Expérimenter
Béatrice Joyeux-Prunel & Nicola Carboni
Le projet Visual Contagions est largement expérimental - nous tentons des approches nouvelles sur des corpus plus gros que jamais, avec le risque de se perdre (comme pour toute expérimentation) dans les méandres de l'invention d'une méthode, des tests répétés pour améliorer nos processus, ou des résultats trop nombreux pour une interprétation simple et claire. Si la démarche est parfois un peu effrayante, elle est aussi enthousiasmante. Au-delà d'une prétention naïve à l'objectivité, nous prenons conscience plus que jamais combien la recherche est soumise au hasard, aux petits bonheurs des découvertes inattendues. Notre projet est une expérience, et il nous faut en assumer autant les conséquences que les promesses.
L'expérimentation, nous la vivons surtout dans le choix de nos outils d'analyse, l'essai de visualisations successivement décevantes ou prometteuses.
Il faut souvent ruser avec nos machines : plus la base augmente, moins la mémoire suffit.
Alors on coupe la base de données en morceaux pour tenter des visualisations moins lourdes, on sépare les images par types, les revues par époque ou par pays. C'est cela, la science : comme dans les laboratoires. On tente un peu toutes les solutions pour approcher au mieux un phénomène.
D'où l'importance des essais multiples et des points de vue croisés.
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Différents examens et visualisations du corpus Visual Contagions.
En haut à gauche : graphe des revues qui partagent des images avec des revues d'autres pays.
En haut au centre : axes de circulation des images en Europe
En haut à droite : couverture géographique du corpus
En bas à gauche : projection spatio-temporelle des revues
Centre en bas : interconnexions entre revues et images
En bas à droite : image par année de publication avec des mots-clés
Expérimenter, sur la question des images virales, c'est aussi, pourquoi pas, regarder comment les images circulent aujourd'hui, avant de s'interroger sur ce qui a changé - et ce qui n'a pas changé.
Nous avons souvent l'occasion d'observer une circulation visuelle très contemporaine: celle des mèmes.
Elle peut inspirer notre travail - ne serait-ce que pour constater, souvent, comment les choses ont pu changer, mais aussi que la circulation imprimée des images a pu se faire selon des modalités proches de celle des memes.
Le concept de mème étend la mémétique de Richard Dawkins, un biologiste théoricien de l'évolution, aux réseaux contemporains de communication numérique. Le mème désigne un objet viral et dynamique, qui est la fois un produit et une explication de la culture contemporaine.
Pour les blockbusters visuels d'aujourd'hui que sont les memes, la viralité est un état permanent.
L'image, dans le cas des mèmes, n'est plus valable comme image unique et individuelle, mais comme l'élément d'une série, en perpétuelle évolution[1]; voire, comme un élément en train de devenir multiple, une propagation virale susceptible de devenir autoréférentielle.
Les images dont sont constitués les mèmes circulent en variant à chaque fois un petit peu : un texte légèrement différent, un mot en plus ou en moins, une bulle supplémentaire, un personnage modifié...
L'image, dans les mèmes, n'est pas un objet statique mais un élément dynamique qui s'adapte en permanence. Le mème est pensé pour créer de nouvelles significations à travers le texte ou le paratexte, tout en gardant une référence commune, de manière à susciter une complicité avec ceux et celles qui le recevront.
Sous cette forme à chaque fois nouvelle, le blockbuster culturel et numérique se décline et donne naissance à des avatars viraux et transmissibles.
Le phénomène des mèmes n’est pas récent, même si notre époque numérique l'a accentué et nous a fait prendre conscience de son existence.
Les répertoires d’images tels que l’Iconologie de Cesare Ripa dans les années 1600 ont été à la base de références et de variantes iconographiques locales. On retrouve des peintures de Piero della Francesca, de Pontormo et de Rosso Fiorentino panachées dans les films de Pasolini après la Seconde Guerre[2]. L’ADN numérique des mèmes doit être considéré comme un accélérateur de la circulation et de la mutation des images, un facteur de démocratisation, mais aussi un outil de conversion alimenté par l’ironie[3]. Mais en régime non numérique aussi, il y avait des mèmes - ou des phénomènes proches de ce que nous considérons comme des mèmes.
