Esaïe 7 : un destin messianique inopiné ?

Le concept même de «christologie» est piégé lorsqu'il est appliqué en contexte vétérotestamentaire. Il est vrai que la christologie – traduction grecque du concept hébreu de messianisme – en tant qu'elle se définit par rapport à la personne de Jésus de Nazareth, a émergé sur un terreau messianique juif. Cependant, déjà le messianisme de Jésus posait question et le Nouveau Testament lui-même présente le nazaréen comme un personnage en large décalage par rapport aux attentes messianiques de ses contemporains juifs. En outre, le christianisme s'est rapidement affranchi de ses origines culturelles juives et le système dogmatique complexe développé par les églises chrétiennes témoigne d'un profond ancrage culturel dans le monde gréco-romain [1] . Le christianisme a certes érigé sa christologie en faisant référence aux textes de la Bible hébraïque, mais cette lecture fut marquée tant par des conceptions philosophiques qui lui sont étrangères que par des développements historiques nouveaux.

Cette contribution ne vise pas à refaire l'histoire de la lecture christologique de l'Ancien Testament. Nous nous proposons seulement de relire le célèbre texte d'Esaïe 7 et sa fameuse prophétie de l'Emmanuel appliquée par Matthieu (1,18-25) à la naissance du Christ. Cette lecture visera à montrer comment un texte qui n'avait de prime abord aucune visée messianique a pu devenir, pour beaucoup, la prophétie messianique par excellence.

Esaïe 7 et le mémorandum (Es 6,1-8,18)

Les chapitres 6,1-8,18 du livre d'Esaïe forment une unité construite selon un schéma logique et dont le style est relativement homogène. L'ensemble – appelé souvent mémorandum – formait probablement une unité indépendante avant même d'être inséré dans le livre d'Esaïe. Ces trois chapitres, essentiellement narratifs, contiennent des annonces de jugement très violentes à l'égard de Juda. Le récit de vocation du chapitre 6 porte un regard sombre sur la prédication du prophète. Il s'agit pour le prophète de parler sans être entendu, le verset 10 va même jusqu'à ordonner d'engourdir le cœur du peuple. Cette perspective fort négative est reprise à la fin du mémorandum où Yhwh est présenté comme un piège pour son peuple (8,13-15) et un Dieu qui cache sa face (8,17). Aux chapitres 7 et 8, le mémorandum est marqué par un double mouvement du discours prophétique. Par deux fois, une annonce à première vue favorable au royaume de Juda est suivie par l'annonce de sa destruction. L'annonce favorable concerne la chute annoncée des deux royaumes qui, aux alentours de 734, cherchent à mettre le siège devant Jérusalem. Le contexte historique de ce conflit est assez bien connu : il s'agit de la guerre syro-éphraïmite [2] durant laquelle les royaumes de Damas et de Samarie voulurent prendre le contrôle de Jérusalem pour renforcer leur coalition anti-assyrienne. Selon Esaïe 7,1-9, l'échec de la coalition syro-éphraïmite est programmé «ça ne tiendra pas, ça ne sera pas» (v. 7). En 8,1-4 la prise des deux capitales des ennemis de Juda – Damas et Samarie – durant les campagnes du roi assyrien Tiglah Pileser III de 734-732 est même explicitement rapportée.Or, après ces deux oracles réjouissants pour les auditeurs judéens de cette période, une annonce très dure leur est faite. En 7,18-25 apparaît une série de quatre oracles décrivant le déferlement de troupes étrangères en Juda (v.18-19), le traitement humiliant des prisonniers (v. 20) et l'état désastreux d'un pays dévasté et désert (21-25) [3] . En 8, 5-8 le texte annonce que les eaux puissantes du Fleuve – symbolisant l'Assyrie – ne vont pas manquer d'inonder Juda. On peut penser, c'est en tout cas l'hypothèse que nous défendons, que ce mémorandum reflète la prédication ésaïenne durant la première partie de son ministère. En tant que recueil il constitue avant tout une réflexion sur le message prophétique durant cette période.Les remarques ci-dessus montrent que ce mémorandum tient compte d'une part du salut relatif dont a bénéficié Akhaz en 732 mais porte d'autre part un regard sombre sur l'avenir de son royaume. La puissante Assyrie va submerger Juda. Dans le mémorandum, la clé permettant d'expliquer théologiquement ce balancement entre annonces favorables et défavorables pourrait figurer à la fin de la rencontre entre Esaïe et Akhaz au champ du Foulon (7,1-9). Après avoir rassuré le roi en lui annonçant l'échec à venir de ses ennemis, le prophète finit par lui dire «si vous n'avez pas confiance, vous ne résisterez pas» [4] . L'oracle de salut du verset 7 devient un oracle conditionnel au verset 9 qui sonne comme un défi adressé au roi Akhaz. De son attitude dépendra le sort de Juda. Après le verset 9, le lecteur du mémorandum attendrait que le roi tire les conséquences de la nécessaire confiance et qu'il adopte une attitude adéquate. Or, le texte enchaîne en reprenant et développant la question du rapport entre le roi et Yhwh.

