Expliquer.
 Comment se diffusent les images ?

Béatrice Joyeux-Prunel

 

Caractériser, décrire - ces deux premières étapes de l'étude d'une épidémie sont les préalables d'une démarche plus importante encore : celle de l'explication. Comment une contagion s'est-elle diffusée ? Nous nous posons des questions similaires pour la circulation des images, à ceci près que nous n'avons pas besoin d'arrêter ces épidémies. Si une image circule plus que d'autres, est-ce à cause de facteurs que nous pourrions isoler ?

 

Les facteurs possibles de circulation, pour une image, peuvent être très divers.

 

 

Certains travaux en sciences cognitives laissent penser que les images qui ont le mieux marché pourraient suivre des critères visuels et formels précis. 

On sait, par exemple, que le cerveau humain reconnaît facilement des figures familières dans des formes a priori abstraites - visages, animaux, soit des formes qu'il serait nécessaire de savoir reconnaître pour survivre (reconnaître les visages affectueux, fuir les personnes et les animaux dangereux etc.)[1]. C'est de ces réflexes que naîtrait notre capacité à la paréidolie, c'est à dire à reconnaître des formes spécifiques dans des stimuli visuels sans caractéristiques claires. Les images qui circulent le plus ont-elles plus de succès parce qu'elles correspondent à nos propensions cognitives ? Couleurs plus vives, visages plus ronds, scènes plus familières... Dans la ligne des ouvrages de l'anthropologue Dan Sperber, pour qui les idées qui circulent le mieux sont simplement les idées les plus simples[2], certains chercheurs et chercheuses ont même voulu montrer que les images qui "marchent" le mieux sont des images simples. Mais dirait-on vraiment que les images les plus présentes et les plus internationales de notre corpus sont si simples ? Et que veut dire une image "simple" ? Passe, peut-être, pour la diffusion des portraits (plus frontaux et plus souriants pour mieux marcher); ou pour celle des bustes (qui représentent des figures humaines, donc pourraient avoir mieux circulé pour cette raison). Mais une photographie d'automobile - l'une des images les plus répandues dans notre corpus - serait-elle simple ?

Les critères formels n'expliquent pas seuls le succès d'une image.

 

Le cas des oeuvres d'avant-garde (à l'époque de leur création) est très révélateur du décalage entre les critères formels d'une image, et son succès d'estime.

Les oeuvres d'avant-garde qui circulent à plus d'une poignée d'exemplaires, dans notre corpus, furent le plus souvent reproduites des années après leur conception, alors qu'elles avaient déjà beaucoup circulé en expositions.

Certaines toiles de Paul Cézanne comme la Partie de cartes n'apparaissent dans notre corpus qu'après une génération - après 1914 et surtout dans les années 1920 pour la version aujourd'hui conservée au Metropolitan Museum of Art de New York. Dans ce cas, le "succès" du Cézanne ne peut certainement pas être relié à des critères formels objectifs de composition de l'image. Il fallut quelques années pour que les peintures de Cézanne soient appréciées. Aucune possibilité d'attribuer au tableau une valeur objective, une beauté atemporelle ou incontestable. Le succès des images dans la presse illustrée a clairement à voir avec la réputation des images et des artistes qui en furent les auteurs - en tout cas pour l'art.

 

The Card Players, Paul Cézanne (French, Aix-en-Provence 1839–1906 Aix-en-Provence), Oil on canvas

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Paul Cézanne (1839–1906), La Partie de cartes 65,4 x 81,9 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.

 

Ce tableau n'apparaît pas dans notre corpus de périodiques illustrés avant 1914, voire avant les années 1920.

 

Le cas du Cézanne n'est pas isolé. Le Cirque de Georges Seurat (musée d'Orsay, Paris), une toile peinte en 1891, n'apparaît pas dans nos périodiques avant 1912, et encore pour l'exception d'une revue de Prague, Umělecký mĕsíčník, puis en 1918 seulement (Vell i nou, Barcelone) et dans les années 1920[3].

Combien d'années faut-il en moyenne pour qu'une image artistique soit reproduite, après sa date de conception ? Nous travaillons sur cette question pour les oeuvres d'art, selon qu'elles étaient de styles classique, ou considérées comme d'avant-garde à l'époque de leur création.

Ainsi, il nous faut chercher les facteurs de viralité d'une image non pas du côté de ses caractéristiques visuelles et formelles, mais bien du côté d'une éventuelle adéquation entre l'image et les attentes d'un public précis en un lieu et un temps donné.

