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Où vont les pédagogies
différenciées ?
Vers lindividualisation du curriculum
et des parcours de formation
Philippe Perrenoud**
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1996
I. Une volonté politique incertaine et fragileII. Impasses pédagogiques : les enjeux connus
III. Individualisation du curriculum et optimisation des situations d'apprentissage
Il nest de pédagogue engagé dans lécole nouvelle ou les méthodes actives, ou tout simplement sensible à léchec scolaire, qui nait plaidé pour un enseignement individualisé ou une pédagogie différenciée. Développer une " école sur mesure ", selon la formule de Claparède, est le rêve de tous ceux qui trouvent absurde denseigner la même chose au même moment, avec les mêmes méthodes, à des élèves très différents. Le souci dajuster lenseignement aux caractéristiques individuelles ne naît pas seulement du respect des personnes et du bon sens pédagogique. Il participe dune exigence dégalité : lindifférence aux différences, comme la montré Bourdieu (1966), transforme les inégalités initiales devant la culture en inégalités dapprentissage, puis de réussite scolaire. Il suffit en effet dignorer les différences pour que le même enseignement :
En dépit de ces évidences et des analyses de plus en plus précises de la fabrication des inégalités et de léchec depuis les années 1960, le mode dominant dorganisation de la scolarité na guère changé : on groupe les élèves selon leur âge (censé indiquer leur niveau de développement) et leurs acquis scolaires, en " classes " supposées assez homogènes pour que chacun puisse assimiler le même programme durant une année scolaire. À lintérieur de ces groupes, la différenciation des traitements pédagogiques est très variable. Elle reste parfois très faible : lenseignement frontal est loin davoir disparu des classes, en particulier au second degré.
Comment expliquer la persistance dune pédagogie qui demeure indifférente aux différences ou qui, dans le meilleur des cas, nen tient compte que marginalement, dans des proportions assez dérisoires en regard de lampleur des écarts ? Cette relative inertie ne signifie pas que nul ne se préoccupe du problème. Même si, comme nous le verrons, la volonté politique de lutte contre léchec scolaire reste incertaine, les sociétés développées sont devenues trop complexes et sont confrontées à trop de défis pour que les classes dirigeantes aient pour priorité de fabriquer de léchec scolaire aux seules fins de garantir la reproduction des hiérarchies sociales et la transmission de leurs privilèges. Nous sommes sortis de la période où linégalité et léchec scolaire ne faisaient pas problème. Nous quittons - lentement - aussi la tranquille assurance de lidéologie du don, pour laquelle léchec, aussi regrettable soit-il, est dans lordre des choses, lexpression dune fatalité inhérente à linégale répartition des aptitudes. Nous sommes en train de sortir aussi de la phase de fatalisme sociopolitique des années 1970, autour de la reproduction.
Si les pédagogies demeurent faiblement différenciées, cest aujourdhui, pour une part, en dépit des politiques de léducation et de lévolution des représentations sociales des causes et des coûts de léchec scolaire, qui pourtant plaident pour des mesures plus énergiques de démocratisation. Il est donc temps, là où la volonté politique nempêche plus toute réforme de lorganisation scolaire, de proposer des réponses pédagogiques à léchec scolaire.
Cest ce que tentent, depuis des décennies, les mouvements déducation nouvelle et les sciences de léducation. Des idées jugées utopiques, bonnes tout au plus pour les écoles alternatives ou les praticiens marginaux, sont aujourdhui reprises par les textes officiels émanant des systèmes éducatifs. Les idées et les mots varient, depuis le début du siècle, mais on discerne un fil rouge : le thème de lindividualisation et de la différenciation de lenseignement. Sans renier cette continuité, observons aussi un changement progressif de paradigme : de lindividualisation de laction pédagogique dans une organisation scolaire inchangée, nous en venons à lidée dune individualisation des parcours de formation (Bauthier, Berbaum et Meirieu, 1993) qui constitue une rupture avec les degrés et les programmes scolaires annuels. Cest dans ce changement de paradigme que sinscrit le présent essai, qui sattache à analyser les obstacles et à suggérer quelques pistes :
Comme le montre Isambert-Jamati (1985), léchec scolaire nest devenu un problème de société que dans la seconde moitié du XXe siècle. Auparavant, les inégalités déducation paraissaient dans lordre des choses. On ne sen félicitait plus aussi ouvertement quun ou deux siècles plus tôt, mais lidée demeurait assez largement répandue quil nest pas heureux que le peuple soit trop instruit. Lelièvre (1990) cite le Testament politique de Richelieu, qui indique parfaitement les enjeux :
Ainsi quun corps, qui aurait des yeux en toutes ses parties, serait monstrueux, de même un État le serait-il si tous ses sujets étaient savants. ( ) Si les lettres étaient profanées à toutes sortes desprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup seraient plus propres à sopposer à des vérités quà les défendre On y verrait aussi peu dobéissance que lorgueil et la présomption y seraient ordinaires.
À ce désir de préserver lordre sajoutait le souci ne pas gaspiller des ressources inutilement. Lelièvre rappelle que dans le mémoire sur les petites écoles inspiré par Colbert, on peut lire :
Dans ces écoles on enseignerait seulement à lire et à écrire, chiffrer et compter ; et en même temps on obligerait ceux qui sont dune naissance basse et inapte pour les sciences à apprendre les métiers, et on exclurait même de lécriture ceux que la Providence a fait naître dune condition à labourer la terre auxquels il ne faudrait apprendre quà lire seulement.