Es 7,10-17 se présente sous la forme d'un dialogue en trois parties.

A. Esaïe propose un signe

10 Yhwh parla encore à Akhaz :

11 «Demande un signe pour toi à Yhwh ton Dieu, en-bas au Sheol ou en-haut dans les hauteurs».

B. Akhaz refuse le signe

12 Akhaz répondit : «Je n'en demanderai pas et je ne mettrai pas Yhwh à l'épreuve».

C. Esaïe répond

         1. Adresse sévère à la maison de David

13 Il dit alors : Ecoutez donc, maison de David ! Est-ce trop peu pour vous de fatiguer les hommes, que vous fatiguiez aussi mon Dieu?

         2. Signe de l'Emmanuel

14 C'est pourquoi le Seigneur vous donnera lui-même un signe: Voici que la jeune fille est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel.

15 De crème et de miel il se nourrira, sachant rejeter le mal et choisir le bien.

16 Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les deux rois [5] .

17 Yhwh fera venir sur toi, sur ton peuple et sur la maison de ton père, des jours tels qu'il n'en est pas venus depuis qu'Ephraïm s'est détaché de Juda – le roi d'Assyrie.

Ce passage classique pose d'importantes questions d'interprétation [6] . On peut s'interroger sur les raisons et la signification du refus royal du signe. En outre, en dépit de ce refus, le roi reçoit un signe dont la nature et la signification sont mystérieuses. Le signe réside-t-il dans le fait que la jeune fille devienne enceinte ? dans le nom de l'enfant ? dans l'abandon de la terre alors que l'enfant ne sait pas encore rejeter le mal ? De plus, on ne sait pas si le signe donné à Akhaz lui est favorable ou non. Après la réprimande qu'Esaïe adresse au souverain, la logique voudrait qu'une sanction lui soit annoncée, comme ce semble être le cas à partir du verset 18. Or, tant l'abandon de la terre des ennemis d'Akhaz (v.16) que le nom et la description d'Emmanuel semblent à première vue positifs (v.14).La difficulté est telle que certains exégètes ont cherché à la résoudre d'une manière diachronique en considérant, par exemple, que les aspects positifs du signe devaient être tenus pour secondaires [7] . La solution que nous proposons ici, permet de lire 10-17 sans avoir à postuler une correction trop importante.

Le rejet du signe par le roi Akhaz

Pour le lecteur du mémorandum, le fait que roi se voie proposer un signe présuppose que l'injonction prophétique de ne pas craindre les ennemis (7,4) et de faire confiance à Yhwh (7,9) n'a pas été suffisante. D'ailleurs la proposition d'un tel signe n'aurait aucun sens si 7,10-17 était le compte rendu d'un épisode sans lien avec ce qui précède. En outre, le refus du signe par le souverain Akhaz est préparé par le fait que le message ésaïen n'est pas appelé à être reçu par ses auditeurs (6,9-10). La réponse du roi refusant de mettre Yhwh à l'épreuve (7,11) est certes conforme à la législation de Deutéronome 6,16, mais la réaction d'Esaïe indique qu'elle est comprise comme une dérobade faussement pieuse [8] . Cette réaction est particulièrement violente, puisqu'elle va jusqu'à accuser le roi et sa maison de fatiguer Dieu. En outre, un jeu de langage laisse entendre qu'Akhaz perd le soutien divin au moment même où il refuse le signe. En effet en 7,11 Esaïe dit «Demande un signe pour toi à Yhwh ton Dieu» alors qu'en 7,13 il termine par «que vous fatiguiez aussi mon Dieu comme si Yhwh était encore le Dieu du roi en 7,11 et ne serait plus que celui du prophète en 7,13.S'il avait accepté de demander un signe, le roi aurait témoigné de sa décision de suivre la voie indiquée par Esaïe. Il n'y a pas lieu de discuter ici des implications concrètes que cela aurait eu, mais il est évident qu'un certain nombre de décisions politiques auraient été nécessaires. Le prophète Esaïe est connu pour la nature souvent politique de sa prédication [9] . Le verset 11b présente des difficultés de traduction importantes. Nous l'avons rendu par «en-bas au Sheol ou en-haut dans les hauteurs» [10] . Quoi qu'il en soit, il est clair qu'aux yeux de l'auteur de ce texte le refus royal marque une attitude d'autant plus bornée, que le signe proposé témoigne de l'universelle souveraineté de Yhwh. Akhaz est présenté ici comme l'antithèse du roi fidèle à Yhwh. Non seulement il ne fait pas spontanément la volonté de Yhwh, mais ne va pas en ce sens malgré l'affirmation du soutien massif de Dieu.

