Journal n°123

«Il est pratiquement impossible d’éviter le culte du bourreau»

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Slobodan Milosevic, Augusto Pinochet, Saddam Hussein, Oussama Ben Laden, Mouammar Kadhafi. Autant de criminels de masse, décédés dans des circonstances chaque fois particulières et toujours controversées. Un ouvrage analyse les questions soulevées par ces morts si singulières

Ouvrant un chapitre de la recherche juridique encore très peu exploré, un ouvrage collectif interdisciplinaire, rédigé sous la direction de Sévane Garibian, professeure assistante au Département de droit pénal (Faculté de droit), analyse les différentes formes de traitement du corps de criminels de masse et de leur postérité.

Comment avez-vous été amenée à vous intéresser à la question du sort réservé aux cadavres des criminels de masse?

Sévane Garibian : Lors de la traque de Ben Laden, en 2011, suivie de son exécution loin des caméras, nous apprenons que son corps a été soumis à des tests ADN, avant d’être très rapidement immergé dans la mer d’Oman. Puis, le président Barack Obama déclare: «Justice a été faite.» Cette phrase a été le déclencheur de ma réflexion.

Pourquoi?

Je me suis posé la question du sens qu’il donnait au mot «justice» dans ce contexte. Qu’est-ce que cela voulait dire? Parlait-il de justice ou de vengeance? Car, de toute évidence, la façon juste de procéder aurait consisté à soumettre Ben Laden à un procès. Là, nous avions affaire à une exécution considérée comme un acte de justice. Cela m’a intriguée et je me suis dit qu’il y avait matière à pousser la réflexion plus loin. D’autant que quelques mois plus tard meurt Kadhafi et c’est l’exact contraire auquel nous assistons. Le dictateur libyen est littéralement lynché sous l’œil des caméras, avant d’être enseveli dans un lieu tenu secret. Dans les deux cas, la mise à mort du bourreau, dans le sens anglais de «perpetrator», fait l’objet d’une mise en scène qui souligne à quel point elle est une question sensible.

Y compris sur le plan juridique?

Jusqu’à présent, la recherche s’est focalisée sur la façon dont sont traités les corps des victimes. Ce traitement fournit en effet de très nombreuses informations utiles à l’interprétation juridique des crimes de masse. En déplaçant le regard, il m’est apparu que la question très taboue du devenir post-mortem du corps non plus des victimes mais du bourreau pouvait, de façon similaire, apporter une clé de compréhension et un éclairage nouveau sur ces phénomènes criminels. Il s’agit d’un terrain quasiment inexploré, ce qui le rend d’autant plus passionnant.

Comment avez-vous conçu un ouvrage collectif autour de ces questions?

La fin du bourreau est toujours empreinte d’enjeux considérables, ne serait-ce qu’en raison de la rupture qu’elle implique. Elle signifie très souvent la fin d’un régime, d’une oppression, d’un pouvoir politique à la puissance exacerbée, personnifiée par la figure du tyran. Elle soulève par conséquent des questions juridiques, politiques, économiques, mais aussi mémorielles et symboliques. Cela appelait, en premier lieu, une approche interdisciplinaire. Par ailleurs, je me suis aperçue qu’en dépit du caractère singulier de chaque cas, trois questions reviennent systématiquement lors de la mort du criminel de masse: comment est-il mort? Que faire de sa dépouille? Comment gérer sa mémoire et celle de ses crimes? Le livre s’est donc construit autour de ces trois axes, chaque contributeur interrogeant un cas particulier du point de vue de sa discipline.

Pour les Etats démocratiques, l’enjeu est d’éviter que la mort du bourreau ne donne lieu à un culte. Quelle est la meilleure façon d’y parvenir? Le livre montre qu’il est pratiquement impossible d’éviter le culte du bourreau, quelles que soient les modalités de sa mort ou mise à mort, la manière dont sa dépouille est traitée, mise en sépulture ou dissimulée à jamais. Il apparaît en revanche que moins on dispose d’images de sa fin, de preuves de sa mort réelle, plus la représentation du bourreau tend à être fantasmée et donne lieu à des rumeurs qui le spectralisent et hantent l’imaginaire collectif. Cela explique, de la part des gouvernements démocratiques, le souci constant de montrer le plus possible le corps mort, tout en gardant secret le lieu de sa sépulture, quand cela est possible, le plus souvent hors cimetière. A l’inverse, dans des Etats qui cultivent un déni des crimes de masse du passé, tels qu’en Espagne (franquisme) ou en Turquie (génocide des Arméniens), on voit apparaître une «monumentalisation» du bourreau.

Dans le cas de l’exécution d’Oussama Ben Laden, le plus grand secret a pourtant été gardé sur les conditions de sa mort, aucune image n’a été diffusée. Pourquoi le gouvernement américain a-t-il choisi de ne pas mettre en place un procès?

Il voulait très certainement éviter de lui fournir une tribune, qui aurait pu contribuer à faire perdurer son aura auprès de ses partisans. Un procès implique de donner la parole à l’accusé. Ce sont les règles du jeu. Quoi qu’il en soit, il s’agissait clairement d’une exécution de type extrajudiciaire. Ce qui explique aussi en partie la hâte à faire disparaître le corps. Dans le livre, les cas de mort naturelle du bourreau échappant à la justice pénale internationale sont également abordés, comme celle de Pol Pot au Cambodge ou de Slobodan Milosevic à La Haye, curieusement décédé à quelques jours de son jugement prononcé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Ces scénarios véhiculent presque toujours un sentiment d’impunité chez les victimes.

Avec un peu de recul, est-il possible d’évaluer l’efficacité des tribunaux internationaux?

La justice pénale internationale est nécessaire, mais elle est imparfaite. Elle doit être complétée par d’autres mécanismes juridiques tenant compte davantage des demandes et du point de vue des victimes. L’une des principales critiques adressées à cette justice a d’ailleurs trait à son aspect hors-sol, les victimes se sentant peu représentées par des juges qui ne parlent pas leur langue et ne sont pas de leur culture. D’où la création de juridictions pénales mixtes, à dimension à la fois internationale et nationale. Mais il reste des cas où la justice pénale ne peut être saisie. Il existe toujours des angles morts dans la lutte contre l’impunité, et il faut s’y intéresser, car ils laissent une grande latitude à la créativité et peuvent être une source étonnante d’évolution du droit. —

La mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse , ouvrage collectif sous la direction de Sévane Garibian, Editions Petra, 2016


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