de Plainpalais. Rien ne laissait prévoir ses futures réussites académiques et professionnelles. Raymond Redalié, son pasteur à Plainpalais, l’éveilla à la beauté de l’Évangile. Franz J. Leenhardt l’encouragea à étudier la théologie et fut une figure importante pour lui. Au terme de ses études de théologie, à Genève et Montpellier (1951-1955), il fut consacré pasteur en 1958 et exerça le ministère pastoral durant une vingtaine d’années. Très tôt (il n’avait que 28 ans), il fut repéré par Jacques de Senarclens, qui lui confia la direction du Centre protestant d’études (CPE), poste qu’il assuma jusqu’en 1979. Dans ces années, c’est surtout le Nouveau Testament qui faisait l’objet de ses recherches, avec notamment de très belles études sur la deuxième épître de Pierre, en collaboration avec son cher collègue et ami Pierre Reymond, avec le travail à la Traduction œcuménique de la Bible (TOB), ou encore des travaux sur la notion de « s’enorgueillir » (kauchastai) dans la deuxième épître de Paul aux Corinthiens et dans d’autres textes bibliques. Sous sa houlette, et avec la collaboration de Marc Faessler, le CPE vécut de grandes années, avec des invités de marque comme le théologien et éthicien français André Dumas ou le penseur qui le marqua comme peu d’autres : Paul Ricœur. Le Bulletin du CPE fut une ressource importante pour le protestantisme genevois, romand et francophone.
En 1973, Éric Fuchs lança avec des collègues l’Atelier œcuménique de théologie (AOT), une grande aventure intellectuelle et théologique dont on vient de célébrer le 50e anniversaire. Véritable laboratoire de l’œcuménisme « de terrain » et dans la durée, de grandes amitiés se forgèrent dans ce contexte. Dans ces années, alors que les relations avec Taizé se distendaient, un lien très profond, durable et éminemment « transmissible » se créait avec la communauté des sœurs carmélites de Mazille, également dans la région de Cluny.
Outre le Nouveau Testament, l’éthique commençait à devenir son principal objet d’études. En 1978, il soutint sa thèse sur l’ascèse sexuelle dans les écrits néotestamentaires, dans la tradition théologique du christianisme ancien, médiéval, moderne et contemporain. Gabriel-Ph. Widmer, André Dumas ou Pierre Bonnard, membres du jury, comptent parmi les premiers à l’avoir saluée. Cette vaste enquête (trop vaste pour certains) donna lieu à son ouvrage le plus marquant : Le désir et la tendresse. Sources et histoire d’une éthique chrétienne de la sexualité et du mariage (Labor et Fides, 1979 ; sous-titre de la réédition de 1999, profondément remaniée, chez Labor et Fides/Albin Michel : Pour une éthique chrétienne de la sexualité). Cet ouvrage fut un succès de librairie mais surtout il fit d’Éric Fuchs une voix incontournable et indispensable en éthique protestante et en éthique chrétienne. Cette étude reste d’une très grande actualité alors que le christianisme contemporain demeure confronté à toutes sortes d’abus sexuels et au moralisme. Le texte de présentation de l’ouvrage commence ainsi : « Comment la grande libération proposée par l’Évangile a-t-elle pu être traduite, au cours de l’histoire du christianisme, dans les termes d’une morale contraignante et légaliste ? Comment, en particulier, la promesse faite à l’homme et à la femme de devenir ‘une seule chair’ a-t-elle pu se transformer en interdits de toute espèce touchant à la sexualité ? » L’ouvrage d’Éric Fuchs, surtout grâce à sa partie conclusive sur la notion de désir et dans un très beau dialogue notamment avec la pensée de Denis Vasse, connut un très large écho, non seulement dans le monde francophone, mais également au-delà de nos frontières, avec notamment des traductions allemandes, italiennes et anglaises. C’est à partir de cet ouvrage, en conversation avec Ricœur mais aussi avec Emmanuel Levinas, qu’Éric Fuchs déploya ce qui devint l’un de ses thèmes de prédilection, y compris dans son enseignement : le thème de l’altérité. Ses étudiantes et étudiants se souviennent sans doute de la récurrence de ce thème, décliné avec un « A » majuscule et un « a » minuscule : comme la parabole du bon Samaritain (Lc 10) l’indique, le Tout-Autre me rencontre dans la figure de l’autre, qui me revendique.