Le signe de l'Emmanuel

Avant d'en venir au signe qu'en dépit de son refus Akhaz va recevoir, quelques remarques s'imposent sur la notion même de «signe». Le signeLe terme hébreu ’ôt que l'on traduit le plus souvent par signe désigne fondamentalement une marque d'identification. Cette marque peut certes être un événement surnaturel, comme lorsque Dieu s'identifie auprès de Gédéon en Jg 6,17-40 ou lors des interventions divines en Egypte (Ex 4 et 7,3; Nb 14,22). Cependant, le signe envoyé par Dieu n'est pas nécessairement de caractère miraculeux. Ainsi en Gn 1,14, les astres sont les signes pour le calendrier, l'arc-en-ciel est le signe de l'alliance avec Noé, la victoire sur les Cananéens est un signe de la présence divine (Jos 24,17-18) et la mort violente de Hofni et Pinhas le signe de la déréliction d'Eli (1 Sam 2,34). Finalement, la circoncision est considérée comme un signe de l'alliance de Dieu avec Abraham (Gn 17,11) tout comme le Sabbat celui de l'alliance entre Dieu et son peuple (Ex 31,13). Plus qu'un événement «surnaturel», un signe est donc la marque de l'action divine. Une action qu'avec notre regard de moderne on pourrait tenir pour parfaitement «naturelle», mais dans laquelle les anciens voyaient la main de Dieu. La frontière entre phénomène naturel et action divine n'est jamais claire, surtout dans l'orient ancien. D'un point de vue théologique, on peut d'ailleurs rappeler que la démarche de foi peut précisément consister à lire des faits naturels comme signes de l'action divine. A cet égard, le rituel de la Sainte Cène est caractéristique. C'est par la foi que le croyant peut voir dans le pain et le vin le corps et le sang du Christ.La jeune fille devient enceinteLa question de la frontière entre phénomène naturel et action divine joue un rôle central dans le débat sur l'interprétation du signe de la naissance de l'Emmanuel. Le christianisme, à la suite notamment de l'évangile de Matthieu, a interprété ce texte comme l'annonce de la naissance virginale du Christ (Mt 1,18-25).En lui-même, le texte n'oblige en aucune façon à penser que le signe consiste en une naissance miraculeuse. Plusieurs arguments peuvent être invoqués en ce sens. D'une part, dans la vision du monde biblique, la conception d'un enfant est toujours une œuvre divine (cf. Ps 139; Jb 10,9-12). D'autre part, si l'on fait abstraction de l'interprétation matthéenne du texte, la formulation d'Esaïe 7,14 n'invite pas à lire une annonce de naissance extraordinaire.hinné hâ‘almâ hârâ weyolèdèt bén weqârâ’t shemô ‘immânû’él [11] «Voici la jeune fille est enceinte et enfante un fils, elle lui donnera [12] le nom d'Emmanuel.»La formulation hébraïque d'Esaïe 7,14b qui utilise les verbes «être enceinte» et «enfanter» au participe ne permet pas de savoir si la jeune fille est déjà enceinte ou si elle est appelée à la devenir [13] . Seul le fait de nommer l'enfant se situe clairement dans le futur. En outre, contrairement à ce que laisse entendre la traduction grecque parthenos, le terme hébreu ‘almâ «jeune fille» ne suppose nullement qu'il s'agisse d'une femme vierge. Sur les 9 occurrences de ce vocable dans la bible hébraïque, il désigne dans deux cas des danseuses sacrées (1 Chr 15,20; Ps 68,26; évent. Ps 46,1) alors que, dans les autres cas, le contexte montre que ce terme désigne une jeune fille désirable, en âge de procréer, mariée ou en passe de l'être. Pr 30,18-19 rapporte que «voici trois choses qui me dépassent et quatre que je ne comprends pas: le chemin de l'aigle dans le ciel, le chemin du serpent sur le rocher, le chemin du navire en haute mer et le chemin de l'homme vers la jeune fille». En Gn 24,43 c'est Rébecca au puits qui est désignée de la sorte et finalement le Cantique mentionne des jeunes filles rivales de l'héroïne du texte (Ct 1,3; 6,8). Il est probable que le terme ‘almâ s'applique à une jeune fille qui n'a pas encore eu d'enfant, sans que son utilisation ne permette d'exclure le fait que la jeune fille d'Esaïe 7 soit déjà enceinte. Quoi qu'il en soit du débat sur le sens du mot ‘almâ et même si on pense que «jeune fille» suppose la virginité, l'affirmation «la jeune fille deviendra enceinte» n'implique nullement que la jeune fille concernée serait appelée à rester vierge après la conception de l'enfant. Une telle lecture témoigne d'une solide précompréhension du passage. En Esaïe 7, cette focalisation de l'interprétation sur la virginité mariale conduit à projeter l'annonce prophétique d'Esaïe sur un futur très lointain du prophète du 8ème siècle. S'il faut prendre acte de l'existence de cette lecture, qui est celle l'évangile de