Lidée que tout le monde doit être instruit pour être libre, quelle que soit son origine, quel que soit son destin professionnel, est une idée fort moderne, qui mettra deux siècles à faire son chemin et qui nest pas, aujourdhui encore, admise par tous les esprits ! Une partie de nos contemporains pensent encore, même sils ne le disent plus, quil suffit à la plupart des individus den savoir " juste assez " pour sintégrer au monde du travail, voter correctement, vivre sainement, élever des enfants. On a longtemps craint la partage des savoirs, imaginé quen savoir " trop " engendrerait des révoltes et des troubles !
En vertu de cette idéologie, jusquau début, voire au milieu du XXe siècle, dans de nombreux systèmes scolaires - qui sont, pour cette raison, des systèmes peu intégrés - une sélection sociale séparait les enfants du peuple et les enfants de la bourgeoisie dès lentrée à lécole : les uns fréquentaient lécole primaire communale, pour entrer vers 12-13 ans dans la vie active, les autres rejoignaient les petites classes des lycées et sengageaient dès 7 ans, parfois en latin, sur la voie des études longues. La séparation des réseaux de scolarisation, primaire-professionnel dune part, secondaire-supérieur dautre part (Baudelot et Establet, 1971) masquait léchec des enfants issus des classes populaires, puisquils navaient même pas loccasion de se confronter aux normes dexcellence propres aux études longues.
Lorsque, dans le cours du XXe siècle, lexigence démocratique samplifia, elle saccompagna dune demande accrue daccès au savoir et à la culture, surtout dans les classes moyennes. On se soucia alors de développer légalité des chances, entre filles et garçons, entre enfants des villes et enfants des champs, voire entre enfants issus de ce quon appelle prudemment des " milieux sociaux " différents. On intégra les réseaux en créant une école primaire ouverte à tous. Lidée dégalité des chances resta cependant fortement tempérée par une idéologie du don qui prévalait encore largement en 1960 et expliquait léchec scolaire par labsence daptitudes aux études longues. Légalité des chances consistait alors à donner à chacun, selon lune des formules consacrées, " loccasion de son plus grand progrès ". Façon édulcorée de dire quil ne faut pas rêver, que tous ne peuvent prétendre atteindre le même niveau dinstruction, que la justice sociale et lhumanité commandent, simplement, daider chacun à atteindre " ses propres limites ". Le soutien pédagogique naquit dans cet esprit. Il ne mettait pas en cause lenseignement : léchec était encore, au premier chef, léchec de lélève. Nul ne songeait encore à dire que ce pourrait aussi, et peut-être dabord, être léchec de lécole.
On se libère dune fatalité pour senferrer dans une autre
Lorsquon découvrit, au cours des années 1960, que les chances de réussite scolaire étaient - elles le restent ! - fortement liées à la condition sociale de la famille, lorsque émergea la notion de handicap socioculturel (CRESAS, 1978), lexplication de linégale réussite scolaire par linégalité naturelle des aptitudes fit place à une vision plus sociologique. On pu dès lors affirmer : " léchec nest pas une fatalité " (CRESAS, 1981), et rêver de " pédagogie compensatoire ", selon le principe dune " discrimination positive ". Au milieu des années 1966, aux États-Unis puis au Canada, sous limpulsion de Bloom (1966, trad. française 1979) la pédagogie de maîtrise pris son essor et succéda aux premières tentatives de pédagogies compensatoires à large échelle centrées sur lenseignement préobligatoire (Little and Smith, 1971 ; Isambert-Jamati, 1973).
En Europe, la pédagogie de maîtrise se diffusa sous une forme caricaturale, abrégée en France " PPO " : pédagogie par objectifs. Elle fit lobjet de critiques virulentes dont Hameline (1979) retrace les plus pertinentes ; certaines manifestaient une sorte dantibehaviorisme viscéral, variante de lantiaméricanisme primaire. Huberman (1988) dirigera plus tard un essai collectif de réconciliation de la pédagogie de maîtrise et des approches constructivistes. Cette synthèse aurait pu surgir auparavant si ce rejet dune approche made in USA navait pas, en France et, dans une moindre mesure, dans dautres pays latins, masqué le fait que la pédagogie de maîtrise était une pédagogie différenciée dans la droite ligne des travaux européens de Claparède ou Dottrens. En Belgique, où les sciences de léducation, sous linfluence de De Landsheere, souvrirent demblée aux travaux nord-américains, cette filiation a toujours été claire et les travaux sur la pédagogie différenciée ont marié divers héritages : le constructivisme piagétien, proche des courants décole active, prenait appui sur des dispositifs orientés par des objectifs et une évaluation formative (Crahay, 1986 : Thirion, 1989). En France, la pédagogie différenciée semble avoir été réinventée par Legrand (1986, 1996), avant que Meirieu (1989 a, b, c ; 1990 a) ne lui donne une audience plus large.
