Les images dans la mondialisation, un problème d'échelle

 

       Quel rôle ont les images dans la mondialisation ? Ce rôle est peu étudié, surtout à grande échelle. Quelles sont les images les plus partagées ? L’homogénéisation souvent décriée a-t-elle vraiment eu lieu ? Y a-t-il des centres et des cultures dominantes dans la circulation mondiale des images ?   

Le projet Visual Contagions (FNS 2021-2024), mené par la chaire des humanités numériques à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, tente de répondre à ces questions. Certaines sources visuelles, numérisées en masse, sont disponibles à l’échelle mondiale pour tout le long XXe siècle : des périodiques illustrés, des affiches de films, des images de réseaux sociaux. Reste à en faire l’étude historique, en s’aidant d’algorithmes autant que nos  propres connaissances.

L’équipe : Marie Barras, Nicola Carboni, Adrien Jeanrenaud, Adélaïde Quenson, Thomas Gauffroy-Naudin, Rui-Long Monico, Bokar N’Diaye, sous la direction de Béatrice Joyeux-Prunel. Avec la collaboration de Guillaume Aebi, Céline Bélina, Raoul Bikel, Aurora Madsen, Tara Lazovic, Elodie Sierro, Esther Solé i Marti et Barbara Topalov, et des étudiants et étudiantes en humanités numériques.

 

Des algorithmes pour étudier la mondialisation visuelle 

Quand les quantités nous dépassent, les machines sont là pour nous aider. Encore faut-il réunir des données pertinentes, suffisamment représentatives et bien décrites pour que leur étude soit utile.

Pour les périodiques, des millions de revues et de journaux du monde entier sont disponibles en ligne. Si la presse européenne et les périodiques nord-américains restent les plus représentés, nous parvenons progressivement à trouver des revues d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique du Nord. Près de 15 millions d’images ont été rassemblées, à partir de périodiques parus essentiellement des années 1890 aux années 1960. 

Pour étudier la mondialisation cinématographique, des dizaines de milliers d’affiches de film peuvent être récupérées sur des sites spécialisés dans le cinéma et ses affiches. Produites après 1945, ces affiches de films sont accompagnées d’informations sur leur production, leur circulation et leur réception, et peuvent être étudiées aussi en tant qu’images. 

Quant aux réseaux sociaux, c’est une archive éphémère des gouts du monde. Les images sur les réseaux soicaux permettent par exemple d’étudier la mondialisation du Street Art, ou celle de l’art. 

En groupant toutes ces images par similarité visuelle, on peut repérer des motifs, des reproductions d’objets, d’ ’icônes’ du XXe siècle ou même de styles, dont la circulation est ensuite reconstituée.

 

Epidémies visuelles – aux origines de notre temps ?

Quelles ont été les images les plus vues au XXe siècle ? Que disent-elles des générations passées et présentes ? Y a-t-il des centres et des périphéries dans le déluge mondial des images imprimées ? Y a-t-il une trame derrière l’apparent chaos de la mondialisation visuelle ?  

Le premier XXe apparaît comme un siècle encore religieux : les images de la Vierge Marie circulent en grande quantité, surtout en Europe avant les années 1950. Depuis les années 1950, la presse illustrée témoigne d’un mouvement de désenchantement et de prise de distance avec les héritages européens.

Une image de la Vierge par des images de la Vierge

Le XXe siècle est aussi une époque où s’impose une culture favorable à l’automobile – l’objet de consommation le plus reproduit sur toute la période. On sait l’impact des images sur les modes de consommation et sur la fabrication des désirs – ce que Deleuze et Guattari nommaient le « capitalisme libidinal ». Faudra-t-il un jour interdire la reproduction de ce genre d’images, pour sortir des addictions collectives sur lesquelles s’est ancré l’anthropocène ?  

L’âge d’or du cinéma hollywoodien vit ses dernières heures à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais il ne le sait pas encore. Bientôt la télévision et la vidéo offriront des moyens plus rapides et plus personnels de voir des images. Les cinématographies nationales s’ouvrent peu à peu. Les films et les images qu’ils charrient circulent plus largement au niveau mondial. Plus récemment, l’empreinte grandissante du numérique a fait circuler ces images de plus en plus vite.

Une visualisation colorimétrique des images de Vénus sur Instagram

Tisser, jouer et se jouer : l’IA dans la recherche en sciences humaines

Mondialisation visuelle – big data – images en masse… Comment raconter et visualiser la mondialisation par l’image ? Comment mettre à jour des logiques dans le chaos, sans trop plaquer nos attentes sur nos corpus ?

Et comment tenir compte des effets de la méthode sur les résultats ?

De l’infographie mondiale à l’étude de cas t, les points de vue peuvent être très différents. Le défi est de garder une cohérence, sans trop objectiver nos résultats, et de faire place à l’intelligence et l’intuition des experts et expertes que nous sommes.

Chaque étape de la recherche influence les autres; comme un tissage compliqué dont le résultat dépend de notre capacité, justement, à n’oublier aucun fil.

Les méthodes décalées de la recherche-création nous ont paru la meilleure manière de prendre du recul sur cette démarche, pour mieux saisir ce qui s’y trame. Autant se confronter directement aux algorithmes, et le faire dans l’exercice même où l’historien.ne se pense un peu trop indépendant : le récit.