Si l'on se limite alors aux caractéristiques iconographiques (ce que l'image représente) et iconologiques (le sens de ce qu'elle représente) d'une image pour expliquer son succès et sa circulation, on risque de ne jamais parvenir à une explication générale de la viralité des images. Outre que nous ne croyons pas qu'une formule unique puisse rendre compte de la circulation de n'importe quelle image virale, il est évident que le succès d'une image peut être aussi lié à des facteurs extérieurs à elle - à des idées, des pratiques, des positions sociales, des désirs et des attentes qui peuvent justifier une épidémiologie des images non formaliste, mais plus socio-historique et critique.  

 

La diffusion de certaines images témoigne moins de questions de forme et de goût que de comportements sociaux de distinction. C'est en particulier le cas des photographies de bustes.

L’épidémiologie s’intéresse aux comportements des foules, et aux effets de ce comportement sur la diffusion ou non du phénomène contagieux.

Comment expliquer mieux nos diffusions de bustes ? La forme des courbes de fréquence des bustes dans nos périodiques illustrés, comme celle de la courbe de fréquence des bustes indiqués dans les catalogues d'expositions de la base Artl@s, indique on l'a vu une diffusion des bustes similaire à un processus d'épidémie ponctuelle. Pour les années 1920 et les années 1940, les courbes se rapprochent de phénomènes lors desquels les "cas" ont été "infectés" lors d'un événement assez bref. Suite à l'événement, la quantité des cas contaminés croit fortement, jusqu'à un maximum suivi d'une diminution graduelle.

La question est alors d'isoler l'événement susceptible d'avoir déclenché l'épidémie. Où, d'abord, l'événement a-t-il pu se passer ? Si nous analysons nos images selon le type de revue qui les a publiées, nous constatons que la reproduction de photographies de bustes est réalisée presque exclusivement par des magazines d’art (histoire de l’art, art moderne, arts décoratifs... - voir les graphiques ci-dessous: Fig.1 à 3). La mode des bustes est donc à chercher du côté du champ de l'art, et des événements qui l'animent - expositions, Salons et ventes pour l'essentiel. Mais quels types d'événements, et de milieux qui y sont associés ? s'agit-il d'une mode moderne, ou d'une mode conservatrice ?

 

 

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Fig. 1. Fréquence des reproductions de bustes dans les revues d'art moderne du corpus Visual Contagions.

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Fig. 3. Fréquence des reproductions de bustes dans les revues d'art normales du corpus Visual Contagions.

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Fig. 2. Fréquence des reproductions de bustes dans les revues d'art décoratif du corpus Visual Contagions.

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Pour les années 1920, la mode des bustes semble avoir été plus précoce dans les revues d'art moderne et les revues d'arts décoratifs, avant d'être adoptée par les revues d'art plus généralistes et moins engagées esthétiquement. On observe, sur le graphique interactif ci-dessous, que le marché de l'art reporte cette mode par à-coups. Les revues sur le marché de l'art dont nous disposons dans le corpus illustrent davantage de bustes en 1922 et à la fin des années 1920. On constate par ailleurs que la mode des bustes dans les milieux artistiques n'est pas répercutée dans les revues culturelles ou de loisirs, ni dans les revues mondaines et les revues de mode qui semblent s'être davantage intéressées aux bustes dans les années 1900.

Le phénomène est proprement artistique.

Busts in Journals, the Visual Contagions Project, August 2022

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Graphique interactif : les reproductions de bustes dans le corpus du projet (printemps 2022), selon le type de périodique qui les reproduit. En cliquant à droite sur les éléments de la légende, on fait disparaître ou apparaître la courbe concernée. Les items les plus hauts, dans la légende, concernent les courbes les plus fournies. Les items les plus bas concernent les types de revues dans lesquels la reproduction de bustes est quasiment inexistante. On notera donc la surreprésentation des revues d'art (art moderne, art décoratif, histoire de l'art, etc.), même si les revues d'avant-garde sont nettement moins représentées.

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C'est donc bien du côté des événéments artistiques qu'il faut chercher la naissance de notre épidémie de bustes, et probablement du côté des milieux liés à l'art moderne et l'art décoratif, puisque ce sont d'abord les revues d'art moderne et d'art décoratif qui répercutent cette mode dans leurs illustrations.

