Squelettes en atlas
Radu Suciu
D'où viennent les squelettes qui parsèment les rues de nos villes, à l'approche d'Halloween et de la fête chrétienne des morts le 2 novembre ? Ils croisent plusieurs iconographies qui ont parsemé les périodiques illustrés du premier XXe siècle, et avant eux l'imagerie de l'époque moderne : des écorchés des temps anciens aux planches anatomiques de la médecine moderne, en passant par les représentations traditionnelles de la mort et sa faux, le squelette n'a pas toujours été nécessairement (et n'est pas encore toujours, loin s'en faut) une référence à la mort et à la peur qu'elle nous procure. Enquête au fil de la plateforme VisualContagions/Explore.
Un crâne surgi d'un oeil
Explore, nous l’avons vu, est autant un outil de recherche qu’un atlas qui se trouve dans la lignée du Mnémosyne d’Aby Warburg. Il nous fait assister à des assemblages inattendus non seulement d’images, mais de toutes sortes d’idées en mouvance, de cheminements intellectuels et d'affinités esthétiques. C’est un outil à géométrie variable, avec des irruptions d’images que l’algorithme provoque et convoque on ne sait pas trop pourquoi. Un peu comme un générateur de poésie oulipienne, Explore sert d’activateur d’idées.
Lorsque, dans une partie précédente de cet épisode, j’essayais de comprendre les généalogies du dessin d’un oeil, Explore m’a fait découvrir tour à tour des publicités pour des lunettes, quelques étonnants dessins issus de revues d'avant-garde, ainsi que des prototypes de moteurs circulaires conçus pour l’industrie aéronautique au début du 20e siècle. Puis, sans avertissement, l’oeil se mût, un bref instant, et une seule fois, en une tête de mort, allongée sur le côté.
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Figure 1. Extrait de résultats d'Explore.
Les écorchés de Vésale
Halloween oblige, je me suis lancé, à partir de la tête de mort, dans l’exploration de ce filon. Je suis parti à la recherche de toutes sortes d’illustrations mortuaires à travers l’immense corpus hétérodoxe de revues des 19e et 20e siècles que recense et segmente Explore.
En ressortent plusieurs grands classiques, comme ce squelette de Vésale, reproduit dans les pages de la revue Formes en mars 1931.
Les écorchés célèbres de ce traité d’anatomie de la Renaissance – tous mis en scène et animés, pour ainsi dire – impressionnaient manifestement l’auteur de l’article de Formes. Belle occasion pour lui de plaindre les illustrations sans âme des traités médico-scientifiques modernes:
Nous sommes à cents coudées au-dessus de ces pâles traités modernes de médecine, dont les planches froides et plates ne parlent qu’à l’esprit sans émouvoir notre âme, sans toucher aucune fibre de notre être sentant. Ici [dans le traité de Vésale], ce sont de grands tableaux révélateurs du mystère organique et palpitant de l’homme, c’est tout le drame humain et surhumain que jouent ces personnages, squelettes, écorchés, fantômes de réseaux nerveux (...).
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Pierre Mornand “Corporis Humani Fabrica d’André Vésale”, Formes, no 13, mars 1931, p. 48 - 49
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André Vésale, De Humani Corporis Fabrica, 1543, reproduction parue dans la revue Formes, mars 1931. Bibliothèque de l'INHA, Paris. Coll. J. Doucet.
Mais l’algorithme, par la poésie involontaire des machines, passe allègrement des formes effrayantes à des branches d’arbres et de fleurs, ou à des contours décoratifs. Les écorchés vésaliens avoisinent ainsi avec les ossements d’un Dinosaurien sauropode provenant d’un article publié en mars 1905 dans la Revue coloniale…
C'est la poésie involontaire des machines: un cadavre devient plante, des os se changent en fleurs et un crâne en astre du ciel.
Squelettes divulgués, squelettes expliqués, squelettes apprivoisés
Poésie seulement ? Et seulement par hasard ? Il y a peut-être aussi une tendance propitiatoire qui se révèle ici, et que les algorithmes découvrent en rapprochant ces motifs et ces images qui furent bien conçus par des personnes concrètes. La mort nous fait peur. Si le squelette permet de la représenter de la manière la plus concrète et la plus directe, puisqu'il représente ce que nous serons chacun chacune lorsque nous seront morts, il est aussi une manière de l'étudier, de la représenter, la mettre à distance - l'apprivoiser peut-être.
En étudiant, on apprivoise.
Dans cet article de vulgarisation scientifique donné par le Dr. Cabans en 1900 dans la Revue des revues, le squelette est annoté par des flèches qui montrent les points de croissance “artificielle” de l’homme.
En enseignant, on rationalise.
Ici, le squelette resurgit dans des revues d’histoire, pour illustrer et documenter des ossements trouvés dans des fouilles archéologiques, ou dans cet ouvrage revue de vulgarisation de 1925: “Le dessin à l’école et dans la famille: revue d’éducation esthétique”.
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Le dessin à l'école et dans la famille: revue d'éducation esthétique, avril 1925, p. 65. Disponible sur Heidelberg Historic Literature.
Voici, pour finir, un squelette apprivoisé, à quatre pattes. Il montre aux artistes comment serait la forme humaine en “attitude quadrupède”. Paru dans un compte rendu paru à l’occasion de la publication de l’Anatomie artistique des animaux, un livre d’Edouard Cuyer, professeur d’anatomie à l’école des Beaux-Arts de Rouen, ce squelette ridicule bouclait le cycle de la dédramatisation : à quatre pattes, la mort est ridicule.
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Le moniteur du dessin, 15 février 1903. no 11 (71), p. 163. Disponible sur Gallica.
Pourquoi représenter la mort, sinon pour s'y familiariser ? En disséquant le squelette sous toutes les postures possibles, en l'organisant dans des atlas, une partie après l'autre (os, crâne, vues de face et de côté), une posture après l'autre, nos prédécesseurs apprivoisaient mieux le destin fatal de toute personne humaine. Les images de squelettes semblent avoir progressivement déserté les pages des périodiques du XXe siècle, à mesure que le support imprimé n'était plus le plus important pour faire circuler les images, ni pour véhiculer une démarche collective pour apprivoiser la mort. Est-ce la raison pour laquelle on voit après 1950 les squelettes et les monstres coloniser, au contraire, un autre support de circulation d'images, celui du cinéma ?