Spectres d'Aby Warburg
Béatrice Joyeux-Prunel
Nos outils de travail sont hantés. La plateforme Visualcontagions/Explore est, stricto sensu, ce qu’on appelle un atlas. Des images y sont présentées comme sur une planche, les unes à côté des autres, avec des légendes minimales. Avec ces illustrations le plus souvent en noir et blanc, la plateforme porte le souvenir - ou la hantise - d’un autre atlas, si connu, trop connu en histoire de l’art : l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg[1].
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Vue partielle d'un cluster d'images proches rapporté par VisualContagions/Explore.
Au survol : feuillets d'images disposées en panneaux dans la bibliothèque d'Aby Warburg à Hambourg, début du XXe siècle.
Warburg était un chercheur fasciné par ce que transportent les images
– des gestes, des joies comme des angoisses individuelles et collectives, parfois les souvenirs étranges d’un passé éloigné. Il scrutait, dans la circulation des formes, ce qu'il appelait des formules de pathos (Pathosformeln) : des attitudes corporelles devenues motifs visuels, capables de transporter, sur des générations, la mémoire de temps anciens, et avec elle des hantises et des haines autant que les plus nobles attitudes.
Né en 1866 dans une grande famille juive de banquiers de la ville de Hambourg, en Allemagne, Aby Warburg refusa de reprendre les affaires familiales pour plutôt se consacrer à ses recherches sur l’histoire de l’art et des civilisations. Il laisse alors l’entreprise à son frère cadet – mais à une condition : disposer de moyens illimités pour la constitution d’une bibliothèque.
Ce renoncement au pouvoir et aux richesses, par amour pour l’histoire de l’art, suffirait à faire de Warburg une figure fascinante pour les historiens de l’art. Mais le personnage impressionne aussi par son destin psychiatrique, et la place salvatrice qu'y occupe l'histoire de l'art.
Sujet aux troubles nerveux dès l'enfance, Warburg entre après 1918 dans une angoisse telle qu'il menace sa famille et doit être interné. Ses moyens lui permettent d'être soigné à partir de 1921 par le psychiatre Ludwig Binswanger à la clinique de Kreuzligen, en Suisse. Warburg est l'objet de soins attentifs consignés par son médecin dans des notes que les historiens commentent encore[2]. La reprise progressive de ses activités scientifiques, grâce à l'aide de ses assistants Gertrud Bing et Fritz Saxl, semble avoir contribué à soigner sa schizophrénie. Après le succès d'une conférence sur le rituel des indiens Hopis, sur lesquels il avait accumulé une belle documentation ethnographique lors d’un voyage de jeunesse aux États-Unis en 1895-1896, Warburg voit progressivement son état s'améliorer. En 1924, il peut quitter la clinique et commence à se consacrer à un nouveau chantier : le projet d'un vaste atlas d'images, qu'il désigne sous le nom de Bilder Atlas Mnemosyne. Le projet fut écourté par la mort de l'historien de l'art en 1929. Mais son legs n'était pas perdu pour autant.
L'Atlas Mnemosyne: une approche nouvelle de la circulation des images
L’atlas constituait un rapport inédit à l’image qui a fait couler bien de l’encre.
Warburg avait parcouru les archives italiennes, arpenté les sites anciens et les musées, étudié des populations exotiques en Amérique, et il possédait (et avait lu) une collection impressionnante de livres portant sur des domaines les plus variés de l’histoire des civilisations. Mais il utilisait aussi pour ses recherches comparatives une importante collection photographique[3]. L'historien comparait, agençait et réagençait ces clichés au gré de ses questions et ses trouvailles. En les compilant ainsi, il étudiait la circulation de thèmes visuels de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, voire jusqu’à son époque. Les planches servaient aussi à des ateliers et à des conférences, installées en panneaux verticaux ou mises à plat sur des tables de travail. C'est à partir de cette méthode que Warburg voulut concrétiser le projet de l'Atlas Mnemosyne.
Or, les clichés disposés sur les planches alignées en arc de cercle dans la Kunstwissenschaftliche Bibliothek de Hambourg permettaient aussi des rapprochements visuels inédits.
Faire, comme Warburg, un atlas d'images, est assez vite devenu la disposition par excellence des historiens de l'art voulant "laisser parler les images" et trouver l’inspiration dans des rapprochements inattendus, presque surréalistes.
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Une planche de la bibliothèque d'Aby Warburg à Hambourg.
Outre qu'ils reconnaîssent l'utilité comparative de l'atlas - base de toute recherche de formes en circulation -, les historiens de l’art s’intéressent plus encore à la manière dont Warburg, par cette manière de disposer des reproductions, suscitait et cherchait des échos et un dialogue inattendus entre les images[3]. On apprécie d'autant plus sa démarche lorque les effets de la méthode classique de l'histoire de l'art - dater, localiser, attribuer, décrire matériellement une image et la relier à son contexte - semblent s'épuiser.