Divergences théoriques et protectionnismes culturels ont contribué à ralentir le développement de la pédagogie différenciée. Lignorance ou lexcommunication mutuelle des courants de pensée ont parfois empêché de discerner les convergences. À cela sest conjugué un autre facteur : le doute qui, aux alentours des années 1970, a saisi enseignants, militants et chercheurs quant à la possibilité même de lutter contre léchec scolaire dans une société inégalitaire. Dans les années 1970, une explication macrosociologique de léchec scolaire a en effet, dans la mouvance des événements de soixante-huit, occupé le devant de la scène francophone, autour des thèses fracassantes dAlthusser (1970), Bourdieu et Passeron (1970), Baudelot et Establet (1971). On en connaît lessentiel : le système scolaire sacquitterait dune fonction de reproduction des classes et des hiérarchies sociales. Il ne faudrait donc pas attendre des classes dominantes une lutte énergique contre léchec scolaire et les inégalités sociales devant lécole, puisquelles ont intérêt à maintenir un statu quo qui profite à leurs enfants et reconduit les rapports sociaux. À la dénonciation marxiste pure et dure de lordre capitaliste, presque rituelle dans le paysage politique de lépoque, où les partis et syndicats communistes tenaient le haut du pavé, les travaux de Bourdieu et Passeron, sur un ton moins engagé et plus analytique, donnaient une crédibilité plus forte.
Ces thèses connaissent une très large diffusion dans les pays francophones et dautres pays latins, et même dans une partie des pays de culture germanique ou anglo-saxonne. Le choc est violent, cest le temps de la désillusion. On reprochera dailleurs à Bourdieu et Passeron davoir démobilisé le corps enseignant de la même façon que le Parti communiste des années 1950-60 ne pardonnait pas aux intellectuels de " désespérer Billancourt " (autrement dit la classe ouvrière) en critiquant le stalinisme.
En vertu des analyses des années 1970, la lutte contre léchec scolaire se déplace vers le terrain politique, ce qui semble rendre dérisoire, pendant un certain temps, le travail pédagogique dans les établissements et les classes. Quel est en effet son sens si les efforts déployés dans la lutte contre léchec ne sont que des réformes alibis, censées attester de la volonté de démocratisation de gouvernements qui seraient, en réalité, bien décidés à ne rien changer ? Au mieux, les partis au pouvoir viseraient une démocratisation bien tempérée, accroissant les taux de scolarisation sans sattaquer aux écarts entre élèves issus des diverses classes sociales. Les enseignants concernés par léchec scolaire se sentent à la fois coupables de participer au processus de reproduction des inégalités et impuissants à lenrayer dans le cadre de leur pratique personnelle, puisquon leur explique que les programmes, les méthodes, lévaluation, lorientation, la sélection, bref, tout les éléments du système, sont en quelque sorte conçus pour fabriquer des inégalités au profit des enfants issus des classes favorisées.
Le temps de lambiguïté
Sans être totalement démenties, les thèses des années 1970 vont être nuancées. Berthelot (1983) distingue une logique de reproduction, où lenjeu des classes dirigeantes est de maintenir lordre social, dune logique de perpétuation, où leur enjeu est de transmettre leur propre position à leurs descendants, ceux que Bourdieu et Passeron ont appelés dès 1964 " Les héritiers ". Berthelot montre que les logiques de reproduction de lordre social et de perpétuation des positions familiales ne coïncident pas toujours et que le souci de la croissance et de la position dune nation dans la compétition mondiale peut inciter la classe dirigeante à démocratiser laccès aux études, aux risques délargir la compétition scolaire à de nouveaux venus et daffaiblir les chances de leurs propres enfants. Petitat (1982) montre, pour sa part, que la reproduction des classes sociales nest la fonction majeure de lécole quà certaines périodes de lhistoire et quelle peut aussi contribuer à " produire la société " et à faire émerger de nouvelles classes et de nouvelles hiérarchies. Les travaux des sociologues sur lémergence des nouvelles classes moyennes, qui tiennent leur position du diplôme plus que dun petit capital, suggèrent que lécole, bien loin de geler la stratification sociale, a permis lémergence dune société de classe moyenne, instruite et qui désire linstruction de ses enfants (Hutmacher, 1993). Lanalyse des mécanismes de la fabrication de léchec (Perrenoud, 1995 a) indique que, loin dêtre tous sous le contrôle du pouvoir, ils sont en partie lexpression de conservatismes pédagogiques et gestionnaires indifférents aux politiques de léducation aussi bien quaux acquis de la recherche. Les travaux sociologiques postérieurs à La reproduction iront tous dans le sens, non dun désaveu, mais de fortes nuances, déjà présentes dailleurs dans luvre de Bourdieu et Passeron, mais largement ignorées dans les utilisations idéologiques de leurs travaux.
