Journal n°132

A l’école, les filières séparées favorisent les inégalités sociales

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Séparer précocement les élèves dans des filières scolaires est source d’inégalités. C’est ce que révèle un article paru en avril dans la revue Social change in Switzerland. Les auteurs, Georges Felouzis et Samuel Charmillot, membres du Groupe genevois d’analyse des politiques éducatives (GGAPE) de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE), s’appuient sur les données PISA de 15 cantons suisses.

Le Journal: Quelle est l’originalité de cette recherche?
Georges Felouzis: En Suisse, la politique scolaire est du ressort des cantons, il n’y a donc pas un système éducatif, mais 26. Notre étude s’est intéressée à l’efficacité (niveau scolaire moyen) et à l’équité de quinze systèmes éducatifs suisses en utilisant les données suisses du test PISA (programme international de suivi des acquis des élèves) pour 2003 et 2012. Nous avons d’abord produit une typologie de l’enseignement secondaire obligatoire, puis identifié en quoi les systèmes se différenciaient dans leur organisation. Enfin, nous avons mesuré les effets de ces différences sur les inégalités d’apprentissage. À ce jour, cette enquête est la seule qui produise des données comparables entre cantons.

Certains cantons se révélaient plus inégalitaires que d’autres. C’est le cas d’Argovie, de Soleure, de Vaud et de Zurich.

Qu’avez-vous constaté?
Nous avons d’abord cherché à savoir quelle était la position de la Suisse en comparaison internationale. Le résultat est qu’elle se trouve dans la moyenne, parmi les systèmes à la fois efficaces et équitables. Puis, nous avons comparé les cantons. En mettant en relation l’index socio-économique des élèves et leur niveau d’apprentissage, nous avons remarqué que certains cantons se révélaient plus inégalitaires que d’autres. C’est le cas d’Argovie, de Soleure, de Vaud et de Zurich. Dans ces cantons, l’origine sociale pèse d’un poids plus grand sur les apprentissages, le déterminisme social y est plus fort.

Quel rôle joue le système scolaire dans ce déterminisme?
De manière globale, l’enseignement secondaire obligatoire s’organise selon deux modèles théoriques. D’un côté, le système segmenté qui sépare très tôt – le plus souvent à la fin de l’école primaire – les élèves en fonction de leur niveau dans des filières différenciées qui sont le plus souvent étanches. À l’opposé, on trouve le système unifié, dans lequel il n’existe aucune filière jusqu’à la fin du secondaire obligatoire. Les classes sont indifférenciées et hétérogènes avec des élèves bons, moyens et faibles, comme au primaire. Ce système n’existe pas en tant que tel en Suisse, mais on en trouve des variantes dans les cantons du Jura, de Neuchâtel, du Tessin et du Valais. Il s’agit de systèmes intégrés: les classes sont hétérogènes, avec des groupes de niveaux pour les matières fondamentales. Il s’avère que ce type de système est plus souple pour les élèves et tend à réduire les inégalités. À l’inverse, plus le système sépare les élèves, plus les filières sont segmentées, plus les inégalités sont fortes.

Si les élèves sont séparés en fonction de leur niveau scolaire, ils le sont aussi par leur niveau social.

Pourquoi?
En étudiant de plus près la composition socio-économique moyenne des filières, nous  constatons que, si les élèves sont séparés en fonction de leur niveau scolaire, ils le sont aussi par leur niveau social. Les filières produisent une ségrégation entre élèves: les élèves d’origines ou de milieux différents ne se rencontrent pas ou peu. Cela suscite des questions sur le plan des apprentissages, mais aussi de la citoyenneté et du vivre ensemble.

Les systèmes segmentés ne sont-ils pas plus efficaces?
Peut-on défendre un système plus inégalitaire s’il s’avère plus efficace? La question peut se poser, mais la recherche internationale tend à montrer que ces systèmes n’apportent pas de meilleurs résultats. Au contraire, les pays connus pour être efficaces avec peu d’inégalités ont plutôt des systèmes unifiés. C’est le cas de la Finlande, du Japon ou du Canada.

Si une trop grande proportion d’élèves ne maîtrise pas les compétences minimales à acquérir à la fin de la scolarité obligatoire, cela pose un problème de démocratie

Quels sont les enjeux autour des inégalités scolaires?
Dans nos sociétés modernes, la place de chacun doit être le fruit de ses compétences et non de ses origines. Dans ce contexte, offrir à tous les chances d’accéder à un niveau élevé de compétences est un impératif de société important. Un autre enjeu concerne le niveau d’apprentissage des élèves lorsqu’ils quittent l’école. Si une trop grande proportion d’élèves ne maîtrise pas les compétences minimales à acquérir à la fin de la scolarité obligatoire, cela pose un problème de démocratie. On considère en effet que pour exercer pleinement sa citoyenneté  et ses droits démocratiques, un minimum de qualification, notamment en lecture, en mathématiques ou en raisonnement, est nécessaire.

Quelle est la situation à Genève?
Depuis la réforme de 2011, le système est segmenté avec trois filières. Une série de mesures permettent aux élèves de passer d’une filière à l’autre, ce qui explique que le canton se place dans la moyenne suisse au regard des inégalités. La nature de sa population est marquée par une forte composante urbaine et migrante, mais cela n’a pas d’influence sur l’inégalité. Une dernière caractéristique genevoise est le nombre important d’élèves en filière prégymnasiale, cela  répond à une volonté politique.

La recherche peut apporter des éléments de réponse concernant les politiques éducatives et leurs effets. Hélas, académie et politique sont encore trop souvent éloignés.

Vos conclusions peuvent-elles influencer les politiques éducatives?
Ces cinq dernières années, les cantons de Genève, de Neuchâtel, du Valais et de Vaud ont adopté des réformes importantes. Ces mouvements montrent que les politiques et le peuple sont conscients que la solution optimale n’a pas encore été trouvée. En tant que chercheurs, nous souhaitons participer à ce débat et éclairer le politique. La recherche peut apporter des éléments de réponse concernant les politiques éducatives et leurs effets. Hélas, académie et politique sont encore trop souvent éloignés. Il faut continuer à agir et faire en sorte que les choses se développent, de façon à ce que l’action publique soit la plus démocratique possible.  —

Les inégalités scolaires en Suisse, G. Felouzis et S. Charmillot, Social change in Switzerland n° 8, avril 2017