Matthieu, elle ne doit masquer ni le sens que ce signe a pu revêtir pour les contemporains du roi Akhaz et d'Esaïe, ni les points sur lesquels le texte met l'accent. Deux éléments jouent un rôle important dans ce texte : le nom donné à l'enfant (v. 14) et la référence chronologique que sa naissance permet d'obtenir par rapport aux événements décrits aux versets 16ss. EmmanuelMais revenons quelques instants à la situation décrite par le récit. Esaïe se trouve en face du roi Akhaz lorsqu'il prononce «Voici la jeune fille est enceinte et enfante un fils». La jeune fille prend ici l'article défini ce qui signifie que le prophète parle d'une femme précise. Plusieurs possibilités ont été envisagées quant à l'identité de cette jeune fille. Parmi les plus vraisemblables [14] , on trouve une femme du peuple présente dans l'assemblée, la femme du prophète ou plus probablement celle du roi. La question de son identification revêt une certaine importance, car si Emmanuel est le fils du roi, cette annonce équivaut à une promesse dynastique pour Akhaz. Le fait qu'aucun Emmanuel ne soit connu parmi les successeurs d'Akhaz ne constitue pas une difficulté insurmontable puisque l'on sait que, comme en Egypte, les souverains judéens pouvaient disposer de plusieurs noms de règne. L'identification d'Emmanuel avec Ezékias, le successeur d'Akhaz, nous semble dans ce contexte l'option la plus vraisemblable.La signification du nom «Emmanuel» est plus intéressante encore que celle de son identification. Ce nom peut littéralement être traduit «Dieu (’él) avec nous (‘immânû)». Une première lecture pourrait laisser penser qu'il s'agit là d'une annonce favorable à Juda. Or, nous avons vu plus haut que cette annonce de bonheur serait pour le moins surprenante après le manque de confiance dont le roi a fait preuve. On pourrait certes comprendre que ce verset annonce la venue prochaine d'un souverain conforme à la volonté divine (Ezékias), mais cette annonce de grâce pour Israël ne cadre guère avec les désastres annoncés dans la suite du chapitre [15] . Il faut donc se demander si l'interprétation de ce nom comme une annonce de bonheur est la seule possible. En hébreu, «Emmanuel» constitue une petite sentence ne comportant pas de verbe. Ce nom propre peut dès lors signifier une affirmation «Dieu est avec nous»,  mais il peut tout aussi bien indiquer une proposition optative indiquant un souhait voire une supplication «que Dieu soit avec nous» [16] . La grammaire ne nous est d'aucun secours pour trancher entre les deux termes de l'alternative. L'enjeu d'interprétation est considérable car, si Emmanuel devait être compris comme un voeux ou une supplication, bien loin d'indiquer le triomphe de Juda, il pourrait témoigner d'une situation de détresse. Cette seconde interprétation nous paraît la plus vraisemblable ; elle s'accorde non seulement avec le contexte étroit du ch. 7, mais aussi avec le malheur annoncé pour Juda en Es 8,8 qui se termine par «(l'Assyrie) remplira la largeur de ton pays, Emmanuel». Ce rappel du nom d'Emmanuel dans le contexte de l'annonce de malheur de 8,8 n'est pas sans faire jouer l'ironie. Au royaume judéen qui pensait «Dieu est avec nous», il est dit que dans la détresse cette même expression peut devenir la supplication «que Dieu soit avec nous». Dans le mémorandum, le nom d'Emmanuel fonctionne comme un signe ambigu qui exprime l'enjeu fondamental du texte, sans une vraie confiance en Dieu l'affirmation de sa présence a tôt fait de se transformer en cri de détresse. L'auteur du mémorandum joue donc tant en 7,14 qu'en 8,8 sur l'ambiguïté du terme Emmanuel pour remettre en question les fausses certitudes des judéens.Avant que l'enfant ne sache…Le verset 16 introduit un autre élément de grande importance pour interpréter le signe et donc pour comprendre le discours ésaïen. La naissance de l'enfant sert de référence chronologique situant la survenue d'événements à venirs. « Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les 2 rois» (TOB). La deuxième partie du verset 16 semble à nouveau inviter à lire un signe favorable au roi Akhaz. En effet, 16b parle d'un événement réjouissant pour Akhaz, puisqu'il s'agit de la chute et de l'abandon des royaumes ennemis syro-éphraïmites. On retrouve donc la difficile question de la cohérence de ce passage où s'enchaîne la révolte du roi (7,10-13), l'annonce de sa bénédiction (7,16) et des annonces de malheurs (7,17 ss.). Faut-il percevoir dans ce texte l'image d'un Dieu tellement bon qu'il offre un signe de bonheur à un roi révolté ? Rien n'est moins sûr, car deux observations invitent à s'interroger