Ces nuances ont peu à peu chassé la pensée noir blanc et la recherche de réponses pédagogiques à léchec scolaire a repris, notamment autour du développement de dispositifs de pédagogie différenciée. Aujourdhui, une fraction de ceux qui ne considèrent pas léchec scolaire comme une fatalité biologique ne le tiennent pas non plus pour une fatalité sociologique. Leur espoir de changement sancre probablement dans lanalyse de lambiguïté des politiques publiques. Alors même que la crise économique et le déficit chronique des finances publiques restreignent de plus en plus les marges de manuvre, on observe en effet, dans maints pays développés, des tentatives de rénovation allant clairement dans le sens de la démocratisation de lenseignement et des pédagogies différenciées. Ces tentatives sexpliquent soit parce que certains partis de gauche sont parvenus au pouvoir et lexercent assez longtemps pour réformer lécole, soit parce que la droite moderniste veut, pour préparer le XXIème siècle et lintégration européenne, pour faire face à la mondialisation des échanges et de la compétition, élever le niveau global de formation des nouvelles générations en leur ouvrant plus largement laccès aux études longues. Lorsquun ministre socialiste lance le slogan " 80 % dune classe dâge au niveau du baccalauréat ", nul ne rétorque : rêverie de gauchiste. Les zones déducation prioritaires, le collège unique, les modules au lycée, les cycles à lécole primaire ont des équivalents dans la plupart des pays développés. Ils sont souvent mis en place lorsque la gauche est au pouvoir, mais, lorsquelle le perd, tout nest pas remis en cause.
Il est donc devenu difficile de prétendre que les gouvernements " ne font rien contre léchec scolaire ". On peut certes souligner la discontinuité des politiques, lécart entre les ambitions et les moyens, le peu de cohérence entre les intentions démocratisantes et leur faible traduction dans les programmes, lévaluation ou la formation des enseignants. On peut mettre en évidence la distance entre les mots - pédagogie différenciée, évaluation formative, méthodes actives, démarches de projet - et les pratiques administratives et éducatives. On peut interpréter ces phénomènes non comme un signe dincohérence ou dimpuissance, mais comme lexpression dune politique de la reproduction qui noserait plus dire son nom. On peut aussi se dire que les volontés politiques seraient moins incertaines si les solutions pédagogiques étaient plus convaincantes et les gens décoles moins ambivalents et plus compétents dans la lutte contre léchec scolaire
En envisageant une explication complémentaire par le manque de savoir-faire du système éducatif, je nentends pas renverser largument et suggérer que, si on leur proposait des stratégies efficaces, les pouvoirs en place mettraient tout en uvre, immédiatement, pour les soutenir politiquement et financièrement.
Il me semble en revanche un peu court de camper sur la position critique, en attendant, avant de lever le petit doigt, quun gouvernement crédible exprime une volonté politique durable et explicite, puis la traduise en crédits et en réformes favorables à la différenciation. Les mouvements et les équipes pédagogiques les plus engagés nont jamais attendu, pour réfléchir et innover, que les conditions optimales soient réunies. À plus large échelle, cependant, on perçoit une hésitation du corps enseignant. Les ambiguïtés du pouvoir offrent à qui le cherche un magnifique alibi : " Aussi longtemps que le gouvernement naura pas pris clairement position, dégagé des moyens nouveaux substantiels, abaissé leffectif des classes, amélioré les conditions de travail des enseignants, accordé plus dautonomie, soutenus des initiatives, nous ne bougerons pas ! ".
Appuyer la volonté politique sur des savoir-faire professionnels
Compte tenu des rapports de force et du fonctionnement des démocraties, lambiguïté est ce quon peut attendre de mieux Il est temps, sans renouer avec une naïveté consternante, dexaminer lucidement les propositions quon pourrait adresser à un gouvernement absolument décidé à lutter contre léchec scolaire par tous les moyens et qui demanderait aux gens décole et aux chercheurs, formateurs et autres experts : que faire ?
Sans doute se heurtera-t-on toujours à une fraction conservatrice qui sarrangera pour ne rien entendre et ne rien faire. Dans la complexité des sociétés postindustrielles, où le savoir tient une place croissante, rien ne garantit que ces fractions seront toujours assez puissantes pour barrer la route à toute réforme. Il y a au contraire de bonnes raisons de penser que, sils sont lucides, réalistes et pertinents dans leurs propositions, ceux qui refusent léchec auront une chance demporter le soutien non seulement des forces de gauche - souvent acquis davance, sinon toujours efficace -, mais aussi du centre et de la droite moderniste, qui ne pensent pas léducation à la fin du XXe siècle comme à la fin du XIXème.
Rien nest garanti, dans ce domaine. Mais quavons-nous à perdre, sinon du temps et de lénergie ? Sauvy et Girard (1974), dans des études pionnières sur linégalité devant lécole, avançaient déjà un postulat méthodologique : la seule façon éthique de tenir compte déventuels " obstacles génétiques " à léducation de tous est de sy heurter concrètement, daller le plus loin possible, unique façon den avoir le cur net sans baisser les bras avant même davoir essayé dagir. On peut adopter la même attitude pour les obstacles politiques, dautant plus quils donnent, plus que lADN, prise à une action collective déterminée !
