Blockbusters, 4. Automobile, quand tu nous pris...
Nicola Carboni
L'ascension de la machine
Au début du siècle, les images de voitures sont omniprésentes dans la presse. Elles annoncent une nouvelle invention, un nouveau symbole de progrès capable de séduire aussi vite les intellectuels que les bureaucrates. La voiture, c'est alors l'avenir, la vitesse, la nouveauté; un appel à laisser derrière soi le reste du monde
Comme bien des innovations technologiques , l'automobile reçoit autant d'éloges que de critiques.
L'histoire de ses débuts est riche en conflits, particulièrement fréquents en Europe et aux États-Unis. Si la bicyclette avait reçu quelques années auparavant un accueil similaire, soufflant le chaud et le froid, les points de vue sur l'automobile évoluent vite vers des polémiques plus brûlantes. La voiture ne laisse personne indifférent. Articles, courrier des lecteurs, photographies, caricatures expriment la phobie ou le désir de cet objet fascinant et controversé.
Le conflit et les controverses à propos de l'automobile durent jusque dans les années 1940 et 1950, lorsque les voitures sont finalement acceptées.
"Elle a commencé par être une expérience scientifique, puis est devenue l'instrument des aventuriers, puis le jouet des riches, puis l'ambition des pauvres, enfin l'esclave de tous... Après avoir été le jouet de la société, elle en est venue à la dominer. C'est maintenant notre tyran, si bien qu'enfin nous nous sommes révoltés contre elle, et nous avons commencé à protester contre ses manières arrogantes".
"The Hooting Nuisance", The Living Age, n°3502 (19 août 1911), p. 508-509.
Mais pourquoi l'automobile est-elle si controversée au début du XXe siècle ?
Et comment cessa-t-elle de l'être?
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Vue de la rue de Paris au Havre en 1910. Photographie anonyme noir et blanc coloriée. Source: Wikimedia Commons
La figure ci-dessus apporte une réponse simple à ces deux questions : la route.
Aujourd'hui, nous considérons les routes comme LA place pour les voitures, tandis que les piétons sont confinés sur le trottoir. L'utilisation des rues pour les jeux d'enfants est considérée comme inappropriée, dangereuse, - irresponsable.
Pourtant, l'idée que les routes ne sont pas pour les piétons est née dans les premières années de la voiture, à une époque où il est important de se rappeler que la voiture était l'intrus. Jusqu'à l'introduction de l'automobile, les routes étaient resté un environnement mixte partagé par les tramways, les piétons, les voitures à cheval et la dernière invention, la bicyclette. Aucune règle spécifique n'indiquait comment traverser une route (une règlementation fut introduite plus tard, à cause des voitures). Il n'y avait même pas de distinction claire entre le trottoir et la rue. Les convois pouvaient passer, mais toujours anticipés par un être humain. L'environnement permettait un mode de vie favorable aux piétons. Les enfants jouaient et les gens se promenaient à proximité sans trop se déranger les uns les autres, sauf lorsque l'habituel tramway passait - mais sur des rails prédéfinis, dans une logique non aléatoire.
1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte.
3.La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du Futurisme, Le Figaro, 9 février 1909.
L'introduction de la voiture dans la ville et à la campagne constitue presque une révolution. Une révolution entamée avec l'invention de l'automobile dans les années 1880. Au début, seule la partie la plus riche de la population pouvait posséder un petit véhicule rapide susceptible d'être utilisé pour se déplacer en ville et à la campagne : l'automobile était conduite par un chauffeur.
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Pluck, New York City, 1907. The Moths and the Flame, Frank Arthur Nankivell.
Source: Wikimedia Commons
Une mobilité nouvelle
La mobilité devient vite un des facteurs important du succès croissant de l'automobile. Beaucoup utilisaient leur véhicule non seulement pour traverser la ville, mais aussi pour tenter de s'échapper de la ville. À la recherche d'air frais, de nature et d'un environnement plus sain, de nombreux personnes continuent à se réfugier dans la campagne. La grande différence est qu'ils commencent à se déplacer avec leurs voitures, et dans ce cadre idyllique, le rugissement des voitures devient une constante, effrayant les résidents et les animaux. La presse satirique de l'époque s'en donne à coeur joie à ce sujet : les riches envahissent le terroir des pauvres.