sur le contenu primitif de ce verset et à envisager la possibilité qu'un scribe soit venu altérer ce verset.La première difficulté se situe dans la première partie du verset. La capacité à choisir le bien et rejeter le mal peut être comprise de diverses manières. S'agit-il d'un discernement minimal de ce qui est bon ou mauvais, ce que l'on pourrait situer avant l'âge de 2 ans ? d'une capacité d'un premier choix moral vers 7-8 ans ? ou d'un véritable jugement performant, de la capacité de se gouverner voire de gouverner autrui, ce qui n'est possible qu'à l'approche de l'âge adulte ? Le fait que la deuxième partie du verset parle des événements de 733-732 suppose qu'il s'agit du discernement du tout petit enfant, l'oracle étant sensé avoir été prononcé aux alentours de 734, selon le contexte du chapitre 7. Or, l'interprétation de l'expression «choisir le bien et rejeter le mal» comme le discernement pratique dont dispose le tout petit enfant est assez invraisemblable vu la connotation morale que ne peut manquer de suggérer l'alternative bien - mal. La deuxième difficulté tient au contenu du verset 16b.té‘âzéb hâ’adâmâ ’ashèr ’atâ qâts mipné shené melâkèhâ peut être rendu «elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les 2 rois». Le singulier déterminé la terre (hâ’adâmâ) pose une difficulté, car cette terre unique appartient à deux rois. La terre désignerait donc celle d'Aram et de celle du royaume du nord d'Israël. Un tour d'horizon des 223 occurrences du terme ’adâmâ dans l'Ancien Testament montre que ce terme peut désigner la matière (le sol), toute la terre ou encore la terre d'un groupe ou d'un peuple. C'est cette dernière acception qui est utilisée ici. Or, une ’adâmâ est toujours associée à un peuple unique [17] , on ne trouve jamais ce terme utilisé comme collectif (la terre de plusieurs peuples). Un seul cas parle de plusieurs terres liées à plusieurs groupes, ’adâmâ est alors utilisé au pluriel (Ps 49,12). En Es 7,16 le singulier est d'autant plus étonnant que ’adâmâ y est déterminé, souligne le fait que c'est bien d'une terre précise dont il est question. Les deux difficultés soulevées ci-dessus constituent de sérieux indices d'une altération textuelle. C'est pourquoi nous proposons l'hypothèse selon laquelle le texte original de 16b pourrait s'être non pas terminé par un suffixe 3fsg mais par la terminaison du masculin pluriel. En hébreu ce changement est graphiquement restreint, un mem aurait été changé en he. Le texte hébreu du verset 16b serait alors té‘âzéb hâ’adâmâ ’ashèr ’atâ qâts mipné shené melâkîm ce qui peut alors être traduit , «elle sera abandonnée la terre parce que tu as craint devant deux rois». La terre ne doit plus être comprise comme celle des deux ennemis d'Akhaz, mais comme celle de Juda. Ce changement textuel ne serait pas le résultat d'un accident de copie, mais pourrait s'expliquer par des raisons théologiques. Dans un premier temps, l'oracle annonçait à Akhaz que son territoire allait être dévasté avant même que son fils ne soit en mesure de le gouverner. L'oracle de naissance du successeur d'Akhaz en 7,14 débouche, comme le veut le genre littéraire, sur une annonce relative au destin de l'enfant. En l'occurrence ce destin est funeste puisque le royaume de ce futur roi est dévasté avant même qu'il ne soit en mesure de régner. Or, aucun événement de ce type ne s'est produit durant la vie d'Akhaz ni même au début du règne de son successeur Ezékias (dès 716). Ce n'est qu'en 701 qu'une dévastation partielle de Juda a eu lieu et il a fallu attendre encore plus d'un siècle pour qu'advienne la grande déportation de Juda. Face au retard pris par l'accomplissement de l'oracle, on peut aisément comprendre qu'un copiste ait corrigé le texte du verset 16 afin de le faire s'appliquer – par une légère correction – à la destruction de Damas et d'Israël. Ce correcteur n'a bien évidemment pas eu la volonté d'altérer les paroles du prophète, mais a, au contraire, cherché à rétablir ce qu'il croyait être la véritable teneur de l'oracle. Ce faisant le correcteur fait d'Esaïe un prophète dont les oracles s'accomplissent, mais il casse en même temps la logique des paroles d'Esaïe 7,10-17 (annonce de malheur consécutive au rejet du signe) et celle de leur enchaînement avec 7,18ss. qui annoncent de sérieux ennuis pour Juda. Le verset 17 en parlant de «jours tels qu'il n'en est pas venus depuis qu'Ephraïm s'est détaché de Juda» laisse entendre que ces jours seront les plus terribles de l'histoire de Juda. L'auteur de la notice «le roi d'Assyrie» (v. 17b) avait bien compris la référence au danger assyrien.

