2002
Texte rédigé dans le cadre du séminaire de recherche LIFE : l'organisation du travail scolaire.
> Topologie : installer la classe
> Chronologie : voir venir
> De l'enseignement à l'apprentissage : raisons et limites du perfectionnement
Dans leur étude du " travail enseignant au quotidien ", Tardif et Lessard (1999) confirment la stabilité et luniversalité de trois bases organisationnelles du travail scolaire : premièrement, la répartition des travailleurs (maîtres et élèves) dans une structure cellulaire ; deuxièmement, lorganisation de chacune des cellules par un enseignant responsable de lordre dans la classe ; troisièmement, la transformation des intentions institutionnelles par le " maître de la cellule ", dans un processus complexe dassimilation/accommodation.
Ce dont jaimerais témoigner dans ce texte, cest de lactivité cognitive de lenseignant au(x) moment(s) où il effectue son travail dorganisation. Cest-à-dire : au(x) moment(s) où il organise le travail de la cellule-classe dans le cadre dune structure scolaire que dautres ont organisée pour lui. Ce que linstitution a fait pour lenseignant, lenseignant le fait à son tour pour les élèves : il organise leur travail, au sens où il pense et il agit pour structurer et prescrire le travail dautrui (Perrenoud, 2002).
Jai effectué ce travail de structuration et de prescription pendant plusieurs années dans une école primaire, et je vais essayer den témoigner ici de manière explicite [1]. Je nessaierai pas dêtre exhaustif, je nénumérerai pas lensemble des opérations qui produisent (ou qui sont censées produire) lorganisation. Je me concentrerai dabord sur ce qui me (re)vient en mémoire, et je tâcherai de pousser lanamnèse assez loin pour toucher du doigt cette activité paradoxale : lactivité dont Lessard et Tardif (op.cit., p.253-254) disent quelle vient avant lactivité, dans la phase (préactive) de structuration de la matière à enseigner, dorganisation des activités denseignement et dapprentissage, ainsi que de préparation du matériel pédagogique.
On appelle souvent cette phase : " la phase de planification ". Cela me semble insuffisant. Je vais personnellement distinguer et croiser deux logiques qui sont aussi, autant que je men souvienne, deux moments du travail dorganisation : la construction dun espace de travail permanent (topologie), puis lenchaînement des activités à lintérieur de cet espace (chronologie). Parce quavant de planifier, il faut dabord sinstaller.
Les deux unités de départ sont donc données par linstitution, et elles sont vieilles de plus dun siècle : lunité de surface, cest la classe (à installer) ; lunité de temps, cest lannée scolaire (à planifier). On sait que les cycles dapprentissage questionnent radicalement lune et lautre, mais quils butent aussi sur elles (Perrenoud, 1999). Nous verrons peut-être dans ce texte &endash; un texte où raisonne à voix haute un enseignant daprès " la Reproduction " et davant " Sauver les lettres " - comment les politiques actuelles prolongent, ou non, les préoccupations et les innovations professionnelles de lépoque.
Topologie : installer la classe
Organiser le travail scolaire, cest dabord organiser un espace de travail. Ce qui est donné par linstitution, ce qui est organisé par elle et que je dois assumer quant à moi, cest dabord larchitecture et léquipement du lieu de travail. Et ce que je dois organiser pour les élèves, et quils vont assumer à leur tour, cest laménagement de cet espace.
Un local fermé, un vestiaire à lentrée, vingt pupitres et vingt chaises, deux ou trois grandes tables, quelques armoires murales, un tableau noir, un évier, une chaîne hi-fi, un bureau et un siège pour le maître. Cest léquipement standard, à Genève, à la fin du XXe siècle. Assez rudimentaire, peut-être, mais qui suffit déjà à poser mille questions. Où faut-il poser tout cela ? Comment le disposer ? Le tableau noir et lévier sont solidement fixés contre un mur, certes : " où les mettre ? ", cette question-là est réglée, et bien réglée. Facile de " vider lécran " puisque leau arrive au pied du tableau.