L'ivresse de la vitesse
La vitesse est alors le principal attrait pour ces nouveaux conducteurs : la promesse de sensations fortes est grisante, et les nombreux spectateurs suffisent à en convaincre beaucoup d'acheter et d'utiliser un véhicule inconfortable pour l'époque, très sujet aux accidents.
Les fabricants et les vendeurs d'automobiles avaient depuis longtemps identifié l'intérêt du frisson subversif de la vitesse. En plus de parrainer des courses automobiles, ils se mettent à encourager la conduite rapide et agressive.
Dans ce contexte, beaucoup font alors référence à la conduite comme à une maladie, un démon prenant le dessus du conducteur à force de perdre le contrôle et de ne viser rien d'autre que la vitesse. L'écrivain anarchiste Octave Mirbeau s'en fait le témoin dans ses écrits sur l'automobile :
"Lorsque je suis en voiture, possédé par la vitesse, les sentiments humanitaires s'évanouissent. Je commence à ressentir d'obscurs remous de haine et un sentiment idiot de fierté. Je ne suis plus un misérable spécimen d'humanité, mais un être prodigieux en qui s'incarnent - non, ne riez pas - la Splendeur et la Puissance élémentaires. Et puisque je suis le Vent, la Tempête, le Tonnerre, imaginez avec quel mépris je considère le reste de l'humanité depuis le point de vue de ma voiture."
Octave Mirbeau, La 628-E8, Paris, Fasquelle, 1907.
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Der Wahre Jakob : illustrierte Zeitschrift für Satire, Humor und Unterhaltung, Berlin, 1920.
Source: Heidelberger historische Bestände – Digitale Sammlung
Foules enragées, conducteurs effarés
Piétons des ville et gens des campagnes, ils réagissent parfois violemment contre les automobilistes. Le journal d'une automobiliste allemande rapporte en 1905 des jets des pierres contre les voitures:
"un voyage en automobile à travers la Hollande est dangereux, car la plupart de la population rurale déteste fanatiquement les automobilistes. Nous avons même rencontré des hommes âgés, le visage déformé par la colère, qui, sans aucune provocation, nous ont jeté des pierres de la taille d'un poing." [2]
Le millionnaire américain et amateur de voitures William K. Vanderbilt II témoigne quant-à-lui qu'il aurait été attaqué et assailli de pierres par des foules lors de son tour d'Europe, suite à la mort de deux chiens dans la campagne française. Les attaques de la foule sont alors si fréquentes qu'en 1909, une loi allemande autorise les conducteurs ayant écrasé quelqu'un à fuir les lieux de l'incident, à condition qu'ils se présentent à la police le jour suivant [2]. Les sources historiques sont nombreuses sur le problème des premiers automobilistes : lettres de protestations, témoignages de manifestations, et fondation d'associations de protection des automobilistes ou des piétons. Les illustrations de la presse de l'époque racontent aussi le phénomène à leur manière.
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Le rire : journal humoristique : Paris, France – 1910 . La lutte pour les droits sur les routes de la ville. L'illustration représente et se moque du désir de libérer les routes de toutes les personnes qui s'y promènent, pour finalement les concéder aux automobiles.
Cette quête de liberté et de vitesse ne s'est pas faite sans sacrifices. Les rues de la ville, peuplées d'enfants et d'adultes, voient assez vite dans les conducteurs des assassins. Les incidents deviennent si fréquents dans les années 1910 que les conducteurs aux Etats-Unis sont surnommés "joy riders", "road hogs" ou "speed demons". Leurs machines reçoivent elles aussi des sobriquets révélateurs : "juggernauts", "voitures de la mort" ou "Moloch moderne" [1] .