Les relectures d'un texte

La proposition de lecture présentée ci-dessus invite à lire le texte originel d'Esaïe 7 comme un épisode où Akhaz, après avoir reçu une parole de salut (v. 4) et l'avoir rejetée (v. 12), finit par entendre de la part du prophète l'annonce d'événements tragiques pour son propre royaume. Ce passage s'inscrit alors logiquement dans le contexte du mémorandum (Es 6,1-8,18). Le manque de confiance du roi vis-à-vis de Yhwh débouche sur le terrible signe de l'Emmanuel, dont la naissance annonce la dévastation de la terre de Juda avant même que l'enfant n'atteigne l'âge adulte. Son nom même, suppliant «que Dieu soit avec nous» indique la détresse dans laquelle va se trouver alors le peuple de Juda. La rédaction de cette première mouture d'Esaïe 7 et du mémorandum doit probablement être située durant la deuxième partie du règne d'Akhaz voire au début de celui d'Ezékias. Ce souverain ne joue pas encore, loin s'en faut, le rôle de roi idéal que lui fera revêtir plus tard une certaine littérature deutéronomiste (cf. 2 R 18-20; sp. 18,3). La réaction négative d'Akhaz à la prédication d'Esaïe lors de l'épisode de 7,1-17, son refus de faire confiance à Dieu seul (plutôt qu'à des alliances militaires avec les uns ou les autres) permet d'expliquer pourquoi au yeux du prophète, Juda va être envahi par les assyriens.La signification du texte change à la suite de l'intervention d'un scribe qui, par une correction de la dernière lettre du verset 16, transforme l'annonce de la destruction de la terre de Juda, en une annonce favorable à Akhaz, celle de l'anéantissement de ses ennemis (Damas et Israël).Dans le premier Esaïe, on trouve d'autres passages qui annoncent de manière beaucoup plus radicale le triomphe de Juda. Ces éléments témoignent qu'un véritable travail éditorial a été opéré sur la première partie du livre d'Esaïe, vraisemblablement au cours d'une période où Juda et son souverain se trouvaient dans une très bonne situation. Pour ce rédacteur, que l'on date généralement de l'époque du roi Josias (640-609), les annonces de malheur prononcées par Esaïe se sont accomplies durant les cent années de domination assyrienne qui suivirent la vie du prophète. Pour lui, le jugement de Yhwh est appelé à prendre fin en débouchant sur une période de bonheur. C'est ainsi que l'on doit à cette rédaction «josianique» un certain nombre de passages du livre d'Esaïe qui se réjouissent de la chute de l'empire assyrien et portent aux nues le souverain judéen [18] . Dans le mémorandum, on peut penser que des traces de la «rédaction josianique» apparaissent en 8,9-10, un texte qui corrige la lecture de l'Emmanuel que l'on trouve en 7,14 et 8,8. Le verset 15 du chapitre 7 pourrait également appartenir à cette rédaction. En effet, les commentateurs ont souvent remarqué que ce verset interrompait la succession des versets 14 et 16 tout en reprenant le contenu du verset 16 [19] . Le choix entre le bien et le mal qui servait simplement en 7,16 à marquer la chronologie devient un moyen d'exalter le personnage d'Emmanuel. Selon la formulation du verset 15, le «choix du bien» laisse entendre que l'Emmanuel préfigure un roi gouvernant de manière parfaite. En outre, la nourriture qui en 7,22 était celle d'un pays dévasté [20] , est relue en 7,15 comme une nourriture royale d'abondance. L'ensemble de ces observations sur le processus de correction du texte, permet de comprendre comment Esaïe 7 qui n'avait d'abord aucune connotation messianique – le personnage royal dont la naissance est annoncée sert de repère chronologique pour l'annonce d'événements dramatiques – va pouvoir être relu dans un sens messianique. Cette lecture messianisante va avoir un énorme succès, notamment dans le christianisme qui fera de l'Emmanuel une figure du Christ et lira l'événement de sa naissance comme un miracle.ConclusionsEn tant que lecteur de l'Ancien Testament on peut être surpris des interprétations des textes bibliques par le Nouveau Testament et par-delà par la tradition chrétienne qui nous paraissent souvent fort éloignées du sens «originel» du texte. L'exégète de tendance historique et critique cherche à éclairer la compréhension des textes bibliques en les replaçant – tant que faire se peut – dans le contexte historique où ils ont émergé. Il s'interroge sur la signification que le texte a pu avoir au moment de sa mise par écrit, l'intention du ou des auteurs, la façon dont ces textes ont pu être reçus par les lecteurs anciens. Ce faisant, l'exégète cherche à prendre au sérieux la profonde distance historique qui nous sépare du monde antique. Il sait que notre expérience est bien loin de celle des anciens, que nos questions ne sont pas les leurs, il sait finalement que la réception du texte biblique par un lecteur moderne nécessite un gros travail herméneutique.Mais est-ce à dire que si l'on parvenait parfaitement à comprendre le texte dans son contexte originel et que de surcroît on réussissait à faire le lien entre notre contexte et le texte, on aurait épuisé le sens du texte ? Cela signifierait-il alors que, si notre lecture d'Esaïe 7,10-17 comme un texte de jugement est conforme à sa signification d'origine, en le lisant d'une manière eschatologique et messianique les lecteurs chrétiens se seraient trompés ? Faut-il revenir au sens primitif et rejeter les interprétations christologiques ?Je suis loin de le penser. Il n'y a pas lieu de prononcer un jugement sur la légitimité des lectures chrétiennes de l'Ancien Testament. Le christianisme naissant a lu la Bible juive à sa manière, plus tard, les églises des Conciles ont lu la Bible chrétienne selon des critères différents des nôtres. Il appartient aux lecteurs modernes de relire ces textes avec leurs propres bagages culturels. C'est le jeu nécessaire de l'interprétation, lequel ne s'arrêtera que lorsque les textes cesseront d'être lus, c'est-à-dire le jour où ils n'intéresseront plus personne. Ce qui serait naïf ce serait de refuser de voir comment telle ou telle lecture projette sur le texte les problématiques de son milieu et de son temps. Il appartient à l'exégète de s'interroger sur ce processus d'interprétation parce que ce processus fait partie du monde du texte. Cette attention aux interprétations successives n'est pas seulement un moyen d'ajouter encore quelques centaines de pages érudites d'histoire de la réception aux commentaires. Il s'agit de comprendre et connaître ces lectures afin de pouvoir s'en inspirer, mais souvent aussi s'en libérer, car la plus grande fossoyeuse d'une interprétation vive et stimulante des textes est l'envie de les avoir compris avant même de les avoir étudiés.  