Mais pour le reste, tout est possible. Durant les vacances, le concierge a placé le bureau du maître devant le tableau noir, un peu sur la droite, et il a rangé les pupitres des élèves en quatre colonnes de cinq unités (ou linverse), face au tableau, face au maître, face à ce que le maître va dire, et face à ce quil va écrire. Mais rien ne moblige à en rester là. Si jaligne les élèves en face de moi, que je leur demande dinteragir avec moi, et de ninteragir avec les autres quà travers moi, je pourrai presque men tenir à ce quadrillage. Mais si je souhaite que la classe soit une communauté de travail décentralisée, où lintelligence est distribuée, où les élèves coopèrent, négocient, discutent, où ils assument des responsabilités, où ils prennent des initiatives, où ils sengagent dans des activités et/ou des projets communs, bref, où ils ne se contentent pas dassister aux prestations du maître, mais où ils prennent une part active dans la production des apprentissages, jai meilleur temps dinstituer, dans linstallation même de la classe, quelques conditions dune pédagogie active et interactive.
Première condition : la coopération fonctionnelle. En regroupant les pupitres par trois ou par quatre, jorganise la classe en quelques groupes qui peuvent évoluer en cours dannée, mais qui sont établis pour un temps suffisamment long permettant et/ou nécessitant la coopération des élèves dans des domaines aussi variés que la gestion de la classe (" qui va relever les cahiers ? "), le soutien aux personnes (" qui prend des notes pour Yvan qui est absent ? "), la conduites de projets (" chaque groupe prépare un panneau pour lexposition ! ") ou la résolution de problèmes communs (" écrivez chacun le portrait du Petit Prince, comparez vos textes, puis écrivez ensemble un portrait plus complet "). Evidemment : autant de groupes, autant de confrontations et autant de conflits potentiels. Il faut donc veiller à ne pas enkyster chaque équipe dans la classe, et à ne pas la soumettre à la loi du leader le plus fort ou le moins coopératif. Le travail personnel à lintérieur des groupes, et le travail collectif au-delà des groupes, sont deux leviers indispensables, je crois, pour éviter ce type de dérives.
Ce qui renvoie à une seconde condition : les ressources matérielles. La planification officielle prévoit une plume, des crayons, une gomme, des cahiers lignés et quadrillés, un dictionnaire, un livre de lecture, une carte topographique, un manuel dhistoire, etc. par élève. Aujourdhui, innovation récente : une machine à calculer. Tous les enseignants le disent : cest à la fois très peu, et beaucoup trop. Je préfère quant à moi raisonner en deux temps. Premièrement, ce dont chaque élève a besoin, et en permanence : de quoi écrire, dessiner, gribouiller, bref, travailler à réfléchir et réfléchir pour produire. Dans le pupitre, donc : les instruments scripteurs, du papier, quelques cahiers, un dictionnaire, un tableau de conjugaison. Puis des fourres ou des classeurs de " plan de travail " sur lesquelles il faudra revenir. Pour le reste, le matériel et la documentation sont répartis dans la classe, à disposition pour des activités collectives ponctuelles (" prenez tous un des livres de géographie ! "), le travail de groupe (" une carte de Genève par groupe ") ou le travail individuel (" cherche dans le dictionnaire français-allemand ! "). Ces ressources sont essentielles pour le travail commun, et elles ont une double caractéristique que lon a déjà rencontrée au moment dagencer le mobilier : elles ne sont ni réservées à tel ou tel élève, ni placées sous le seul contrôle du maître. Elles constituent une espèce de base de données ou de centre de ressources décentralisé, modulaire, plutôt bricolé, et dont la logique peut être résumée comme ceci : " le bon ouvrier va chercher les bons outils ; et si ces outils sont chers et pas toujours nécessaires, il accepte de les partager avec autrui ".