Quelques années plus tard, d'abord aux Etats-Unis dans les années 1920, puis en Europe la décennie suivante, un mouvement de sécurité mené par l'industrie automobile, les mouvements scouts, des parents inquiets et des compagnies d'assurance finit par réclamer le bannissement des gens des routes et l'invention de règles de circulation, la mise en place de passages-piétons. Cette tendance impose progressivement le sentiment que les routes appartiennent aux voitures. Le rôle dans cette évolution des clubs automobiles et de l'industrie automobile a été décisif, rabaissant et blâmant impitoyablement les piétons et les cyclistes.
Bientôt les milieux politiques s'emparent du problème.
"Plus de six mille personnes se suicident chaque année, et personne ne s'en émeut", déclare le colonel J. T. C. Brabazon, député conservateur du Royaume-Uni en 1934 et plus tard ministre des transports [3]. Une opinion générale commençait à s'imposer : les voitures représentaient le progrès, la nouveauté, et quiconque n'était pas d'accord avec ces nouvelles conditions devait rester dans le passé et ne pas s'en plaindre.
Quel rôle ont joué les images dans ces changements ?
Dans notre corpus de 3 millions d'images récupérées dans des imprimés illustrés du monde entier, plus de 5000 représentent des automobiles. Ces images proviennent d'Europe, des États-Unis et, dans un cas, de Chine.
Projetée dans le temps et l'espace, la circulation du motif se joue surtout entre l'Europe et la côte est des États-Unis, en particulier les régions de Pittsburgh, Chicago et New York.
New-York-Chicago, Munich-Berlin
Comme le montre la figure, le corpus décrit des circulations qui, entre l'Europe et les États-Unis, se font en particulier entre l'Allemagne et les États-Unis, avec de forts échanges entre les axes Munich-Berlin et New York-Chicago.
Nos 5000 et quelques images proviennent de 42 catégories différentes de journaux, dont les journaux quotidiens, les revues d'art, d'histoire, de politique, de loisirs, d'économie, de littérature pour enfants et bien d'autres. L'automobile est partout.
Où publie-t-on des images de voitures?
L'application interactive ci-dessous, permise par une application de visualisation appelée Vikus Viewer, nous permet explorer certains types d'images dans le temps, pour comprendre tant leur représentativité au sein de l'ensemble du corpus que le moment de leur apparition ou de leur disparition et leur quantité. Vikus Viewer permet aussi de les visualer pour mieux comprendre ce que ces images dénotent ou connotent.
L'étude fait voir que le nombre d'images représentant un événement est très faible. L'ensemble des images représentant un incident ou ayant un rapport quelconque avec la sécurité routière a été compilé dans une simple galerie. Si nous regardons l'année de publication, nous pouvons voir que les images ont été publiées entre 1900 et 1922. Le pic des images publiées lors d'accidents de la route a lieu pour les années 1905-1907, principalement dans des journaux humoristiques, des revues automobiles et des magazines culturels et pour enfants. Aucun journal quotidien ne relate d'accident d'automobile en images.
Peu de revues mettent en image les accidents de la route, et et la tendance à ne pas le montrer s'accentue avec le temps...
Parfois on doute de ses résultats. S'agit-il uniquement d'un phénomène européen ? Pour y voir un peu plus clair, on peut se pencher sur le corpus de la Library of Congress, aux Etats-Unis, dont le projet "Chronicling America" met à disposition la numérisation d'un nombre important de journaux américains pour la période 1777-1963. Ce corpus, qui comprend (comme le nôtre) plus de 3 millions d'images, n'est pas encore inclus dans Visual Contagions, mais il peut être interrogé à la fois textuellement (en récupérant les informations des articles), et visuellement (par similitudes visuelles). Grâce à cette recherche, nous avons pu trouver quelques exemples d'accidents de voiture, de meurtres et de collisions, encore une fois pas très nombreux. La galerie qui suit montre la totalité - bien faible ! - des résultats.
Par contraste, la littérature sur le sujet indique une grande quantité de matériel sous forme d'images et de textes, ce qui révèle des changements d'habitudes importants. Le manque de matériel visuel est d'autant plus frappant.