Jean-Daniel Macchi

 



[1] A titre d'exemple, la question de la double nature du Christ se serait assurément posée de manière totalement différente dans le monde hébraïque marqué par une anthropologie non dualiste.

[2] Voir par exemple les histoires d'Israël de Martin Noth, Histoire d'Israël, Bibliothèque historique, Paris, 1954, p. 266-269; G. W. Ahlström, The History of Ancient Palestine from the Palaeolithic Period to Alexander's Conquest., JSOT.S 146, Sheffield, 1993, p.629-631; H. Donner, Geschichte des Volkes Israel und seiner Nachbarn in Grundzügen, GAT 4, Göttingen, 1984-86, vol. 2, p.305-313; J. A. Soggin, An Introduction to the History of Israel and Judah, London, 1993, p.237-241; S.A. Irvine, Isaiah, Ahaz and the Syro-Ephraimitic Crisis, SBL.DS 123, Atlanta, 1990.

[3] La présence de quelques têtes de bétail par habitant témoigne de l'effondrement de l'économie agricole et le retour exclusif aux activités pastorales. L'abondante production de lait témoigne plutôt de cet effondrement et du dépeuplement du lieu que d'un pays idéal.

[4] En Es 7,9 le texte hébreu joue sur la racine ’mn qui peut signifier «croire, avoir confiance» au mode Hif'il et «résister, subsister» au Nif'al.

[5] La traduction de ce verset est celle de la Traduction Œcuménique de la Bible.

[6] La bibliographie concernant ce chapitre est considérable. On renverra notamment aux commentaires de W. Brueggemann, Isaiah 1-39, WBC, Westminster, 1998; R.E. Clements, Isaiah 1-39, NCBC, Grand Rapids / London, 1980; E. Jacob, Esaïe 1-12, CAT VIIIa, Genève, 1987; O. Kaiser, Das Buch des Propheten Jesaja: Kapitel 1-12, ATD 17, Göttingen, 19815; H. Wildberger, Jesaja 1-12, BKAT 10/1, Neukirchen-Vluyn, 1972, ainsi qu'aux ouvrages suivants : R.E. Clements, «The Immanuel Prophecy of Isa. 7:10-17 and Its Messianic Interpretation», in Die Hebräische Bibel und ihre zweifache Nachgeschichte. Festschrift für Rolf Rendtorff zum 65. Geburtstag, E. Blum (éd.), Neukirchen-Vluyn, 1990, pp. 225-240; C. Dohmen, «Das Immanuelzeichen. Ein jesajanisches Drohwort und seine inneralttestamentliche Rezeption», Biblica 68, 1987, pp. 305-329; Antti Laato, Who is Immanuel? The Rise and the Foundering of Isaiah's Messianic Expectations, Abo, 1988; J Vermeylen, Du prophète Isaïe à l'apocalyptique. Isaïe, 2 vol., EtB, Paris, 1977-1978; J. Werlitz, «Noch einmal Immanuel - gleich zweimal!», Biblische Zeitschrift 40, 1996, pp. 254-263; W. Werner, Eschatologische Texte in Jesaja 1-39. Messias, Heiliger Rest, Völker, fzb 446, Würzburg, 1982.