Létat des lieux nest ni désespérant, ni enthousiasmant. On commence à savoir " ce quil ne faut pas faire ", on a repéré des impasses ou des mesures utiles, mais sans commune mesure avec lampleur du problème, comme le soutien pédagogique. Il serait en revanche bien présomptueux de prétendre savoir comment on peut, à large échelle, lutter contre léchec scolaire et les inégalités devant lécole. Le manque de savoir-faire des systèmes éducatifs me paraît présenter au moins trois facettes :
Deux facettes qui dépassent le problème de léchec
Je ne développerai pas ici la première facette, qui touche à lensemble des réformes scolaires. Quil suffise de rappeler la faillite des modèles top down et le balbutiement des modèles bottom up. Une chose est sûre désormais : les réformes conçues au centre du système pour être appliquées à vaste échelle se perdent comme de leau dans les sables. Même lorsquil ny a pas de résistance active, la force dinertie et les interprétations minimalistes ou conservatrices des acteurs (les cadres, les professeurs, mais aussi les élèves et les parents) suffisent à faire perdre ses vertus à la réforme la mieux pensée. Elle se diffuse comme un air populaire dont chacun ne fredonne que la musique, les paroles sétant perdues en chemin. Les efforts des mouvements pédagogiques et des chercheurs en éducation pour développer des pratiques et des dispositifs de différenciation restent sans effet de masse aussi longtemps que le système éducatif ne sait pas comment favoriser ladoption didées nouvelles sans les imposer par la voie bureaucratique. On progresse vers des stratégies plus subtiles, mais lentement, au gré des travaux sur les processus dinnovation (voir par exemple Bonami et Garant, 1996 ; Cros et Adamczewski, 1996 ; Fullan and Stiegelbauer, 1991 ; Gather Thurler, 1993, 1994, 1996 ; Gather Thurler et Perrenoud, 1991 ; Huberman and Miles, 1984 ; Hutmacher, 1990 ; Perrenoud, 1993 e, f et g).
Je ne développerai pas davantage la seconde facette, parce quelle nest pas propre au thème de lindividualisation des parcours de formation. Il importe en revanche de reconnaître que maintes réformes ne se heurtent pas seulement à des obstacles spécifiques, mais à un décalage global entre le niveau de compétence requis par une technologie originale, une didactique de pointe ou un nouveau mode de gestion de classe et le niveau de compétence moyen des enseignants, celui du plus grand nombre. Ce constat ramène au thème de la professionnalisation du métier denseignant comme condition générale de transformation des systèmes éducatifs (Bourdoncle, 1991, 1993 ; Carbonneau, 1993 ; Huberman, 1993 ; Labaree, 1992 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993 ; Perrenoud, 1993 d, 1994, 1996 g). Accroître lautonomie et la responsabilité des enseignants paraît en effet la seule issue lorsquon cherche un introuvable chenal entre deux écueils également funestes. Lun serait de surestimer les enseignants, de les tenir pour plus capables quils ne sont de sapproprier, pour les adapter librement et judicieusement à leur situation concrète, les " idées simples " qui parsèment les travaux des mouvements pédagogiques et des sciences de léducation, celles par exemple dévaluation formative, de travail sur les représentations, de contrat didactique, de conseil de classe. Lautre écueil serait de croire quon peut traduire de telles idées en " recettes " à suivre à la lettre. Face à la complexité, lenseignant est seul, il doit agir dans lurgence, décider dans lincertitude (Perrenoud, 1996 e). Cest à ce moment quil doit disposer des compétences suffisantes pour reconstruire une stratégie originale, en sinspirant didées ou de modèles, mais sans chercher à les appliquer " à la lettre ". Jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1988) de développer cette problématique à propos de la pédagogie de maîtrise comme utopie rationaliste, autrement dit comme solution rationnelle au problème de lhétérogénéité, dont le principal défaut est dexiger des acteurs des compétences, une rationalité, une rigueur et une discipline qui leur font défaut.
Je nexplorerai ici que la troisième facette : " Les savoirs et les paradigmes qui sous-tendent les pédagogies différenciées sont encore trop abstraits, trop pauvres pour guider une véritable mise en uvre sur le terrain des établissements ".
Les enjeux repérés se nouent autour :
La problématique, plus récente, de lindividualisation des parcours, fera lobjet dun plus ample développement dans une troisième partie.
Autour de lapprentissage et de lenseignement
Il est inutile de différencier des pédagogies inefficaces. On peut certes sy employer, et concevoir, par exemple des fiches individualisées à perte de vue. Cela ne suffit pas à endiguer léchec scolaire, car le problème du sens des savoirs et du travail en classe reste entier dans des pédagogies qui se bornent à ajuster les tâches au niveau des élèves, sans modifier ni leur contenu, ni le rapport maître-élève, ni le contrat didactique (Develay, 1996 ; Perrenoud, 1995 b ; Rochex, 1995 ; Vellas, 1996).
Les pédagogies différenciées doivent affronter le problème de fond : comment les enfants ou les adolescents apprennent-ils ? Comment créer un rapport moins utilitariste au savoir, instaurer un contrat didactique et des institutions internes qui donnent au travail scolaire un véritable sens ? Comment inscrire le travail scolaire dans un contrat social et un rapport entre maîtres et élèves qui fasse de lécole un lieu de vie, une oasis protégée, au moins en partie, des conflits, des crises, des inégalités et des désordres qui traversent la société ?