De la moquerie des années 1900 à la publicité esthétisante des années 1920
Affinons l'analyse en évaluant la répartition des photos de voitures dans les magazines du corpus de Visual Contagions au cours des 50 premières années du XXe siècle.
Au début de l'apparition des automobiles, les magazines humoristiques publient beaucoup d'articles sur le sujet. Vers 1900, les voitures se répandent dans un nombre plus divers et plus important de publications. Des revues de culture et d'actualité aux revues de sport et aux magazines de mode enfantine, aucun type de revue n'est imperméable au sujet.
Peu avant 1920, certains types de revues d'art et de culture deviennent un lieu privilégié pour la publicité de voitures.
C'est manifestement là que les constructeurs trouvent de nouveaux clients. La tendance se prolonge dans les années 30, jusqu'au moment où l'image des voitures est utilisée principalement dans les actualités régionales, changement qui signifie l'intégration des voitures dans les habitudes sociales de l'Europe et des États-Unis.
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Privileged sport - Puck, v. 65, n°1684 (9 juin 1909). L'illustration montre une automobile conduite par un chauffeur roulant à toute vitesse sur une route. Autour de lui, des de coupures de journaux titrant sur de nombreux accidents de la route : piétons écrasés, mort d'un garçon de 13 ans. Source: Wikimedia Commons
En constatant la diffusion et le déplacement des publicités pour l'automobile dans un si large spectre de journaux, et la diminution parallèle des images d'accidents, il est naturel de se poser la question suivante : l'imagerie des accidents de voiture aurait-elle été bloquée par peur de perdre la mise publicitaire des compagnies automobiles?
Nous envisageons peut-être trop vite, conscients de la dépendance des revues contemporaines aux revenus de la publicité, que les agences de publicité auraient pu sans effort influencer la présence (ou non) d'articles et d'images dans un journal. La publicité n'a peut-être joué aucun rôle... Ou peut-être au contraire.
Une chose est sûre en tout cas : la présence des voitures dans la presse illustrée n'a pas diminué depuis.
Accidents ou non, trafic ou pas, l'automobile est devenue un artfact sacré, façonnant l'environnement qui nous entoure.
Elle a façonné nos environnements au sens physique - avec la construction de routes et l'exploitation des ressources naturelles pour l'usage des voitures; mais encore, elle les a façonnés au sens symbolique. Les voitures sont devenues les protagonistes de nos longs métrages, des symboles de liberté, des représentations du star-system, de la richesse et du succès. Les voitures sont devenues des objets d'admiration, synonymes d'un nouveau mode de vie, une vie où les cinémas, les magasins ou les restaurants ne sont qu'uné étape sur une trajectoire en voiture. Une vie faite de routes célèbres, comme la Route 66, une vie qui construit des statues dédiées aux voitures, comme la statue American Graffiti à Modesto, une vie où les voitures sont nos compagnes au quotidien - et où tant de monde est persuadé qu'on ne pourra pas s'en passer.
Cette vie a vu le jour peu à peu au début du XXème siècle. Elle s'est imposée à la fin de la première moitié du siècle, lorsque les voitures ont commencé à être universellement reconnues et acceptées - à tel point que, comme l'aurait déclaré plus tard le maire de Munich, Hans-Jochen Vogel [2] :
"il était presque suicidaire pour un politicien des années 50 de prendre position contre l'automobile".
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Ant Farm Collective, Cadillac Ranch, 1974, Amarillo, Texas. Source: Wikimedia Commons
Références
[1] Norton, Peter D. Fighting traffic: the dawn of the motor age in the American city. Mit Press, 2011.
[2] Ladd, Brian. Autophobia: love and hate in the automotive age. University of Chicago Press, 2008.
[3] Plowden, William. The motor car and politics, 1896-1970. Bodley Head, 1971.
[4] O'connell, Sean. The Car and British Society: Class, Gender and Motoring, 1896-1939. Manchester University Press, 1998.
[5] Mom, Gijs. Atlantic automobilism: emergence and persistence of the car, 1895-1940. Vol. 1. Berghahn Books, 2014.
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Lire la suite :
Episode V. Les canulars de nos machines
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