Ce qui caractérise la classe (tant soit peu) coopérative, ce nest pas tant que les élèves soient réunis dans des groupes qui reçoivent mandat de coopérer. Cest que les ressources nécessaires à la production ne sont contrôlées ni par le maître organisateur (centralisme), ni par chaque élève dans son coin (libéralisme), mais par la collectivité qui fait usage dun matériel commun parce quil est précieux, et précieux parce quil est commun. Il serait long dexpliquer dans le détail comment ce matériel est organisé, et comment il est, à son tour, disposé dans la classe. Mais les principes suivants sont peut-être à noter :
Cette description est un peu sommaire, et elle mériterait dêtre explicitée et discutée sur bien des points. Je peux résumer lintention générale, la logique dune telle organisation &endash; logique par hypothèse - en prenant quelques images à manier avec prudence. Le principe qui sous-tend cette organisation, je peux lexprimer en disant par exemple :
A = armoires murales | B = bureau du maître | E = évier | H = armoire hi-fi | P = pupitre élève | PC = ordinateur | T = table | = cageot | Les figures pleines ne sont pas amovibles | Les figures à trait gras le sont dune année sur lautre
Présentée comme ça, la classe est un (mi)lieu dans lequel les élèves pourraient évoluer tout à fait librement. Mais ces évolutions, je préfère quant à moi les structurer, les orienter, les réguler, bref, les contraindre pour quelles débouchent tant que faire se peut sur les objectifs du programme. Ce qui moblige à introduire une nouvelle variable dans lorganisation du travail : la variable temps. Une fois lespace équipé, aménagé, installé reste à se mettre au travail. Donc, à choisir par quoi nous allons commencer, par quoi nous allons continuer, comment nous allons enchaîner, juxtaposer, superposer, coordonner les différentes activités. Après la topologie, vient donc, dans mon esprit, la chronologie.
Il fut un temps où la chose était (peut-être) simple : une grille-horaire découpant la semaine en périodes isométriques (une heure de grammaire, puis une heure darithmétique, puis une heure dhistoire, etc.), et des manuels structurés en chapitres et en leçons, de telle manière quà raison de deux leçons dune heure par semaine, les quarante semaines de lannée scolaire menaient sans coup férir à la quatre-vingtième et dernière leçon. Ce modèle bureaucratique na pas peut-être jamais fonctionné tel quel, mais les prescriptions et les (rares) contrôles inspectoraux pouvaient laisser croire, il y a vingt ans, que la norme était encore de cette nature dans bien des disciplines scolaires.
Jai moi-même commencé par découper la semaine en vingt-cinq plages, et à répéter régulièrement cette semaine en menant de front toutes les disciplines et sous-disciplines (géométrie et calcul ; élocution, composition, vocabulaire, grammaire, conjugaison et orthographe). Mais les moyens denseignement, les plans détudes, mes conceptions de lapprentissage et du travail scolaire, les expériences accumulées au cours des années, tout a contribué à transformer cette technologie.
Il faut bien, pour enseigner, faire une chose après lautre. Si lon ne veut pas se contenter dimmerger les enfants dans un milieu dûment aménagé, en espérant quil en découlera socialisation et apprentissages spontanés, il faut bien planifier le travail pour ne pas tout faire tout le temps (ce qui est une manière, on le sait, de ne rien faire jamais). Mais entre lanarchie (" faites ce que vous voulez quand vous le voulez ") et la bureaucratie (" faites ce quon vous dit faire au moment où on vous dit de le faire "), il existe un continuum qui fait tout lintérêt de la pédagogie. Limportant, il me semble, était donc de bien " saisir " les objectifs de fin dannée, et de raisonner à rebours pour savoir par quel bout commencer. Ce travail a toujours été essentiel dans ma propre pratique denseignant. Il consistait à passer du curriculum à enseigner (les textes officiels) au curriculum effectivement enseigné (mes interventions face aux élèves). Cest la construction de cet espèce de " curriculum à usage personnel ", à mi-chemin du curriculum formel et du curriculum réel, que nous avons appelé, avec Etiennette Vellas (2001), le chaînon manquant de la transposition didactique.