Les didactiques des disciplines, comme les courants décole nouvelle, ont mis ou remis lapprenant au centre de laction éducative, ont insisté sur le rôle de lenseignant comme personne-ressource, comme organisateur de situations dapprentissage plus que comme dispensateur de savoirs (Astolfi, 1992 ; Develay, 1992). On a plaidé pour les pédagogies constructivistes et interactionnistes, on a souligné que nul ne peut apprendre à la place de lenfant ou de ladolescent, mais que nul napprend tout seul (CRESAS, 1987, 1991). On a proposé un travail sur des objectifs-obstacles plutôt quune planification standard des activités, on a mis laccent sur la construction de compétences plutôt que sur laccumulation de connaissances (Perrenoud, 1995 e et f, 1997 b et d), on a favorisé le travail par projets, enquêtes, situations-problèmes.
Tout cela est-il désormais évident pour chacun ? La rupture avec les pédagogies de la transmission est certainement consommée dans la plupart des textes émanant des sciences de léducation et des mouvements pédagogiques, et dans une partie importante des lieux de formation initiale ou continue des enseignants. Mais dans les esprits du plus grand nombre ? Le " scénario pour un métier nouveau " que propose Meirieu (1990 b) nest pas - pas encore ? - la référence commune et, même parmi les enseignants acquis au principe de la différenciation - qui ne sont pas majoritaires - les représentations de lenseignement et de lapprentissage restent assez traditionnelles.
Autour de la différenciation
Quelques-unes des maladies infantiles de la différenciation sont en voie de disparition :
Il reste à tordre le cou au rêve den savoir davance suffisamment sur chaque élève pour lui proposer constamment une situation dapprentissage faite sur mesure. Allal a introduit dès 1988 lidée dune régulation interactive, la différenciation ne survenant pas en amont de la situation dapprentissage (régulation proactive) et nintervenant pas non plus à la manière dune remédiation (régulation rétroactive), mais participant du dispositif didactique et de laction pédagogique quotidienne. Meirieu (1995 a, 1996 a) a opposé également deux orientations de la différenciation, lune centrée sur le diagnostic préalable comme fondement dun traitement individualisé optimal, lautre partant du principe quon ne saurait prétendre connaître lélève avant de lavoir engagé dans une tâche, la différenciation prenant la forme dune régulation à lintérieur de la situation ainsi créée. Sans renoncer à tout aiguillage des apprenants vers ses situations appartenant à leur zone proximale de développement, on sécarte de plus en plus du modèle du diagnostic préalable :
Une différenciation qui serait conçue à la manière dun grand ordinateur dans lequel on mettrait, en quelque sorte, toutes les informations préalables sur les élèves et qui nous permettrait dobtenir, en fonction des objectifs définis à lavance, tout ce que nous devons faire faire aux élèves, le temps que nous devons passer, le type dexercices quils doivent faire, les méthodes à utiliser, etc., cette différenciation-là est plus proche de cette utopie éducative quest " Le meilleur des mondes " dHuxley que de lidée quon peut se faire dune éducation émancipatrice, dune éducation prenant en compte le sujet et permettant à ce sujet dexister et de grandir (Meirieu, 1995 a, p. 15).
Fondé théoriquement, cohérent avec une approche constructiviste de lapprentissage aussi bien quavec la reconnaissance de sa dimension sociale, le modèle de la régulation à lintérieur des situations-problèmes reste très difficile à mettre en uvre sur le terrain. Il sagit dabord de placer les élèves, très souvent, dans de telles situations, assez mobilisatrices pour quils relèvent le défi et assez complexes pour quils ne puissent se limiter au simple réinvestissement de ce quils savent déjà. De telles situations mettent aux prises avec des obstacles proprement épistémologiques, des choses quil faut comprendre, des savoirs ou des compétences quil faut construire, pour que progresse la réalisation du projet ou la résolution du problème.
Que la différenciation surgisse au cur de ces situations est à la fois très logique et très difficile à gérer : les obstacles ne sont pas les mêmes pour tous et il sagit donc de transformer les plus saillants en objectifs-obstacles (Martinand, 1986) propres à un ou quelques élèves. Lenseignant peut certes anticiper les obstacles " canoniques ". Il reste, dans chaque cas, à fournir aux élèves concernés, seuls ou dans le cadre dun " groupe de besoin ", les moyens intellectuels et affectifs de les dépasser.
Cela exige, on le voit bien, une organisation du temps et des activités très proches des méthodes actives et des démarches de projet, un renoncement à proposer toujours " plus du même " aux plus lents, une rupture avec lidée que la différenciation est dabord une répétition plus ou moins insistante, une remédiation, un " après-coup ".
Autour de lévaluation et de la régulation
Toute différenciation de lenseignement appelle une évaluation formative, autrement dit une évaluation censée aider lélève à apprendre. Sa conception reste très largement prisonnière de lévaluation scolaire traditionnelle :
Jai, avec dautres, défendu le principe dune approche pragmatique de lévaluation formative (Allal, 1991 ; Perrenoud, 1991 a), entièrement ordonnée au souci de la régulation, ou plus exactement de lautorégulation des apprentissages (Allal, 1993). Il importe également de ne pas séparer lévaluation de la didactique et de parier sur des situations dapprentissage stimulant lautorégulation (Allal, Bain et Perrenoud, 1993). Cependant, ces intuitions sont encore bien loin davoir produit des outils légers et intégrés aux démarches didactiques, situés " entre lintuition et linstrumentation " (Allal, 1983). Plus on détache lobservation formative dune évaluation formelle et synchrone, plus elle sintègre à lensemble de laction pédagogique et du système didactique, plus il est difficile de la mettre en place et de loptimiser sans transformer lensemble de la pratique.