La Faculté de théologie de Genève profita de ses très belles compétences pédagogiques en lui confiant une charge de cours (1978-1986), puis ce fut la Faculté de Lausanne qui le nomma professeur d’éthique (1981-1987, doyen en 1986-1987). Avec cette nomination la discipline de l’éthique s’autonomisait alors pour la première fois en un demi-millénaire de théologie académique : dans le modèle germanique moderne comme dans le modèle plus ancien des Académies, l’éthique faisait jusqu’alors partie intégrante de la dogmatique ou de la systématique. Après Lausanne, ce fut la nomination en tant que professeur ordinaire à la Faculté de Genève, son alma mater, en 1987 (doyen en 1991-1993). Dans la foulée, il publia un autre ouvrage marquant : La morale selon Calvin (Cerf, 1986). Éric Fuchs, incomparablement plus proche du paradigme calvinien que de la posture luthérienne (ce qui donna lieu à de féconds débats, notamment avec son ami Jacques Ansaldi), entreprit alors de dépasser les caricatures du Calvin moralisateur et surtout de montrer comment l’Évangile ne supprime pas la Loi, comment ces deux dimensions de la grâce, lorsqu’on les tient ensemble, permettent et suscitent une vie humaine, sociale et personnelle, dans la liberté et la dignité. C’est dans ces années, jusqu’à son départ à la retraite en 1998, qu’Éric Fuchs donna la pleine mesure de ses dons intellectuels et pédagogiques, notamment dans le cadre d’un cours d’introduction à l’éthique qui a façonné de nombreuses personnes encore en activité dans l’Église protestante aujourd’hui. Son rayonnement intellectuel débordait de loin le milieu ecclésial : preuve en est la rubrique régulière que la presse locale lui confia, dans les années 1990. Toujours avide de mettre sur pied des institutions stimulant la réflexion, il lança en 1995 l’Institut romand d’éthique (IRE), au sein de la Faculté de théologie (désormais IRSE, Institut romand de systématique et d’éthique). L’éthique commençait alors à être un champ de réflexion de plus en plus important dans la société, et Éric Fuchs répondait à de très nombreuses sollicitations, dans des domaines aussi divers que la bioéthique, la médecine, l’éthique économique et politique ou le droit. Ce fut l’apogée de sa carrière professorale, avec de nombreuses interventions et publications sur des sujets très divers. Il publia un ouvrage de synthèse, Comment faire pour bien faire ? Introduction à l’éthique (Labor et Fides, 1995). Relevons aussi ses travaux sur les droits de l’homme, sur la dignité humaine ou encore sur l’art. Éric Fuchs, lui-même peintre à ses heures, était féru d’art contemporain, il admirait par exemple Francis Bacon et s’énervait – c’était aussi un homme des débats et des « coups de gueule » ! – de voir la dimension religieuse de l’art être limitée aux représentations explicitement religieuses dans les œuvres d’art.
Homme d’œcuménisme et du dialogue entre les disciplines, Éric Fuchs a marqué de son empreinte la Faculté de théologie de l’Université de Genève, l’Église protestante de Genève et le christianisme francophone. La Faculté perd en lui un maître et un cher ami. Elle adresse ses très sincères condoléances à son épouse Rose-Marie, à ses enfants Catherine, Nathalie et Emmanuel, à ses petits-enfants et à l’ensemble de sa famille.
« Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? Je lèverai la coupe de la victoire et j’appellerai le Seigneur par son nom. J’accomplirai mes vœux envers le Seigneur et en présence de tout son peuple. Il en coûte au Seigneur de voir mourir ses fidèles. » (Psaume 116).
Faculté de théologie
La rencontre avec Eric Fuchs aura été une de celles qui ont compté dans ma vie et je voudrais par ces quelques lignes lui en rendre hommage. Je ne parlerai pas ici de l’homme, de son amitié, de son hospitalité, à lui et à Rosemarie, ni des choses qu’il aimait, mais, sur le site de la Faculté, du professeur d’éthique, du directeur de thèse et de mon prédécesseur.
D’abord bibliste, Eric aimait revenir constamment auprès de ses étudiant-e-s sur les textes fondateurs. La théologie s’enracinait dans le récit adamique, dans Job, dans le Sermon sur la montagne, mais aussi dans la compassion lucanienne ou dans les méditation matthéennes sur la Loi. Elle passait également par les grands textes réformateurs. Eric m’a beaucoup appris de Calvin et m’a souvent dit que sa Morale de Calvin était un des livres auxquels il tenait le plus, même s’il n’avait pas eu la réception du Désir et de la tendresse. Pour lui, la théologie devait être une intelligence de la foi, clairement enracinée dans des convictions, mais ouverte à une réalité humaine plus universelle. La foi devait constamment pouvoir rendre compte d’elle-même, se montrer responsable vis-à-vis du monde et entrer en débat avec les autres. Il l’avait expérimenté déjà en dirigeant le Centre protestant d’études ou au sein de l’Atelier œcuménique de théologie, dont il avait été l’un des fondateurs. Cela valait davantage encore au sein de l’Alma mater.
Son cahier des charges même le prévoyait. Engagé dans le dialogue avec les sciences humaines ou la faculté de médecine, il défendait une perspective humaniste sur la bioéthique, la philosophie, la psychanalyse, l’art, mais aussi sur des questions pratiques comme le vieillissement de la population ou la formation des cadres de l’Etat. Par son ancrage dans l’anthropologie biblique, il portait alors une attention particulière au corps, à son plaisir et à sa souffrance, ainsi qu’à la parole humaine comme moyen toujours à reprendre pour dire son énigmatique réalité. Attentif à ce qu’il considérait être des besoins humains fondamentaux, il plaidait constamment pour que la société préserve la sécurité, l’échange et l’identité.