Aujourd'hui comme hier, la démarche de Warburg est des plus stimulantes. L'atlas est un peu devenu pour l'histoire de l'art ce que le surréalisme est à la peinture.
À l'époque où l'historien de Hambourg inventait cette méthode, la majorité des historiens de l’art s’enlisaient dans une approche ultra détaillée de leurs objets d’étude, pas toujours nourrie pourtant d’archives et de contexte. Warburg prenait au contraire les images au pluriel, entre les espaces et les temps. Son approche libérait des considérations esthétiques et chronologiques étriquées, pour envisager des questions plus générales sur les civilisations et l’humanité. Elle permettait de s'interroger sur l'impact des formes et des visualités, sur leur rôle de véhicule culturel, comme sur leur fonction cathartique.
Dans les images et les formes, Warburg cherchait les énergies sauvages autant que l’harmonie, le désordre autant que l’ordre.
Il y scrutait des forces dont il souffrait lui-même. Il en était conscient, puisqu’il nota « essayer de lire la schizophrénie de l’Occident à partir de l’image par réflexe autobiographique »[4].
Warburg ne renonçait pas pour autant à prendre en compte les sources d'archives, les textes qui éclairent les images du passé, et tous autres éléments de contextes. Il montrait qu'il était possible d'articuler de manière productive une démarche formaliste visuelle, la science historique la plus rigoureuse, et la liberté d'une méthode où le chercheur laisse parler les images par leurs comparaisons, leurs échos et leurs similitudes.
S'il a fallu du temps aux héritiers de Warburg pour comprendre que l'iconologie irait plus loin si elle assumait les ambitions de son fondateur, la démarche de l'atlas s'est imposée désormais.
Travailler par atlas semble même considéré, dans la discipline, comme une méthode qui distinguerait les historiens de l'art plus perspicace que les autres.
Depuis les année 1990 et la grande redécouverte d’Aby Warburg, constituer un atlas relève un peu de l’exercice de style; un choix capable de conférer à un travail académique (qui risquerait d’être trop académique), la touche d’originalité et d’intelligence que le placerait au-dessus des autres. On commente alors des images réparties en planches, à la Warburg, pour laisser s'élever un sens que leur dialogue dirait mieux que les chronologies et les rapprochements traditionnels. La démarche continue de fasciner les historiens de l’art européens fatigués de l’historicisme et de ses prétentions positivistes, et pas plus convaincus par la French Theory revenue d’Amérique, qui n’apportait rien de si nouveau sur les images[5].
Mais si l'histoire de l'art à la Warburg a eu une belle productivté, elle est parfois verbeuse. Surtout, la génération qui l'a portée a pris dans le champ disciplinaire européen une place tutélaire, intimidante.
Warburg, commenté et surcommenté, est devenu un spectre impressionnant ; et la démarche de l'atlas a pris le poids de méthode canonique, surdéterminée, au vocabulaire et aux questions obligatoires - comme un impératif catégorique.
Utiliser un atlas, c'est se condamner à lire Warburg, et avec lui ses volubiles commentateurs ; au risque de ne plus pouvoir travailler librement.
VisualContagions et les fantômes de l'Atlas Mnemosyne
Notre plateforme Explore a tout d’un atlas. C'est bien notre problème.
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Cluster d'atlas (https://visualcontagions.unige.ch/explore/duplicates/search/d0439516-bae0-488c-ad06-9cb81135419b/)
L’atlas est une forme visuelle. On la retrouve d'ailleurs dans notre corpus.
Ici, ce sont des objets anciens qui sont associés les uns aux autres; là, une collection de timbres; ailleurs, la photographie montre un mur sur lequel des oeuvres d'art ont été accrochés; plusiueurs fois nous trouvons dans ce cluster des vues de Salon ou d'exposition de peinture. La plateforme Explore rapproche même ces agencements d'images en grille, de pages de bandes dessinées.
Que nous disent ces rapprochements? Que notre démarche relève des mêmes désirs et des mêmes angoisses que celles des collectionneurs de timbres, des archéologues ou des concepteurs de bandes dessinées.
En travaillant avec des atlas, nous devons être conscients que nous manipulons une "formule de pathos", comme Warburg le montrait dans la circulation des images : une forme visuelle qui véhicule des désirs, des pulsions, des angoisses anciennes.
Collectomanie, manie de l'affichage, pulsion de l'ordre
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André Malraux à son domicile de Boulogne, mars 1953. Photographie Mauride Jarnoux pour Paris Match.
Comme les collectionneurs de timbres, nous aimons manier beaucoup d'images. Comme eux nous avons peut-être besoin d'étaler toutes celles que nous avons trouvées, autant que d'afficher notre capacité à les avoir trouvées.