Première étape : lire le plan détudes et le " mouliner " - lexpression est peu orthodoxe et quasi homonymique, mais je nen ai pas dautre &endash; en le répartissant dans des espaces-temps ad hoc. Jentends par là, construire la réponse à la question : " mais cet objectif-là du programme (conjuguer les verbes en &endash;er au présent de lindicatif, additionner et soustraire des nombres décimaux, distinguer le paléolithique et le néolithique), où et quand le travaillerez-vous ? " Une réponse qui ne sert pas à briller devant les parents ou les collègues, évidemment. Personne ne vous le demande. Mais une réponse qui permet dêtre (un peu) au clair avec soi-même et, au besoin, avec les élèves. Et qui sobtient assez facilement avec lexercice : un ou deux objectifs au premier trimestre (la construction du nombre), dautres au second (les opérations), etc. Quelques uns pour le plan de travail (la résolution de problèmes). Dautres pour les devoirs à domicile (les tables de multiplication). Dautres encore pour des projets interdisciplinaires (les mesures au moment de construire une maquette en géographie). Je dessine une année sur une page A4 : les instruments de travail en abscisse (leçons, plan de travail, devoirs, projets), les semaines (de 1 à 40) en ordonnée. Lespace est à deux dimensions, et il permet de répartir les objets à travailler (savoirs ou compétences, lépoque ne fait pas trop la différence) de manière approximative, provisoire, mais rassurante. Faire ce travail une fois par an pour toutes les disciplines, si possible avec un ou deux collègues des " classes parallèles ", voilà qui permet de " voir venir ". Voir venir, on retrouve cette conception de la planification chez les enseignants interrogés Outre-Atlantique par Gauthier et Tardif (cités dans Tardif et Lessard, 1999, p.255) :
Cette planification, pour reprendre le discours dun enseignant qui résume les propos de tous, " permet de voir clair, permet de voir davance, permet de penser davance, permet de pouvoir être prêt quand vient le temps ( ). Parce que jai déjà dans la tête ce que je vais faire. " Cette planification est à la fois succincte, car le moment nest pas indiqué, mais assez détaillée car elle couvre lensemble des objectifs à voir pour chaque matière, pour chaque étape. Cette planification a donc un rôle important ( ) car elle permet aux enseignants de se préparer mentalement, elle leur permet danticiper, davoir une vue densemble.
Deuxième étape, deuxième degré danticipation : passer du trimestre (ou, plus exactement, de la période de 6-8 semaines située entre deux vacances) à la semaine de travail. Jutilise là encore un instrument à deux dimensions, qui me permet de basculer du temps long au temps court. Le planning de la semaine est conditionné par des obligations instituées den haut, quil serait long de détailler, mais qui restreignent la marge de manuvre des enseignants. Maîtres spécialistes (éducation physique, éducation artistique), maîtres dappui, maîtres pour les élèves non francophones, cours de langue et de culture étrangère, consultations au service médico-pédagogique : lemploi du temps hebdomadaire est constellé de rendez-vous pour la classe ou pour des élèves en particulier. Je pars de ce canevas contraignant mais difficilement discutable &endash; en tout cas pas en cours dannée &endash; pour " répartir " le travail à effectuer durant la semaine. Je peux prévoir une leçon dorthographe tous les matins. Mais je peux aussi les grouper sur une après-midi, ou y renoncer cette semaine parce que dautres besoins se font sentir, ou parce que jalterne des semaines dorthographe et des semaines de grammaire. Il faut aussi penser à la préparation du travail à domicile, au conseil de classe, aux travaux de contrôle et à leur correction, au moments de plan de travail, etc. Ce qui est prévu au début de la semaine nest pas toujours entièrement tenu, mais ce nest pas un problème puisque ce qui compte vraiment sera mis en réserve pour la semaine suivante.
Troisième étape : se coucher chaque soir en sachant précisément ce qui sera travaillé le lendemain. Il ny pas ici dinstrument nouveau, surtout pas de " préparations de leçon " telle que nous en rédigions durant nos études. Le cahier de bord, les moyens denseignement et la mémoire de travail suffisent (ou prétendent suffire) à conserver le souvenir de ce qui est fait, et de ce qui doit encore lêtre. Je délègue personnellement beaucoup aux objets, cest-à-dire que je constitue, sur ma table personnelle, à gauche de mon bureau, des piles de documents en fonction de ce que je dois distribuer aux élèves, leur faire lire, leur faire compléter, leur faire étudier, etc. Jorganise la circulation du matériel et des productions au moyen de pelles où se rangent des travaux de contrôles à archiver, des textes à corriger, des circulaires à remettre aux parents, des cahiers à mettre à jour, etc. Ces aides-mémoires fonctionnels sont placés sur la table dans lordre chronologique de la journée, et ils peuvent être classés et reclassés en fonction des imprévus. Cest sur cette table que circule également le plan de travail, en partie collectivisé, en partie individualisé. Cette table est, à côté du tableau noir, la plaque-tournante des interactions maître-élèves " médiatisées par lécriture ". Elle complète les interactions orales qui ont surtout lieu au moment où je circule dans les groupes, et elle joue un rôle essentiel, non seulement dans la gestion des documents, mais aussi dans lorganisation globale du travail. Ce travail est littéralement " mis à plat " et rendu ainsi " palpable ", " manipulable ", " triable ". Ce nest pas moi qui le dis, cest Michel Serres : travailler, cest trier.