Ce qui me frappait le plus dans les nombreux échanges et débats auxquels j’ai assisté était son écoute. Dans une institution qui valorise d’abord la critique et qui couvre parfois derrière elle la confrontation des ego et l’affirmation de soi, son premier mouvement était toujours d’ouverture et de bienveillance, faisant crédit à l’autre pour en retenir la meilleure part avant d’entrer dans la confrontation. Il le faisait avec vigueur parfois, mais en se gardant d’une position moralisatrice ou de surplomb. Implicitement, une référence revenait souvent, la parabole du bon Samaritain. Elle aurait pu à elle seule résumer la manière dont il voyait l’éthique : attention à voir celui ou celle qu’on ne regarde pas, courage de se détourner du chemin déjà tracé, responsabilité à le prendre en charge, mais aussi refus de tout paternalisme. « Prends soin de cet homme, dit le bon Samaritain à l’aubergiste, et tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai moi-même quand je repasserai. » (Luc 10, 30) Ne pas peser sur l’autre et refuser que l’éthique devienne instrument de contrôle et de pouvoir, c’était aussi être prêt à s’éloigner, non par désintérêt, mais pour rendre à l’autre sa liberté.
De tout cela, je suis profondément reconnaissant à Eric de ce qu’il a fait et de ce qu’il a été et dont la Faculté de théologie gardera longtemps la trace. C’est par ses propres mots que je voudrais conclure ce bref hommage, des mots qu’il applique à Calvin, mais qui valent tout autant pour lui :
« Calvin s’est voulu, et a été, un témoin de la grandeur et du mystère de Dieu ; à cause de cela, il a été aussi très attentif aux effets structurants pour la conscience humaine de l’exigence divine, qui est toujours aussi grâce divine. Dieu appelle l’homme à se rendre responsable pour lui et devant lui de la réalité du monde, afin que celui-ci soit rendu digne de son Créateur. Dieu appelle l’homme à porter le poids de son honneur et de sa justice, et certes il y a des moments où ce poids est lourd ; mais c’est l’honneur de l’homme de ne pas démissionner de cette charge, de cette vocation, de ce ministère. »
François Dermange
Je dois beaucoup à Éric (Fuchs) et avais conservé avec lui des liens d'amitié très forts après les années durant lesquelles j'ai été son assistant.
Il était très fidèle en amitié, toujours à l'écoute et bienveillant, si bien que c'est précisément la reconnaissance pour sa profonde humanité qui s'exprime en premier lieu.
Cette humanité se retrouvait aussi dans son travail d'enseignant chercheur et dans les nombreux liens qu'il avait tissés, notamment avec les équipes médicales, pour réfléchir aux problèmes qu'elles rencontrent et aux questions qu'elles se posent dans l'accompagnement des patients, plus particulièrement en matière de fin de vie.
Sur le plan personnel, c'est avec lui que j'ai découvert, dans le champ de la systématique, l'importance d'une approche méthodique, fondée sur la connaissance des grands textes et des grands auteurs car je n'avais pu en bénéficier à Strasbourg où cette étape était alors omise. Le manuel Comment faire pour bien faire, à la gestation duquel j'ai eu le privilège d'assister, reste ainsi pour moi un modèle de réflexion intelligente, mise à la portée du plus grand nombre avec à la fois simplicité et conviction.
Il m'avait encore associé à la rédaction du Droit de résister, faisant de moi le coauteur de l'ouvrage là où beaucoup d'autres n'auraient fait figurer le nom de l'assistant que dans la préface. Il y là un témoignage du profond respect qu'il avait pour le travail des autres et de l'attention qu'il leur portait.
Quant au titre d'un autre de ses ouvrages Tout est donné, tout est à faire, il reste pour moi un programme de vie exprimant à merveille comment ont vocation à s'articuler la grâce et la sanctification et ce que veut dire l'expression "rendre grâce" dans le quotidien de nos vie.
Il m'avait aussi ouvert, avec Rose-Marie, les portes de leur maison, à l'époque où ils résidaient encore rue Tabazan, cela pour nous associer, avec nos enfants alors tout jeunes, à la célébration de l'Escalade.Et c'est notre fille Marjolaine – qui s'en souvient encore ! –, qui avait eu le privilège de casser la marmite ce jour-là !
Enfin, nous avions pu bénéficier de leur généreuse hospitalité à Tatti, dans les paysages de Toscane, au milieu des oliviers et en compagnie de sa joyeuse descendance qu'il aimait tant. Et il me semble que c'est une forme de grâce aussi que ce soit dans ce cadre qu'il ait pu, alors qu'il était encore en pleine possession de ses moyens, parachever un parcours de vie placé sous le sceau de la grâce qui nous précède, des valeurs de l'Évangile et de la fidélité de Dieu à ses promesses.
À la Faculté, dont il restera une figure marquante, et à toute sa famille, dont je connais, grâce à Rose-Marie et à lui, bien des membres, je tiens à dire toute ma sympathie en ce jour de deuil qui doit être aussi, me semble-t-il, pour ce qui me concerne, l'occasion d'exprimer explicitement une profonde reconnaissance."
Christian Grappe, Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg
30 oct. 2023