État de la recherche
Point n'est besoin de rappeler l'importance de la figure de Calvin, dont l'œuvre a contribué à façonner le paysage religieux, social et politique de l'Europe moderne. Sa production homilétique, dont l'étude permet de jeter des ponts entre le travail biblique et théologique du réformateur d'une part et la construction d'une société pensée et organisée comme chrétienne de l'autre, intéresse à des titres divers, outre les calvinologues à proprement parler, les historiens de la théologie, des pratiques religieuses ou de la langue française.
L'étude des sermons a permis l'une des plus grandes avancées historiographiques dans le domaine des recherches calviniennes des 50 dernières années. Depuis les travaux pionniers d'E. Mülhaupt et de R. Stauffer, qui ont inspiré ceux de T. H. L. Parker ou d'O. Millet, la prédication est aujourd'hui largement reconnue comme une part essentielle de l'œuvre de Calvin. Sans exception, les biographies récentes de Calvin, et notamment celles qui ont paru dans le cadre des célébrations du 500e anniversaire de la naissance du réformateur, accordent une place à part entière à une activité qui a longtemps été tenue dans l'ombre de l'Institution de la religion chrétienne, des traités de circonstance ou des commentaires bibliques: on peut citer, sans prétention d'exhaustivité, les synthèses de R. C. Zachman, de H. J. Selderhuis, d'O. Millet ou d'Y. Krumenacker, les manuels de H. J. Selderhuis ou de W. de Greef, ou encore le Cambridge Companion to John Calvin. (>> bibliographie)
Plusieurs études publiées ces dernières années témoignent de l'intérêt de la recherche pour la prédication de Calvin en tant que telle ou pour la «congrégation», cette réunion hebdomadaire des pasteurs qui visait, autour de Calvin, à assurer la qualité et l'unité doctrinale de la prédication à Genève (voir les travaux d'Eric de Boer). De nombreux travaux récents abordent des aspects plus spécifiques de l'activité homilétique, tels les liens entre prédication et prophétie ou la dimension rhétorique des sermons. D'autres chercheurs s'intéressent à la place du peuple juif dans les sermons calviniens ou à la question de la prédication féminine.
Ce projet éditorial prend ainsi naturellement sa place dans la recherche actuelle. Sa portée scientifique doit être évaluée à différents niveaux. L'entreprise possède tout d'abord une valeur intrinsèque: les 1'500 sermons conservés aujourd'hui (sur les 2'300 qui étaient parvenus jusqu'au début du XIXe siècle) constituent un corpus exceptionnel dans le domaine homilétique de la Réforme francophone du XVIe siècle. Au-delà de la nécessité de mettre en valeur ce patrimoine religieux et culturel, plusieurs pistes s'ouvrent à la recherche. Nous en évoquerons quatre:
1. L'histoire de la fabrication et de la diffusion des manuscrits sortis de l'atelier de Raguenier
L'existence de deux manuscrits, un phénomène assez rare dans le cas des sermons de Calvin, fournira des informations relatives au fonctionnement de l'officine de Denis Raguenier et ouvrira des perspectives nouvelles dans un domaine jusque là peu exploité. Dans l'introduction à sa récente édition, Max Engammare propose un premier bilan de la comparaison entre les deux manuscrits et les quelques sermons imprimés du vivant de Calvin.
2. L'étude de la place du prophète Ésaïe au sein de la pensée théologique de Calvin
D'un point de vue purement quantitatif, la place considérable qu'occupe le prophète Ésaïe dans l'œuvre et la pensée de Calvin est indiquée par les index des passages bibliques inclus dans les Calvini Opera. De fait, comme l'a relevé Max Engammare, les 343 sermons prononcés par le Réformateur entre juillet 1556 et août 1559 constituent «la plus longue série de prédications que Calvin ait jamais prononcée». L'importance accordée par Calvin à Ésaïe est encore confirmée par les deux éditions de son commentaire et les présentations faites dans le cadre de la congrégation. Comme l'écrivait Bernard Cottret, «le théologien ou l'exégète ont [...] tout à gagner à cette reconstitution de la pensée vive du Réformateur». Ainsi, la restitution des derniers sermons inédits sur Ésaïe permettra de compléter et d'affiner nos connaissances sur la manière dont Calvin lut et relut le prophète, sur près de dix-huit ans et à travers les différents genres qu'il pratiqua. Approche déjà pratiquée par P.-D. Nicole et Chr. Rapin dans un article de 1984, l'analyse comparative entre les sermons, les deux versions de son commentaire latin sur Ésaïe et la «proposition» qu'il présenta dans le cadre d'une congrégation promet des incursions nouvelles dans la fabrique rhétorique et exégétique du réformateur.
3. La place de la prédication dans le projet global de la Réforme genevoise
La prédication est incontestablement le vecteur de communication publique le plus important dans les sociétés d'Ancien Régime. Elle l'est tout particulièrement à Genève puisque, pour reprendre les mots de Christian Grosse, la Réforme y a pris la forme «d'une émancipation d'une religion organisée autour de la célébration de la messe au bénéfice d'une religion centrée sur la prédication» . Calvin put dès lors considérer la prédication comme l'un des principaux instruments à sa disposition «pour transformer les coutumes et les mœurs de Genève» (Philip Benedict). On sait que le réformateur, à la suite de la Confession d'Augsbourg, considère la «Parole purement preschee» comme l'une des deux marques de la véritable Église (cf. Inst., IV, I, 9): le rôle de la prédication ne saurait donc être minimisé dans l'établissement de la Réforme à Genève et dans les dispositifs intellectuels et sociaux mis en place pour la faire triompher.
4. L'histoire de la langue française
Le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle d'Edmond Huguet, publié entre 1925 et 1967, intégrait déjà de nombreuses citations empruntées aux sermons de Calvin. Mais jusqu'à récemment, les historiens de la langue française ne s'étaient guère intéressés de façon méthodique au genre du sermon. Si l'importance de Calvin prosateur est reconnue depuis la fin du XIXe siècle, essentiellement grâce à l'Institution, considérée comme un monument de la langue classique avant la lettre, l'exploitation systématique de corpus de sermons (de Calvin mais aussi d'autres auteurs) est susceptible d'apporter des enseignements inédits tant sur leurs particularités sociolinguistiques (par ex. les marques de l'oral) que sur l'évolution du français préclassique et du français régional. L'intégration de ces corpus homilétiques dans des bases linguistiques, telle la base Frantext (ATILF/CNRS, Université de Lorraine), qui comprend déjà le texte intégral de l'Institution de la religion chrétienne, pourrait, à terme, considérablement enrichir la connaissance du fonctionnement synchronique et du développement diachronique de la langue française. Plusieurs projets européens et suisse (PRESTO, Université de Cologne et de Lyon; LGeRM, Université de Lorraine; SERMO, Université de Neuchâtel) s'intéressent actuellement de près à ce type de corpus tout en travaillant à la mise au point d'outils informatiques permettant l'exploitation de textes dont l'orthographe n'est pas encore stabilisée. Le Glossaire des patois de la Suisse romande utilise lui aussi, bien que de façon plus sporadique, les sermons de Calvin.