Une possibilité épochale : le passé numérisé

Béatrice Joyeux-Prunel & Nicola Carboni

En études computationnelles, la qualité du corpus est essentielle.

Sur quoi travaillons-nous ?

 

Depuis le début des années 2000, de nombreuses archives, des bibliothèques, des musées et des universités ont numérisé et mis en ligne des millions de pages d’imprimés illustrés, de photographies, d’affiches et d'œuvres d’art produits et circulant dans le monde entier.

Nous profitons de cette disponibilité inédite d’images, à l’échelle mondiale et sur la longue période, pour tenter un panorama de la mondialisation par l’image à partir de ces imprimés.

Notre corpus sera évidemment fragmentaire, mais toujours plus gros et plus représentatif que celui qu’auraient pu compulser plusieurs érudits au bout d’une carrière acharnée. Cette masse de documents permettra des coups de sonde sur les séries que nous aurons pu réunir. Point n’est besoin d’une numération exhaustive des archives du passé pour reconstituer des circulations culturelles. D’autres images, plus récentes, sont aussi disponibles : celles des réseaux sociaux. Il est possible en effet de récupérer certains corpus visuels de certains réseaux sociaux. De quoi étudier la circulation des images numériques sur des périodes récentes – et, pourquoi pas, s’interroger si les logiques de cette circulation sont si différentes de celles de la circulation des images lorsque l’imprimé dominait.

L’expérience scientifique mérite plusieurs vies. Nous la commençons modestement. Trois types d’images, les plus accessibles au format numérique, se sont imposés à nous : les périodiques illustrés, publiés tout au long du XXe siècle, les œuvres d’art produites de par le monde sur la même période, et un corpus d’images plus contemporaines, tirées des réseaux sociaux.

Au commencement, la presse.

Dès la fin du XIXe siècle, les périodiques illustrés se multiplient – mensuels, hebdomadaires, et bientôt quotidiens –, dans le monde occidental en particulier. Ils participent autant à la nationalisation qu’à la mondialisation des sociétés[1].

La diversité des quotidiens, dès le 19e siècle, ne doit pas nous tromper : c’est une même mise en page qui circule depuis des décennies – et les contemporains eux-mêmes en sont conscients.

Ainsi en 1892 le rédacteur en chef du Journal de Versailles, Eugène Dubief, recourt dans son ouvrage Le journalisme publié chez Hachette en 1892 à des images pour mieux faire voir cette homogénéité dans la diversité[2]. Journaux du matin, journaux du soir, journaux à cinq centimes, journaux des départements - dans la diversité, une unité visuelle se répand d'une ville à l'autre, d'un milieu social à l'autre. 

"Les journaux à cinq centimes" (En survol : "les journaux des départements"). Dans Eugène Dubief, Le journalisme, Paris, Hachette, Bibliothèque des merveilles, 1892, p. 246 /p. 262. Source : Gallica ark:/12148/bpt6k203212x

"Les journaux du matin". Dans Eugène Dubief, Le journalisme, Paris, Hachette, Bibliothèque des merveilles, 1892, p. 247. Source : Gallica ark:/12148/bpt6k203212x

Dans la presse illustrée circulent des images de tous types : portraits, publicités, illustrations d’actualité, œuvres d’art ; et pour tous publics – adultes, femmes, hommes, ouvriers, collectionneurs, enfants...

L’intérêt immédiat de ces sources, pour la recherche, est qu’à chaque image reproduite dans un périodique il est possible d’associer une date et un lieu précis de publication. Nous disposons donc des indicateurs d’une circulation minimale, à partir de laquelle peut être reconstituée une certaine cartographie historique de la mondialisation visuelle.

Pour certains périodiques, nous savons avec certitude que leurs volumes ont circulé dans le monde entier.

C’est le cas des petites revues illustrées.

La revue britannique The Studio, fondée en 1893, publie chaque mois dès cette date des articles illustrés sur les arts appliqués et les beaux-arts de son époque. Elle circule dans les ateliers, les salons, les cercles d’amateurs et de collectionneurs. The Studio devient une inspiration pour d’autres revues d’art et d’art décoratif fondées dans la même décennie - Jugend (Munich, 1896), Volné Směry (Prague, 1896),  Art et Décoration (Paris, 1897), Deutsche Kunst und Dekoration (Stuttgart/Darmstadt, 1897) et Dekorative Kunst (Munich, 1899). The Studio se met à publier des éditions étrangères, dès 1897 aux Etats-Unis, puis en France à partir de 1898 ; tandis que L’art décoratif  (Paris, 1900) est une version française de la revue allemande Dekorative Kunst. Les images dont nous pistons la circulation se sont encore diffusées bien au-delà de leur lieu de publication initial.