Exemple de planification dans le domaine du français (réalisée par un groupe détudiants dans une unité de formation organisée par Etiennette Vellas et moi-même)
Il faudrait distinguer chaque discipline pour être plus précis. Lallemand, par exemple, senseigne au plus prêt de la méthodologie, à raison de vingt minutes par jour. En français, on peut conjuguer un verbe par semaine, et lorsquun temps nouveau est étudié, remonter dans la liste pour la mettre à jour. Si lon veut faire de lornithologie, il faut prévoir deux après-midi de sciences par semaine, par exemple pendant huit semaines, que lon remplacera par de lhistoire, de la géographie ou du dessin pendant les huit semaines qui vont suivre. Si les élèves ont monté une exposition sur les oiseaux, on peut se dire quils ont " fait de la lecture et de lécriture " en étudiant et en rédigeant des textes théoriques, ce qui permet de retrancher ce chapitre du programme de français. Tour de passe-passe ? Arrangement bancal ? Epicerie de bas étage ? Certainement oui. Il y a quelque chose de pathétique chez cet enseignant occupé à cocher, dans un programme kilométrique, des bouts de savoirs et des bribes de compétences, travaillés tantôt dans une discipline, tantôt dans une autre. Des bouts et des bribes dont on ne sait pas toujours sils sont assimilés par tous les élèves, mais quil faut bien laisser de temps en temps derrière soi en faisant " comme si ", sans quoi tout est tout le temps sur le métier, et on ne sait plus quoi enseigner.
Pathétique, oui, le poinçonneur des curriculas [2]. Opportuniste. Gagne-petit. Médiocre. Quun spécialiste de telle ou telle discipline, de telle ou telle didactique, de telle ou telle " ingénierie didactique " tombe sur ce bricolage, et il pourra, à juste raison, en dénoncer les approximations. Mais attention, Monsieur le Juge, le bricoleur nest pas sans défense. Dabord,. il a ses ambitions. Il sait que son travail ne sera jamais parfait, mais quil est toujours perfectible. Ensuite, des experts parlent en sa faveur : assumer et perfectionner le bricolage (Perrenoud, 1983 ; Hameline, 1986 ; Meirieu, 1996), nest-ce pas la seule façon raisonnable de résister aux utopies et aux enfermements rationalistes ?
Le retour de la didactique, comme on dit, met sans doute heureusement fin à une conception trop romantique et trop spontanéiste de laventure scolaire. Les " saltimbanques " de la pédagogie ont provisoirement perdu la bataille face aux " géomètres ". ( ) Bien des mouvements pédagogiques récents se sont trouvés paralysés par lutopisme. Ils ont contracté la radicalité rigide que ce dernier porte en lui, empêchant limagination de sincarner dans sa forme utile, le bricolage, cette heureuse et ingénieuse transformation de réelles contraintes en réelles ressources. ( ) Aucun plan de rénovation didactique, fut-il pensé par les meilleurs experts et décidé par le pouvoir le plus volontariste et le plus éclairé, na de chance de réaliser les projets quon attend de se démultiplication, si les enseignants continuent à être traités comme une population dexécutants acculés à la résistance passive ou à la mise en application stupide dune rationalité dont la logique leur échappe, ou pire, leur semble de pure apparence. Toute rationalité, didactique ou autre, dont le plus clair des effets est daccentuer lécart entre les décideurs et exécutants, révèle tôt ou tard quelle est une perversion de la raison. (Hameline, op.cit., p.120-12)
Il est bon, il est sain, il est utile de bricoler. Mais il est utile aussi dentretenir ses outils, de diversifier ses ressources, denrichir son savoir-faire, de développer ses compétences. Si certains produits, certaines procédures, certaines méthodes sont meilleurs que dautres, il faut les adopter. Mais pour les adopter, il faut les connaître, et pour les connaître, il faut les chercher. Bricoler sereinement son enseignement, en laissant derrière soi les angoisses du débutant, il faut reconnaître que cela fait du bien. Mais si les élèves apprennent, cest quand même mieux. Sil veut que tous les élèves apprennent, le bricoleur a donc de bonnes raisons de se perfectionner.