 

D'après la base de catalogues d'expositions du projet Artl@s, le Salon d'automne de Paris, en 1919, voit apparaître soudain une grande quantité de bustes. La tendance se poursuit pour les années 1920, 1921 et 1922, avant un pic pour 1923 et 1924. Si pour cette période, le projet Artl@s ne dispose que de catalogues parisiens, on soulignera cependant le caractère très internationalisé des Salons concernés (Salon d'Automne et Salon des Tuileries). La mode internationale des bustes semble confirmée par la présence des bustes dans une exposition organisée à New York sur l'art russe en 1929 (Exhibition of Contemporary Art of Soviet Russia: painting, graphic, sculpture). Mais alors que le style des bustes des années 1900 restait classique, celui des années 1920 est nettement marqué par une tendance moderne, postcubiste, à simplifier les formes - visages plus anguleux, arrêtes nasales géométriques, stylisation des profils et simplification des coiffures.

Cette simplification des formes est assez typique de la bonne réception et de la classicisation du cubisme[4].

 

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Certains bustes sont manifestement inspirés des arts premiers, particulièrement appréciés à cette époque sur le marché de l'art  - non seulement les ventes aux enchères favorisent l'art africain et l'art océanien, avec un pic vers 1925, mais encore certaines expositions mettent justement en valeur à cette époque des bustes africains[5]. En 1935, l'exposition African Negro Art du Museum of Modern art présente quatre bustes prêtés par les galeries parisiennes Paul Guillaume, Charles Raton et Louis Carré, ainsi que par le Museum für Völkerkunde de Berlin. Belle consécration pour ce type d'oeuvre d'art.

La mode des bustes dans les années 1920 semble liée à la consécration de l'art moderne dans les élites collectionneuses, désormais intéressées par la réalisation de leur propre buste à la manière cubiste.

Une manière elle-même inspirée largement des arts premiers très prisés sur le marché de l'art de cette époque.

Machines désirantes

Il est fort possible que la plupart des images virales que nous étudions soient liées à des phénomènes comparables de mode et de distinction sociale. C'est certainement le cas pour les photographies d'automobiles, qui ne sont pas toutes seulement le résultat de pratiques publicitaires, puisqu'elles sont aussi reproduites pour illustrer des articles d'actualité ou de culture contemporaine.

Les représentations d’automobiles ont d’abord été véhiculées par la presse, non seulement comme de purs objets esthétiques, mais aussi comme des objets symboliques qui incarnaient (et incarnent encore) l’accès possible à un statut social supérieur. Jamais la voiture n’a été un pur objet fonctionnel; au contraire, sa mise en image a toujours visé à évoquer le prestige, la puissance, la domination, l’envie potentielle et la jalousie des autres. Car c’est bien d’images que se nourrit le désir.

Traquer les images en circulation, c’est ainsi pouvoir suivre comment et où certains désirs collectifs se sont propagés. En analysant chaque maillon d’une chaîne de désir, en reconstituant comment chaque chaîne fait elle-même partie d'un mécanisme libidinal beaucoup plus large, c’est une machine contagieuse guidée en son cœur par l'imitation et le désir qui vient à jour. Une machine qui a propulsé et propulse encore des images, des valeurs, des pratiques et des représentations données à travers le monde, parmi les nations, les couches sociales, les strates culturelles, les générations.


Notes

[1] J.L. Voss, K.D. Federmeier & K.A. Paller, "The potato chip really does look like Elvis! Neural hallmarks of conceptual processing associated with finding novel shapes subjectively meaningful", Cereb Cortex, octobre 2012, (10): p. 2354-2364. doi: 10.1093/cercor/bhr315.

[2] Dan Sperber, La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.

[3] Voir les reproductions du Cirque de Seurat récupérées par la plateforme Explore : https://visualcontagions.unige.ch/explore/duplicates/clusters/00000c001a3e89f11c57cde8adac3e84dbc984c4ecf0a03b780f10767b90c3f2257d6bde

[4]   Sur la consécration du cubisme dans les années 1920, voir B. Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques. Une histoire transnationale, vol.2 (1918-1945), Paris, Gallimard Folio Histoire, 2017.

[5] En particulier l'Exposition d'art africain et d'art océanien organisée à Paris en 1930 par la galerie Pigalle, qui présente une douzaine de bustes. Sur le succès des arts premiers dans les ventes aux enchères parisiennes des années 1920, voir Léa Saint-Raymond, A la conquète du marché de l'art. Le Pari(s) des enchères (1830-1939), Paris, Classiques Garnier, 2021.


Vers la suite, ou ce qui précède :

1. Caractériser. Une circulation d'images est-elle nécessairement épidémique ?

2. Décrire. Où ? Quand et à quelle vitesse ? Comment ?

3. Expliquer. Y a-t-il pour les images des lois de l'imitation ?

4. Expérimenter.

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VI. Petite épidémiologie visuelle