Autour de la relation et de la distance culturelle
" Comment pourrais-je lui apprendre quelque chose, il ne maime pas ", disait Alain (cité par Meirieu, 1996 b). Pour quune activité soit génératrice dapprentissage, il faut que la situation mette le sujet au défi, quil ait envie de le relever et que cela soit dans ses moyens au prix dun apprentissage nouveau.
Lenvie de relever le défi est une affaire de sens. Or, le sens est la chose la plus subtile et la plus fugace du monde. Il ne nous suffit pas quune activité soit utile, intéressante, appréciée, amusante, flatteuse pour que nous nous y investissions. Il faut encore que nous y trouvions notre compte dans le registre des émotions et des relations intersubjectives. Les dispositifs didactiques les mieux pensés se heurteront à un mur si lapprenant se sent mal reconnu, mal aimé, mal traité, si lapprentissage le coupe de ses proches ou le plonge dans des tensions ou des angoisses, ou même, plus simplement encore, sil ny trouve pas de plaisir.
Il est inutile de penser la différenciation dun point de vue strictement cognitif. Un enseignant bardé de connaissances et doutils didactiques, mais qui narrive pas à communiquer, à créer un lien humain et éducatif sera définitivement moins efficace quun pédagogue moins bien armé, mais avec qui on se sent bien.
Les réflexions psychanalytiques (Cifali, 1994 ; Imbert, 1994, 1996) sur léducation, comme les réflexions éthiques et pédagogiques (Meirieu, 1991, 1995 b, c et d, 1996 b) nous rappellent que, lorsquon éduque quelquun, on " flirte " toujours avec la violence et toutes sortes de désirs troubles, quil y a transfert et contre-transfert, peur de lautre et goût du pouvoir. Une partie de ce qui arrive dans la relation éducative se joue sur une scène daccès difficile, bien loin des bonnes intentions, des contrats explicites, des symétries et des procédures fondées sur la raison.
Les sociologues et les anthropologues ajouteront que toute relation intersubjective est aussi interculturelle. Même entre membres de la même société, de la même communauté, de la même classe sociale, il subsiste des différences culturelles, entre familles, entre sexes, entre générations, dans tous les rapports sociaux, donc aussi à lécole. Cest pourquoi, en fin de compte, différencier lenseignement met aux prises non seulement avec des différences bien visibles de développement, de projet, de capital culturel, mais avec dinfimes et dinvisibles différences dans le rapport au monde, à la vie, aux autres, au savoir, à la propriété, au temps, à lordre, au lendemain, au travail et à mille autres dimensions de lexistence (Perrenoud, 1995 c ; 1996 b et c). On peut craindre que, si lon entre dans le problème uniquement par la didactique, ces infimes différences, qui intéressent dordinaire le psychanalyste et le sociologue davantage que le pédagogue ou le didacticien, ne finissent pas réduire tous les efforts de différenciation à néant, à la manière dun médecin qui disposerait de tous les savoirs et de toutes les technologies, mais naurait su gagner la confiance de son patient
Une approche systémique
Je me suis arrêté aux obstacles les plus spécifiques. Tous peuvent être dépassés, au prix dun travail de recherche et dinnovation de longue haleine, déjà commencé, mais au prix surtout :
Ce dernier conduit à organiser la réflexion autour du paradigme de lindividualisation des parcours de formation. Ce sera lobjet de la troisième partie, dans le prolongement dune réflexion entamée ailleurs (voir notamment Perrenoud 1995 a, b, c et d) et en écho aux travaux dautres chercheurs sur la pédagogie différenciée, en particulier Allal (1988, 1989, 1991, 1993) et Meirieu (1989 a, b et c, 1990, 1995 a, 1996 a).
La notion dindividualisation des parcours est à la source de constantes confusions. Les représentations sociales associent en effet au mot " individualisation " limage dune action pédagogique dirigée vers lindividu, assez proche du tutorat. On parlera alors dindividualisation de lenseignement, en la distinguant de lindividualisation des parcours de formation.
Pour comprendre la distinction, il faut accepter de changer de perspective, se placer du point de vue de lélève, de son curriculum de formation (au sens où lon parle dun curriculum vitae), comme suite dexpériences de vie qui ont contribué à forger sa personnalité, son capital de connaissances, ses compétences, son rapport au savoir, son identité. Dans ce sens, tous les parcours de formation sont, de facto, individualisés, car deux individus ne vivent jamais exactement des expériences identiques. Même de vrais jumeaux, élevés et scolarisés ensemble, ne suivent pas le même parcours de formation (Perrenoud, 1995 c et d).