De lenseignement à lapprentissage : raisons et limites du perfectionnement
Lorganisation que je viens de décrire na jamais été bouleversée. Mais je pense pouvoir dire quelle sest assouplie, complexifiée et, jespère, perfectionnée avec les années. Les changements ont pu intervenir dune année sur lautre, mais aussi en cours de route, au gré des expériences et des idées nouvelles. Jen énumère quelques unes pour montrer ce qui pouvait justifier et vers quoi pouvait mener cette évolution. On trouvera dans cette liste des éléments de réponse aux questions laissées jusquici en suspens : comment combiner le travail collectif et individuel ? comment tenir compte des différences ? comment placer ce qui senseigne sous le contrôle de ce qui sapprend ?
Le bricoleur se perfectionne, et il fusionne. Il a le sentiment de quitter le service des urgences pour entrer dans une zone de travail moins turbulente, où il trouve le temps et où il se donne le droit de distinguer et de hiérarchiser les besoins des élèves. Il connaît ses priorités, il fait confiance aux activités et à ses collègues, il sengage et il " voit venir ". Il improvise, il contrôle, il régule. Bref, il sait de mieux en mieux tenir les deux fers au feu : finaliser et formaliser les apprentissages ; respecter certaines modalités et sen écarter pour mieux viser les objectifs ; sorganiser pour enseigner et organiser le travail des élèves pour quils apprennent. Ce nest pas la fin de lhistoire, évidemment. Tout nest pas parfait. Mais un palier de progression semble atteint, qui ressemble un peu à celui que décrit Michaël Huberman (1989, p.309-310) dans son enquête sur la vie des enseignants :
Lentrée dans la carrière de lenseignement est souvent décrite en termes de " survie " et de " découverte ". Laspect " survie " traduit ce quon appelle communément le " choc du réel " : le tâtonnement, la centration sur soi-même, le décalage entre les idéaux et les réalités quotidiennes de la classe. ( ) Cette première phase dite " dexploration " rejoint la littérature classique de la socialisation professionnelle. Cest également le cas de la deuxième " phase " identifiée dans la littérature conceptuelle et empirique, la " stabilisation ". Il sagit ici de lengagement définitif, de la libération dune surveillance stricte, du sentiment dappartenir à un groupe de pairs, ainsi que des paramètres proprement pédagogiques, de la consolidation dun répertoire de base au sein de la classe. Il est notamment question, dans les études plus pénoménologiques, dune plus grande " aisance ", dun sentiment de " détente ", dun " confort psychologique " accru. ( ) Ce sont toujours les mêmes termes qui sont évoqués [par les enseignants que nous avons interrogés] : consolidation, stabilisation, affirmation, maîtrise pédagogique, détente, efficacité, intégration.
Détente, efficacité, intégration : la phase de stabilisation porte sur tout le " répertoire " de lenseignant qui, entre ordre et désordre, " maîtrise " de mieux en mieux son organisation. Cette phase peut déboucher, selon Huberman, sur une phase de remise en question (externe) ou de renouveau-expérimentation (interne). Elle peut aussi déboucher sur une combinaison des deux, mélange explosif à effet positif ou négatif.