Le numérique est-il indispensable au mème? Ce n'est pas certain.
Certes, les nouvelles formes virales se développent le plus souvent dans des canaux numériques. Cependant, dans de nombreux cas, leur pouvoir de communication est si grand que leur impact est physique - au sens où il se joue sur des modes non numériques de circulation de l'image. C’est le cas du court-circuit entre l’image et le film. Certains films, ou plutôt certaines scènes de film, sont devenus le sujet d’un mème, condensant en une seule image le scénario. La scène se densifie dans un simple cadre, dont la circulation fait iconicité. L'image iconique qui porte le meme se développe, change, réapparaît dans une série de significations inextricablement liées au film. Un court-circuit médiatique force une connexion avec le film, et change la façon dont nous le considérons.
Figure 1 – Scène de films qui devenus des mèmes célèbres.
En haut à gauche : « Pour le meilleur, d'accord ? » de Star Wars : Episode II – La guerre des clones[4]. En haut à droite : « Joker Stairs » de Joker (2019) [5]. Centre gauche: « Certains hommes veulent juste regarder le monde brûler » de The Dark Knight[6].
Quiconque est familier de la culture pop et Internet se souviendra probablement, en observant la figure ci-dessus, du film que résume chaque image, de la scène, du nom du personnage, des scènes qui précèdent et qui suivent. Mais il se souviendra certainement, et encore plus immédiatement, des mèmes qui ont jailli de ces images. Revoir l’un de ces films sera alors une expérience nouvelle - un mélange entre le contenu que le réalisateur a choisi de transmettre et le contenu qui a été associé à la scène à travers les mèmes. Peut-être le spectateur rira-t-il en pensant aux blagues que véhiculent les mèmes en question; peut-être la prégnance des mèmes dans sa mémoire l'empêchera-t-elle aussi de vraiment profiter du film; en tout cas, chaque spectateur qui connait le mème fera une expérience différente et nouvelle du film.
Le phénomène des memes peut apparaître comme la simple dérivation d’un produit culturel, mais il est beaucoup plus complexe.
Un exemple contemporain de cette viralité, celui des mèmes créés à partir de Morbius, un film de Sony sorti en 2022. Ce film a été la source d’un grand nombre de mèmes qui, en utilisant des phrases inventées qui n’ont jamais figuré dans le film, se moquaient de son séieux autant que de son caractère épique. Ces mèmes n'ont pas été produits à partir du film; ils ne sont pas basés sur le film et ne le condensent pas. Dans ce cas, le processus de création des mèmes a été transformateur. Les scènes qui circulent sont extrapolées et ne contiennent aucune référence au film. Elles utilisent seulement celui-ci comme un palimpseste, sur lequel on récrit plusieurs fois sans se soucier de ce qui a été écrit avant. Le personnage du mème se voit simplement attribuer des petites phrases accrocheuses, inventées au gré des besoins. L’attention est détournée du film et l’image ne réécrit pas le film. S'il y a bien viralité, aucun court-circuit médiatique qui réécrirait la scène ne sort du processus. Comment l'expliquer? Très probablement, la scène n’a pas été vue par ceux qui réutilisent le mème et en relancent la diffusion. Le mème Morbius est juste un outil de moquerie, de ridiculisation. Preuve s'il en est, les mèmes sur le film sont parus avant-même la sortie du film au cinéma (voir la tendance google ci-dessous, ainsi que la description détaillée du meme sur le site knowyourmeme)[10]
Dans ce cas, il ne s’agit donc plus de la réécriture d’une scène de film, mais de son écriture, qui remplace quasiment l’œuvre originale. Nous n'assistons pas vraiment à un processus de référencement, mais plutôt à un effacement du film; à une célébration, un hommage ironique productif, qui pourrait avoir sur le film un impact favorable.
Cet hommage ironique, paradoxalement Sony n’a su le saisir : lorsque le film a été réédité pour une deuxième diffusion, Sony espérait capitaliser sur la culture Internet. La firme a dû retirer le film au bout de trois jours.
Dernier exemple de la réutilisation d'une image virale, celle d'une icône de la culture pop : Spider-Man.