La lutte contre léchec scolaire ne consiste donc nullement à inventer une individualisation des parcours qui existe à létat " sauvage ", mais à la maîtriser, pour cesser de favoriser les favorisés et de défavoriser les défavorisés. Pour cela, il ne suffit pas de pratiquer une pédagogie différenciée au sein dun groupe-classe traditionnel. Les cheminements se construisent sur plusieurs années et la maîtrise de leur individualisation passe par la mise en place de dispositifs de suivi et de régulation portant plusieurs années consécutives. Ce qui lance plusieurs défis majeurs aux institutions de formation :
Ceux qui sengagent dans une telle entreprise se heurtent aux limites de lorganisation scolaire actuelle et sont conduits, tôt ou tard, à proposer des structures et des procédures nettement plus complexes, plus mobiles, qui suscitent inévitablement des inquiétudes, des fantasmes dinjustice ou de désordre, des conflits de territoires ou dintérêts.
Le premier obstacle, ce sont les mots, qui véhiculent souvent des idées toutes faites. Nous avons une peine immense à faire table rase de lorganisation scolaire et des pratiques pédagogiques actuelles, à penser autrement. Or, en létat de lart et de la théorie, cest la clé dune rupture : tenter de repenser les parcours scolaires, pour que leur individualisation ne se limite pas à quelques écarts marginaux par rapport à un cursus standard défini comme une progression de degré en degré dans un programme structuré en années successives.
Pour cela, cessons de nous enferrer dans les mêmes schémas, tentons dimaginer une organisation différente, qui sacquitterait mieux des mêmes fonctions, en produisant moins déchecs et dinégalités. Lidéal serait de confier le problème à des extraterrestres ne sachant même pas ce quest une école, un degré, un programme. Essayons dêtre des extraterrestres !
Sil y a dans mon propos une part dutopie, elle ne porte ni sur les finalités de lécole, si sur son sens ou son existence, toutes choses qui mériteraient discussion en elles-mêmes. Les interrogations dIllich (1970) restent dactualité. Lutopie envisagée ici est simplement gestionnaire. Peut-être est-ce la plus inaccessible : nous pouvons envisager une société sans école, ou sans instruction obligatoire ou généralisée : il suffit de considérer notre passé ou encore linégal développement de la scolarisation sur la planète. Nous pouvons aussi imaginer une école poursuivant dautres fins, transmettant une autre culture, privilégiant dautres valeurs. Il nous est bien plus difficile dimaginer une école organisée de telle sorte que chaque élève soit aussi souvent que possible placé dans une situation dapprentissage féconde pour lui. Cest pourtant le vrai défi !
Les cycles dapprentissage, vers lesquels on soriente presque partout, restent un compromis entre la logique traditionnelle des programmes annuels et une complète individualisation des parcours. Peut-être est-ce une étape nécessaire et féconde, mais ne nous leurrons pas : lintroduction de cycles nest pas la réponse définitive à la question de lindividualisation des parcours de formation.
Dans sa version la plus conservatrice, le cycle dapprentissage abolit en principe le redoublement, mais ne rompt pas la structuration du cursus en degrés successifs et ne suffit pas à neutraliser la fabrication des inégalités (Perrenoud, 1996 d). Un cycle qui nest assorti daucune mesure forte de différenciation et daucun dispositif de suivi peut accroître les écarts et affaiblir la maîtrise des parcours de formation (Allal, 1995). Même lorsque les textes officiels ne distinguent plus de degrés annuels à lintérieur dun cycle, deux problèmes majeurs restent posés : les modalités de progression à lintérieur dun cycle et le passage dun cycle au suivant.
On résout provisoirement le premier problème par deux artifices :
On peut vivre assez longtemps avec ces compromis. Ne serait-il pas plus sage de renoncer à faire du neuf avec du vieux ? Mieux vaudrait inventer une individualisation des parcours fondée sur un système alternatif explicite plutôt que sur leffacement progressif des degrés au profit dune sorte de flou généralisé ou de diversité anarchique des progressions.
Lenjeu est double :
Affronter demblée le second problème serait une bonne façon de ne pas sendormir : aussi longtemps quon ne sait pas comment on décide du passage dun élève dun cycle au suivant, cest sans doute quon ne sait pas mieux gérer les progressions à lintérieur dun cycle. À linverse, dès quon sait gérer les progressions dun cycle à lautre, à quoi sert-il de distinguer plusieurs cycles ?
On peut comprendre que le passage des degrés aux cycles soit psychologiquement plus facile que la construction dun autre système, pensé dès le départ pour optimiser lindividualisation des parcours. Aménager ce qui existe, éliminer les effets pervers les plus criants, est la façon habituelle dont on réforme les institutions humaines. La sociologie des organisations suggère que les systèmes scolaires seront tentés de sengager dans lintroduction de cycles dapprentissage, à la fois parce que tout le monde le fait et parce que cest une réponse partielle aux impasses de la différenciation.
Faudra-t-il dix à quinze ans pour découvrir que ce nest pas encore une réponse satisfaisante à la question de lindividualisation ? Les militants de la lutte contre léchec scolaire, à force de rêver dune école sur mesure, ont envie de croire que la dernière idée en vogue est la bonne. Hélas, la réalité résiste (Hutmacher, 1993) et résistera à la pensée magique. On ne viendra à bout des inégalités quen repensant radicalement lorganisation pédagogique, et peut-être la forme scolaire elle-même.
Par ailleurs, les autres obstacles demeurent : une volonté politique fluctuante ou fragile, le caractère encore rudimentaire des stratégies dinnovation et le niveau moyen de compétences des enseignants et de professionnalisation de leur métier.
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