Nous sommes pris aussi par la même une pulsion d’ordonner ce qui nous passe sous les yeux ; d’extraire, d’un déluge d’images, quelques vagues que nous pourrions mettre à plat, comprendre, maîtriser.
L’atlas est à la fois une tentative d’ordonnancement d’images trop nombreuses, et un fantasme de cartes à jouer bien rangées.
Côté ordre, il obéit à la pulsion synoptique caractéristique d’une culture scientifique où l’on serait aux commandes. Il relève alors du tableau de bord – tout y est rassemblé, pour une manipulation efficace. Côté fantasme, les images ordonnées en atlas prennent souvent une fonction narcissique : elles reflèteraient l’humeur, les goûts et la culture de chacun et chacune. Il y avait un peu de cela, par exemple, dans le travail d'André Malraux sur son "musée imaginaire". Si cette approche est acceptée, voire attendue socialement dans certains milieux - ainsi pour les artistes qui aujourd’hui travaillent avec des moodboards -, et si elle s'est répandue depuis la diffusion des applications numériques d’images et leurs « murs personnels » à succès – de Flickr à Pinterest -, elle est plus gênante dans une discipline, l'histoire de l'art, où l'exigence de distance, d'objectivité et de scientificité a été intériorisée collectivement.
Archéologie sommaire
Comme les archéologues, cependant, nous avons besoin de classer nos images selon des logiques précises - en l'occurrence, des logiques visuelles, chronologiques et géographiques. Mais la démarche serait pertinente si nous avions aussi peu d'informations que des archéologues. Pour ce qui nous concerne, en rester à l'archéologie serait peu sérieux. Relier la forme visuelle de l'atlas, avec laquelle nous travaillons, à ces formes qui en sont proches, c'est prendre conscience de certains risques auxquels la démarche de l'atlas nous expose.
Outre les risques de la pulsion d'ordre et du narcissisme, nous courons celui de nous contenter de trop peu, alors qu'il serait possible d'aller plus loin pour reconstituer les contextes de production et de circulation des images imprimées.
BD et pulsion narrative
Enfin, en travaillant par planches d'images, et qui plus est, avec des images ordonnées selon le temps et l'espace, nous risquons de succomber au réflexe qui fait déceler une histoire dans une séquence d'images successives.
Mais y a-t-il nécessairement une histoire dans une succession d'images ?
A-t-on le droit de déduire, de l'organisation spatio-temporelle d'images, que quelque chose aurait circulé d'une image à l'autre ? A-t-on le droit de raconter une histoire à partir de cette séquence ?
Ainsi le fantôme de l'atlas n’apporte pas tant un message clair qu’une hantise : celle du risque de se laisser emporter par le visuel ; de n’aller jamais assez loin dans la contextualisation historique, la recherche des explications concrètes à la circulation d’un motif; de raconter parfois des histoires qui ne seraient que des histoires.
Cette angoisse est le corollaire d’une autre, pas moins pressante, pas moins gênante : celle de de se perdre dans les détails ; et de ne plus rien dire d’intéressant, englouti qu’on est dans la reconstitution des contextes.
Que susurre alors le spectre de l'atlas ?
À mi-chemin entre l’apollinien et le dionysien, l’individuel et le collectif, le général et le particulier, la méthode et l’improvisation, le labeur et la nonchalance, le génie et la bêtise, la démarche de l’atlas sera toujours aussi productive que problématique. L’atlas est concatène de trop multiples formes, dont les logiques nous échappent, mais qui se laissent cependant interpréter et raconter à loisir. Le déluge des images peut rendre d’autant plus fou lorsqu’on cherche à le comprendre et l’ordonner. Ou c’est parce qu’on est fou qu’on cherche à y mettre de l’ordre et qu'on choisit de travailler par planches et grilles d'images. Le fantôme de Warburg fait planer le doute. Il n’est pas certain que l’histoire de l’art sauve de la folie. Et moins encore, la démarche de l’atlas.
Notes
[1] Aby Warburg, L’atlas Mnémosyne.Avec un essai de Roland Recht, textes traduits de l’allemand par Sacha Zilberfarb, Dijon, L’Écarquillé/INHA, 2012.
[2] Ludwig Binswanger, La guérison infinie: histoire clinique d’Aby Warburg, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque 716, 2011.
[3] Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller (dir.), La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg comme laboratoire, Revue germanique internationale, 28, 2018.
[4] Georges Didi-Huberman, L’image survivante: histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
[5] Aby Warburg, note du 3 avril 1929, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg mit Einträgen von Gertrud Bing und Fritz Saxl, dans id., Gesammte Schriften, vol. 7, éd. Karen Michels et Charlotte Schoell-Glass, Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 429.
[6] Béatrice Joyeux-Prunel, « Aby Warburg au-delà du génie solitaire », Revue d’histoire des sciences humaines, 37-2020, Nommer les savoirs, coord. Wolf Feuerhahn, p. 331-338. https://journals.openedition.org/rhsh/5528