Figure 3. “Spider-Man Pointing at Spider-Man”. Scène de l'épisode 19b du dessin animé de 1967, Double Identity"[11].
Quand Spiderman rencontre Spiderman, ... aujourd'hui l'image est devenue un mème, propre à produire de nouvelles histoires.
Dans ce cas, l'image d'origine est celle d'un dessin animé sur Spider-Man, dont un épisode des années 1960 met en scène deux Spider-Men : l'original et sa copie. Cette image est devenue célébre ces derniers années, si bien que les producteurs du film de 2022 (Spider Man: No Way Home) l'ont réutilisée. La nouvelle scène, proche de celle du dessin animé, y fait référence très clairement, même si elle s'inscrit dans un récit différent. En 2022, Spider-Man ne rencontre plus son sosie mais lui-même, en multiples versions du passé. L'objectif est de faire référence au mème, tout en lui donnant un nouveau sens, un nouvel objectif. Un objectif si clair que dès le début de la promotion du film, l'équipe marketing de Sony a produit un documentaire spécifique sur "The Making of the Meme" à partir de cet exemple[12].
Que nous apportent ces exemples ? Ils suggèrent de tenter (expérimenter) des interprétations nouvelles lorsque nous rencontrons des images virales du passé.
Les traits communs des mèmes d'aujourd'hui et certaines images virales du passé pourraient être les suivants :
1. Les images à succès d'aujourd'hui circulent d'autant mieux qu'elles véhiculent des références partagées, les élements évidents de communautés culturelles.
2. Les mèmes font rire. Ils sèment l'ironie.
3. Leur circulation est intermédiale. Les mèmes passent du dessin animé aux réseaux sociaux, des réseaux sociaux au cinéma, du cinéma au jeu vidéo ou aux T-Shirts, produits dérivés comme fabrications privées. Les mèmes d'hier ?
4. Last, but not least, la dimension suggestive des mèmes leur est constitutive : le mème déclenche une histoire, il ouvre tout un monde.
C'est dans cet esprit que l'artiste Nora Fatehi a produit une machine à mèmess.
Une façon pour nous de devenir mème, de faire partie des mosaïques qui composent l'imagerie d'internet. Réutilisant des mèmes prédéfinis, elle a décomposé leur structure en insérant le participant dans le viral. L'œuvre d'art est responsable de la confrontation entre la culture pop Internet et le visionnage traditionnel d'expositions, ce qui se traduit par une série de réactions qui démolissent les prémisses du mème lui-même. Le mème devient donc le reflet de l'incompréhensibilité du mème lui-même, le choc des générations, perdant l'aura d'ironie qui le caractérise pour développer un effet totalement nouveau.
#visualcontagions pic.twitter.com/t6iyMdSEzI
— you and meme (@norabot1) June 2, 2022
— you and meme (@norabot1) May 10, 2022
#visualcontagions pic.twitter.com/eLSmNxDpVa
— you and meme (@norabot1) August 20, 2022
[1] Lewens, Tim, « Cultural Evolution », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (édition d’été 2020), Edward N. Zalta (éd.), URL = <https://plato.stanford.edu/archives/sum2020/entries/evolution-cultural/>.
[2] S. Maffei, "Introduction", dans S. Maffei & P. Procaccioli (dir.), Iconology, Turin, Einaudi, 2012.
[3] M. A. Bazzocchi & R. Chiesi et Pier Paolo,Pasolini, Électrocutions figuratives, Bologne, Cineteca, 2022.
[4] https://knowyourmeme.com/memes/for-the-better-right
[5] https://knowyourmeme.com/memes/joker-stairs
[6] https://knowyourmeme.com/memes/some-men-just-want-to-watch-the-world-burn
[7] https://knowyourmeme.com/memes/condescending-wonka-creepy-wonka
[8] https://knowyourmeme.com/memes/one-does-not-simply-walk-into-mordor
Vers la suite :
1. Caractériser. Une circulation d'images est-elle nécessairement épidémique ?
2. Décrire. Où ? Quand et à quelle vitesse ? Comment ?
3. Expliquer. Y a-t-il pour les images des lois de l'imitation ?
4. Expérimenter.
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