Prenons un enseignant qui sorganise dabord comme il peut, et qui parvient petit à petit, croit-il, à mieux comprendre et mieux soutenir les élèves en difficulté. Ce bricoleur essaie de diversifier les itinéraires, de différencier ses interventions, dassouplir les échéances. Et à la fin de lannée, il doit " transmettre " sa classe à un collègue, en décidant, avec linspecteur, des élèves qui vont ou non pouvoir " passer ".
Cet enseignant vit de plus en plus mal, nest-ce pas, ces étranges paradoxes : le paradoxe de lélève qui ne double pas sil est au-dessus de la moyenne (promotion), et qui ne double pas non plus sil est depuis trop longtemps en-dessous (passage automatique) ; le paradoxe de lélève sous la moyenne qui doublera si sa volée change denseignant, et qui ne doublera pas si le maître " suit la classe ". Arrive, au milieu de ces questions, le rapport Hutmacher (1993), étude critique de la politique genevoise de démocratisation qui dit exactement ceci : que, multipliés par 2000 classes, ces paradoxes contribuent sérieusement à la production et à la reproduction de léchec scolaire ; que des cycles dapprentissage seraient peut-être plus adaptés et plus cohérents ; que cette remise en question (externe) pourrait coïncider avec certaines velléités de renouveau (internes) ; quune réforme ambitieuse pourrait soutenir les initiatives locales en organisant différemment le travail scolaire. Que fait le poinçonneur apostrophé ? Il jette son poinçon, et il monte dans le train de la rénovation
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Notes
[1] Ce témoignage porte sur huit années de travail dans une école du centre de la ville de Genève. Degrés +3 à +6 (enfants de 8 à 12 ans). Pour une autre illustration, voir Richard, 1998.
[2] C'est au moment où j'écris ce texte que je participe à un entretien tripartite de fin de stage en responsabilité. Un collègue formateur de terrain explique, devant l'étudiante qu'il a accueillie dans sa classe durant deux semaines, comment il pense et comment il pratique la planification du travail, de plus en plus souvent a posteriori : Lorsque j'ai fini ma journée, je m'assieds à mon bureau et je note. Je me demande : " qu'est-ce qu'on a touché quand on a fait ça ? " Par exemple, lorsqu'on dessine une carte au trésor et qu'on écrit des énigmes. On travaille énormément de choses en faisant ça : les mathématiques (le repérage sur un plan), l'écriture (la rédaction des énigmes), le dessin (inventer la carte), etc. Je me tiens une liste et je me coche. C'est déstressant. Chez lui comme chez moi : le poinçonnage comme pare-angoisse.
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Références bibliographiques
Hameline, Daniel (1986). Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine. Sion, Office de documentation et d'information scolaires.Huberman, Michael (1989). La vie des enseignants. Evolution et bilan d'une profession. Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.
Hutmacher, Walo (1993). Quand la réalité résiste à la lutte contre l'échec scolaire. Analyse du redoublement dans l'enseignement primaire genevois. Genève, Service de la recherche sociologique (Cahier n°36).
Maulini, Olivier; Vellas, Etiennette (2001). La planification du travail : nouveaux enjeux (Organisation du travail scolaire et formation des enseignants - I). Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Meirieu, Philippe (1996). La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture ?, in : Bentolila, Alain (éd.). L'école : diversités et cohérence, Paris, Nathan, p.109-149.
Perrenoud, Philippe (1983). La pratique pédagogique entre l'improvisation réglée et le bricolage. Essai sur les effets indirects de la recherche en éducation, in : Education et Recherche, n°2, p.198-212.
Perrenoud, Philippe (1988). La pédagogie de maîtrise : une utopie rationaliste, in : Huberman, Michael (dir.). Assurer la réussite des apprentissages scolaires ? Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, p.198-233.
Perrenoud, Philippe (1999). De la gestion de classe à lorganisation du travail dans un cycle d'apprentissage, in: Revue des sciences de léducation (Montréal),Vol. XXV, n° 3, p.533-570.
Perrenoud, Philippe (2002). Lorganisation du travail comme objet de recherche. Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.
Richard, Jean-Marc (1998). Les programmes, les élèves.... et moi, et moi, et moi. Enseignement primaire, Genève (http://www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/eat1/cd/jmr.html).
Tardif, Maurice ; Lessard, Claude (1999). Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels. Paris, De Boeck.