Journal n°131

Le lézard dont les écailles jouent aux labyrinthes mathématiques

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Les écailles du lézard ocellé (Timon lepidus) adulte sont susceptibles de changer de couleur au cours du temps. Parfois, des vertes deviennent noires et des noires deviennent vertes, quoique un peu moins souvent dans ce sens-ci que dans ce sens-là. À la grande surprise de l’équipe de Michel Milinkovitch, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), qui a étudié le phénomène, les écailles qui subissent cette transformation chromatique le font en fonction de la couleur des écailles voisines. En d’autres termes, comme l’indique l’article paru dans la revue Nature du 13 avril, le motif labyrinthique qui couvre le dos du lézard ocellé se comporte comme un modèle de calcul mathématique appelé «automate cellulaire». Celui-ci est composé d’un réseau de cellules discrètes (les écailles) et l’état (la couleur) de chacune d’entre elles dépend de celui de ses voisines. Comprendre comment un phénomène aussi abstrait a pu émerger au cours de l’évolution a demandé d’appliquer les mathématiques à la biologie et vice-versa.

Chez tous les animaux, la couleur de la peau et les dessins qui la décorent sont définis par différents types de cellules pigmentaires

Ce qui est déconcertant, c’est que chez tous les animaux, la couleur de la peau et les dessins qui la décorent sont définis par différents types de cellules pigmentaires (chromatophores). Les motifs parfois complexes, comme chez le poisson zèbre, sont issus de l’interaction entre ces cellules et obéissent à des équations différentielles de réaction et de diffusion qui ont été théorisées dans les années 1950 par le mathématicien britannique Alan Turing.

Dans le cas du lézard ocellé, toutefois, ce modèle ne parvient plus à expliquer les observations puisque la coloration de l’animal ne semble plus s’organiser à l’échelle cellulaire mais à celle, beaucoup plus grande, des écailles entières. Celles-ci sont en effet toujours monochromes, soit toutes vertes, soit toutes noires, si l’on exclut une brève transition brune lors du passage de l’une à l’autre couleur.

Les deux doctorantes ont reconstruit la géométrie 3D et la couleur du réseau d’écailles au moyen d’un système robotique à très haute résolution

Pour en savoir plus, Liana Manukyan et Sophie Montandon, les deux doctorantes qui ont réalisé le travail, ont observé la coloration de plusieurs lézards pendant quatre ans, depuis leur sortie de l’œuf jusqu’à l’âge adulte. Elles ont reconstruit la géométrie 3D et la couleur du réseau d’écailles au moyen d’un système robotique à très haute résolution, développé précédemment dans le laboratoire de Michel Milinkovitch.

Le passage du modèle de diffusion à celui d’automate trouve en réalité son explication dans l’épaisseur de la peau. Épaisse et riche en chromatophores sous les écailles, elle devient très fine et pauvre en cellules pigmentaires dans les espaces entre les écailles.

Cette géométrie modifie le modèle de diffusion au point de faire émerger un comportement d’automate cellulaire, comme l’ont démontré des simulations informatiques basées sur des équations améliorées par Stanislas Smirnov, professeur au Département de mathématiques (Faculté des sciences) et lauréat 2010 de la Médaille Fields. Un comportement qui tend à aboutir à une situation stable dans laquelle chaque écaille verte compte quatre voisines noires et deux vertes, tandis que les noires sont entourées de trois noires et trois vertes. —