 

La longue et multiple vie internationale de Life

Le modèle d’une presse internationale, encore destiné à une élite cosmopolite avant les années 1940, s’est systématisé après la Seconde guerre avec les magazines illustrés, et vers des publics beaucoup plus larges.

Sur le modèle de Life (1936), les revues ¡Hola! (Madrid, 1944) et Paris Match (Paris, 1949) marquent une circulation mondialisée de l’information illustrée. Time et Newsweek, inspirent la création de Der Spiegel en Allemagne (1946), de l’Express (1953) en France, quand au Japon Eiga Geijutsu (Tokyo 1946) se fait appeler le Japan Times, mais publie surtout sur le cinéma. Certains magazines, comme Life et Time, rayonnent au-delà des aires linguistiques de leur pays d’origine. Comme eux, ¡Hola! est assez vite publié en éditions locales dans une dizaine de pays hispanophones (Argentine, Brésil, Chili, Mexique, Pérou, Philippines, Porto Rico, Venezuela) ; mais aussi au Canada, en Grèce, zen Thaïlande, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis

La circulation des modèles et des mises en page fait parfois circuler les mêmes visages d’une couverture à l’autre – stars mondiales du cinéma hollywoodien comme Marylin Monroe et Grace Kelly, princesses aimées comme Lady Diana et Charlotte de Monaco, dirigeants des grands pays du monde comme Kennedy, Khrouchtchev ou le Général de Gaulle.

life_scatter.png

Ce sont aussi souvent les mêmes mises en page et les mêmes éclairages qui circulent : cadre rouge et noir, titre de revue en haut de couverture – les indications sont claires, il s’agit d’une revue qui comme Time publiera des articles illustrés sur l’actualité politique et culturelle de l’occident. L’utilisation pour les couvertures de visages blancs, aux yeux non bridés, pour les magazines illustrés chinois, confirme ce programme occidental.

Le contexte général des imprimés illustrés du passé n’est pas inconnu des historiens.

On ne se contentera donc pas d'une étude d'images qui auraient circulé comme par magie. En effet nous connaissons souvent le profil culturel et social de leurs lecteurs, les logiques financières de ces organes, parfois leurs scores et leurs géographies de diffusion. La grande diversité des périodiques disponibles permet ainsi d’évaluer comment certaines images ont circulé plus que d’autres selon les milieux sociaux, les langues et les cultures, mais aussi selon les possibilités techniques, les réseaux éditoriaux ou la géopolitique d’une époque. Elle permet d’envisager d’éventuelles contagions entre publicité et art, art et publicité; entre images d’actualité et de cinéma, art et images documentaires. Nous pouvons évaluer si certaines images ont circulé dans certaines régions et certains milieux plutôt que d’autres – tracer, même grossièrement, les contours visuels de certains ethnoscapes, mettre en évidence peut-être la diffusion ou non de certaines pratiques associées à ces images ; ou au moins la diffusion d’incitations à certaines pratiques de consommation, dans le cas de la publicité.

 

D'autres sources numérisées pour pister la circulation mondiale des images : les oeuvres d'art et les images des réseaux sociaux.

 

Lire la suite : images d'art et réseaux sociaux.

Vers ce qui précède :

Les images vues par ordinateur

Retour au chapitre :

II. Les promesses de la machine

[1]Arjun Appadurai, Après le colonialisme: les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot Rivages, 2015, p. 28-29. Sur le développement sans précédent des périodiques illustrés à la fin du XIXe siècle, voir Evanghelia Stead & Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues (1880-1920) : Estampes, Photographies, Illustrations, Paris, PUPS, 2008 ; id., L’Europe des revues II (1860-1930), Réseaux et circulation des modèles, Paris, PUPS, 2018. Sur l’explosion de la presse à cette époque, voir pour le cas français la synthèse de Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, 2004 ; ainsi que Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011.

[2]Eugène Dubief, Le journalisme, Paris, Hachette, Bibliothèque des merveilles, 1892.