Nous voulions aussi noyer notre projet dans une histoire plus large et plus longue. Toute étude de la mondialisation visuelle à l’époque contemporaine est chargée de l’histoire des images, de l’histoire des techniques, comme de l’histoire des peurs et des espérances que fait naître la rencontre entre cultures.

Un thème s’est imposé : le tissage. De la tapisserie de Bayeux, brodée au XIe siècle pour raconter la conquête de l’Angleterre par la maison de Normandie, au vocabulaire textile d’internet (Web, Threads, Networks…), en passant par la naissance dans l’industrie du tissu de la carte à trous, le textile nous semble tisser des liens entre les facettes multiples et variées de notre démarche historienne. 

B-AI-Yeux. Une tapisserie générée à partir d’un projet, d’une histoire et d’images

B-AI-Yeux – drôle de nom pour une tapisserie fictive née de la génération d’images par un algorithme entraîné sur des reproductions de la tapisserie de Bayeux originale, à partir d’une histoire très contemporaine. Entre les polémiques liées à l’introduction des machines dans l’industrie textile (jusqu’aux destructions des luddites), et celles qui préoccupent notre époque sur de l’intelligence artificielle, prendre en main ces outils générateurs d’images nous est apparu comme une tentative d’apprivoiser ces machines.

B-AI-Yeux, donc. Comme un nom d’algorithme ; le terme « AI » en désigne évidemment l’origine ; «Yeux », dit bien que nous cherchons à voir ce qui a été vu, revu et revu, oublié, invisibilisé ou au contraire mis en évidence dans l’histoire de la mondialisation ; et le son “B-AI-Yeux” rappelle la proximité entre notre tapisserie et son ancêtre du moyen âge.

Deux exemples d’images de la tapisserie de Bayeux qui ont servi à la construction d’un modèle de génération d’images

B-AI-Yeux a été générée à rebours de la démarche historique traditionnelle. Nous sommes parti.e.s d’un récit – celui de notre projet, et de ses résultats. À partir de ce récit, nous avons créé de toute pièce des données, en envoyant des prompts à une machine qui en a généré des images. Certains prompts sont textuels : ils racontent en langage machine-friendly la démarche du projet Visual Contagions ; d’autres sont des images prises dans le corpus du projet. L’algorithme, open-source, a été au préalable entraîné sur la tapisserie de Bayeux, pour générer des images dans le même style. Ici commence un long processus de génération d’images, entre tentatives avortées et micro-ajustements.

Un prompt d’image utilisé pour générer une séquence de la tapisserie

Les images ainsi générées ont été concaténées, puis passées à l’échelle plusieurs fois : elles ont quitté leur modalité d’ « images pauvres » de basse définition, faites pour internet - ce Lumpenproletariat des images qu’on ne regarde jamais vraiment, comme les appelle l’artiste Hito Steyerl. Les voici devenues des « images riches », de haute définition, susceptibles d’être matérialisées. À l’heure de l’Open Access et du tout numérique, où si peu de nos résultats seront imprimés concrètement, c’est peut-être la seule chose qui restera vraiment de notre projet quand les ordinateurs s’éteindront.

Vrai, faux, scientifique, ou pas – en tout cas une histoire, et une réflexion sur les images hier et aujourd’hui

De cette tapisserie B-AI-Yeux tout est vrai, et tout est faux. Il s’agit d’une drôle d’histoire en images, tout aussi cohérente que délirante. Elle parle de notre projet sur la mondialisation par l’image ; de nos données ; nos méthodes ; nos outils; nos premiers résultats. Elle dit nos essais, nos erreurs, les trouvailles improbables, les impasses et les doutes, les illuminations soudaines.

La tapisserie ressemble et ne ressemble pas à ce que nous voudrions dire. Vus de loin, les personnages semblent s’incarner, agir, exister ; vu de près, on note leurs têtes coupées, leurs membres inaboutis, leurs gestes maladroits, les lettres qui n’en sont pas, retournées ou à l’envers. D’un fil à l’autre en tout cas, les rapprochements peuvent être drôles, stupides, et en même temps tellement pertinents.

À rebours de ce que pourrait faire croire le discours ambiant sur l’IA, les algorithmes et la science en général, c’est cela, la recherche. Rien de si solide, du processus partout, des choix et des non-choix, des hasards, de la chance. Beaucoup de travail en amont, des efforts parfois surhumains pour limiter tous ces biais qui nous encerclent ; et la prise de conscience, finalement, qu’il vaut mieux assumer ces limites. Si tout est trop lisse, parfait, où serait le plaisir dans la recherche ? Si tout est évident, qui pourrait le discuter ? Si tout est imposé, comment se sentir libre pour s’approprier ces héritages visuels ?

Notre jeu de tissage fait comprendre aussi qu’il n’y a pas un passé donné, immuable, qu’il faudrait reconstituer pour en fournir un récit définitif. Les images d’hier sont tissées autant que celles d’aujourd’hui et d’avant-hier. Parce qu’aucun regard n’est amnésique et innocent. Pas même celui des machines.