[7] Ainsi O. Kaiser, op. cit, attribue 14-16 à une relecture messianisante.

[8] On relèvera que plusieurs personnages bibliques, tels Gédéon (Jg 6, 17-40) et Ezékias (2 R 20,8 // Es 38,22) demandent et reçoivent des signes. Dans ce dernier cas, on peut même se demander si pour le rédacteur de 2 R 20 // Es 38, la demande de signe ne sert pas à mettre la figure du pieux Ezékias en contraste avec celle de l'impie Akhaz.

[9] Au cours des événements de 713-711, le  message ésaïen – que l'on retrouve aux chapitres 28-32 – invite au rejet d'une alliance avec l'Egypte qui visait à mettre en question la domination assyrienne sur la région (cf. 30,1-5; 31,1-3). Selon Esaïe, le refus de se révolter contre l'Assyrie est donc l'attitude à adopter. A propos de l'épisode de 734-732, l'option politique préconisée par Esaïe 7 n'est pas entièrement claire. Une résistance face à l'attaque syro-éphraïmite semble être envisagée sans qu'une demande d'aide à l'Assyrie ne paraisse souhaitable. L'annonce, ailleurs dans le mémorandum, d'un malheur venant d'Assur me paraît exprimer une défiance du prophète vis à vis d'éventuelles alliances avec ce puissant empire.

[10] ha‘méq she’olâ ’ô hagbéah lema‘elâ. Lire ha‘méq et hagbéah comme des adverbes (en-bas, en-haut). Avec les traductions grecques comprendre she’olâ vers le Sheol au lieu de l'impératif de la racine sh’l demander.

[11]   Le système de transcription utilisé ici ne correspond pas à celui habituellement utilisé en science biblique. Il permettra au lecteur francophone de lire plus aisément le texte. L'hébraïsant n'aura pas de peine à s'y retrouver.

[12] Avec la plupart des traductions, lire un 3fsg (forme archaïsante) plutôt qu'un 2fsg.

[13] En Gn 16,11, où apparaît une formule quasiment identique, Hagar est déjà enceinte et enfante plus tard.

[14] Outre l'idée de la mère du messie eschatologique (interprétation matthéenne), d'autres identifications de la jeune fille ont été proposées qui vont d'une prostituée sacrée à l'incarnation de Sion en passant par une déesse. Ces deux dernières propositions ne permettent guère de comprendre la naissance comme une référence chronologique pour les événements des versets 16ss.

[15] Cette lecture est par exemple celle de Sigmund Mowinckel, He that Cometh, , Oxford, 1956, pp.110-119 qui voit dans l'annonce de l'Emmanuel une attente de type messianique projetée sur le successeur du roi actuel.

[16] En hébreu, les propositions nominales permettent tout autant que les pharses verbales au mode jussif d'exprimer le souhait. En Ruth 2,4, la phrase nominale "Yhwh soit avec vous" est même mise en parallèle avec la phrase jussive "que Yhwh te bénisse". Joüon 163b présente plusieurs autres exemples de phrases nominales de ce type.

[17] On parle souvent de la terre d'Israël (notamment chez Ezékiel), mais on peut aussi parler de la terre de Juda (Es 19,17), de Moab (Es 15,9) une terre étrangère (Jr 27,11). En Jr 12,14 lorsque le texte parle de ’admâtâm il est évidemment question d'une terre (sg) par peuple (sfx pl).

[18]   Nous devons la thèse d'une édition josianique du livre d'Esaïe à Hermann Barth, Die Jesaja-Worte in der Josiazeit. Israel und Assur als Thema einer produktiven Neuinterpretation der Jesajaüberlieferung, WMANT 48, Neukirchen-Vluyn, 1977.

[19] L'étrangeté du verset 15 a souvent été remarquée (cf. W. Brueggemann, op. cit, p.71) il a d'ailleurs parfois été considéré comme secondaire (voir H. Wildberger, op. cit, p.295-296).

[20] Cf. n.3.