Le choc des nominations

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

19 décembre 2003

Texte paru dans l'Educateur (n°13), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Dans L’Ile mystérieuse de Jules Verne, que font d’abord les naufragés ? A chaque cap et chaque crique, ils donnent un nom. Ils baptisent leur monde pour en prendre possession. Et nos élèves : découvrent-ils, à l’école, le pouvoir de la nomination ? Navigation virtuelle, géographie bien réelle et œuf de Colomb.

Comment " intégrer les technologies dans l’enseignement " ? Dans un module de formation, trois étudiantes ont un projet : les grands explorateurs. Puisqu’on surfe sur Internet, pourquoi ne pas emmener les élèves sur les océans, à la suite de Colomb, Gama et Magellan ? Pourquoi ne pas créer une mappemonde interactive ? Des expéditions virtuelles enseigneraient habilement la géographie et l’histoire. Surtout si elles guidaient les enfants dans leur progression, en corrigeant leurs erreurs et en leur (re)donnant automatiquement la bonne information. De l’Espagne à la Terre de Feu, du Cap aux Philippines, la plate-forme " programmerait " les apprentissages en posant toutes sortes de questions. Moitié ludique, moitié didactique, elle devrait remplir le contrat : intégrer, dans un " scénario pédagogique ", un enseignement et son évaluation.

La suite du projet, c’est un renversement. Passer de port en port en se demandant " qui était Moctezuma ? " ou " quel sont les fleuves qui coulent vers Dacca ? ", c’est peut-être évident pour le programmeur, mais est-ce instructif pour l’utilisateur ? Des encyclopédies – numérisées ou non – les classes en ont ailleurs à disposition. Pourquoi créer une excursion qui ressemble à une récitation ? Un voyage organisé, n’est-ce pas le contraire d’une exploration ? Petit à petit, les futures enseignantes vont changer de cap : et si les noms étaient le problème plutôt que la solution ? Pourquoi, par exemple, Haïti s’appelle-t-elle Haïti ? Et pourquoi disait-on jadis Hispaniola ? Qu’ont voulu faire les Espagnols en inscrivant San Salvador, Santa Maria puis Fernandina sur la carte des Amériques ? Que venaient faire Dieu, la Vierge et le Roi dans ces contrées-là ? Nous, nous le savons. Mais nos élèves, non. Il faut qu’ils l’apprennent : ce qui fait le Colomb, c’est l’acte de baptême. La nomination, dit Todorov dans La conquête de l’Amérique, est prise de possession. C’est un acte de pouvoir qui s’incarne dans le savoir. Comprendre cela, c’est donc un pouvoir. A quoi bon réciter les noms des Antilles, si l’on ne se demande jamais, ni comment ni pourquoi est née cette géographie-là ?

Le projet nouveau n’est pas terminé. Mais ce que l’on trouve sur Internet, c’est maintenant une autre activité. Les élèves ne cliquent plus au hasard dans un jeu vidéo. Ils ne mémorisent plus des listes de mots. Ils comparent la carte de Colomb et celle d’aujourd’hui. Ils lisent son récit et recherchent ses raisons. En naviguant d’une source à l’autre, ils se demandent pourquoi les Aztèques s’appellent des Indiens. Ou plutôt : pourquoi c’est ainsi que nous les appelons. Pourquoi les hommes créent, pour une seule et même chose, deux ou trois noms. Qui a le pouvoir d’imposer son vocabulaire, sa langue, sa domination. Quel est le rapport entre Inuits et Esquimaux. Petrograd et Leningrad. Zaïre et Congo. Le choc des civilisations, c’est d’abord le choc des nominations. C’est la lutte pour savoir si les terroristes sont des résistants, si telle secte est une religion, si ce fromage au lait cru est du Gruyère ou non. De question en question, les élèves acquièrent plus que du savoir : un questionnement durable, transférable dans d’autres situations. Réels voyageurs ou virtuels surfeurs, ils cherchent sous chaque mot les racines de la signification. Sous chaque slogan, l’intérêt des puissants. Ils vont derrière les écrans, contrôler l’origine des appellations. Une pédagogie inchangée dans une machine nouvelle, ils ne disent pas, par exemple, que c’est l’œuf de Colomb.