Journal n°135

L’homme qui a dit non au pape et à l’empereur

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Martin Luther à la Diète de Worms en 1521, par Hermann Freihold Plüddemann, 1864.

Le 31 octobre 1517, raconte-t-on, Martin Luther affichait ses thèses sur les portes de l’église du château de Wittenberg. Cet épisode a été retenu comme le début du mouvement réformateur qui allait bouleverser la carte confessionnelle, politique et culturelle de l’Europe. Explications avec le professeur Michel Grandjean, historien du christianisme à la Faculté de théologie

Pourquoi l’affichage des thèses a-t-il été retenu comme point de départ de la réforme?
Michel Grandjean: Dans la caricature qu’en faisaient les manuels d’histoire de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, on présentait l’affichage des thèses comme le geste symbolique qui marquait la fin du Moyen Âge et le début de la modernité. C’est de toute évidence faux. La première mention de cet épisode date de 1546, trente ans après les faits supposés, et quelques mois après la mort de Luther. Ma conviction est qu’il n’a pas affiché ses thèses lui-même. Il les a écrites, le 31 octobre 1517, les a envoyées à l’archevêque de Mayence et les a communiquées à ses amis imprimeurs, qui se sont chargés de les diffuser sous forme de placards. Cette date a été choisie comme acte de naissance de la Réforme un siècle plus tard, en 1617, à la veille de la guerre de Trente Ans qui allait opposer États catholiques et protestants. Il s’agissait alors de frapper les esprits. C’était d’ailleurs la première fois dans l’histoire de l’Occident qu’une commémoration était organisée. Mais on aurait pu imaginer d’autres dates. 1520, par exemple, lorsque Luther brûle la bulle qui le menace d’excommunication ou encore 1521 lorsque, convoqué à la Diète de Worms, face à l’empereur et aux plus hauts dignitaires de l’Église d’Allemagne, il refuse de se récuser.

Les thèses avaient-elles un caractère révolutionnaire?
Absolument pas. Ces thèses discutent des indulgences, un sujet rebattu, et visent plus à remettre les indulgences à leur place qu’à les supprimer complètement. Le théologien tchèque Jan Hus avait tenu des propos similaires un siècle plus tôt. De plus, Luther n’avait pas pour intention de fonder une nouvelle Église, mais bien de réformer la sienne, par un mouvement de retour aux sources. Les écrits des apôtres ne parlent ni de papes, ni de trafics d’indulgences. Pour lui, il fallait donc revenir à l’Évangile. De ce point de vue, son projet s’est soldé par un échec. Plutôt que de se réformer, l’Église l’a condamné, et c’est alors qu’il est devenu beaucoup plus virulent dans ses attaques.

En 1520 quelque 250’000 ouvrages de Luther circulaient déjà en Allemagne et à travers l’Europe. C’est phénoménal.

Pourquoi Luther a-t-il malgré tout réussi là où d’autres avaient échoué avant lui ?
Il a bénéficié d’un soutien politique, en la personne du prince électeur de Saxe Frédéric le Sage, sans lequel il aurait certainement été condamné plus rapidement et réduit au silence. Et puis, il y a eu l’imprimerie qui a révolutionné la diffusion des idées. On considère qu’en 1520 quelque 250’000 ouvrages de Luther circulaient déjà en Allemagne et à travers l’Europe. C’est phénoménal. Lorsqu’il s’est rendu à la Diète de Worms en 1521, des villageois sortaient de leur maison pour l’acclamer sur son passage. Un siècle auparavant, Jan Hus ne disposait pas d’un tel outil.

Quelle a été la relation entre Luther et Calvin?
Ils ne se sont jamais rencontrés. Mais Calvin, qui était plus jeune d’une génération, a lu les ouvrages de Luther et ils se sont écrit quelques fois. Ils partageaient une même conviction fondamentale, à savoir que l’humain est sauvé par Dieu et non pas par ses œuvres. Mais ils divergeaient par exemple sur le rapport entre pouvoir ecclésiastique et civil. Pour Luther, il revenait à l’État d’organiser l’Église, tandis que pour Calvin celle-ci devait être libre de toute intervention étatique. C’est pourquoi, d’ailleurs, le modèle calviniste, très décentralisé, s’est mieux exporté que le modèle luthérien. Les premiers colons du Nouveau Monde, par exemple, étaient des calvinistes.

Dans quelle mesure la réforme a-t-elle été un mouvement populaire?
Plusieurs facteurs font que ce mouvement a rencontré l’attente des contemporains de Luther. D’abord, la question du salut. La peur de l’enfer était bien réelle, elle saisissait les esprits. Quand Luther est venu dire, en substance: «Dieu vous donne sa justice, c’est un cadeau, vous pouvez vivre libres, sans être terrorisés», cela a été bien accueilli. Ensuite, l’anticléricalisme était vivace. Il faut imaginer que dans une ville type d’Europe à cette époque, la population pouvait compter plus de 10% de clercs, de religieux et de personnel ecclésiastique. Il y avait les prêtres et les évêques, les chanoines, leur entourage et toute une chancellerie épiscopale à entretenir et nourrir. Lorsque les réformateurs proposent de renvoyer ce beau monde, le peuple applaudit. À Genève, par exemple, l’Hôpital fondé en 1535 et l’instruction publique ont pu être en partie financés grâce aux biens ecclésiastiques.

Cet homme qui dit non à l’empereur en invoquant sa conscience va permettre, deux siècles et demi plus tard, aux penseurs des Lumières d’affirmer la primauté de la raison humaine.

Luther a aussi adopté des positions très conservatrices dans certains domaines...  
Pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, l’âge d’or se situait dans le passé, à l’époque des premières communautés chrétiennes. Dans la guerre des Paysans qui a agité l’Allemagne et une partie de la Suisse entre 1524 et 1526, Luther a pris le parti des princes, car il détestait par-dessus tout l’anarchie. Selon lui, un mauvais prince valait mieux que pas de prince du tout.

La Révolution française aurait-elle été possible sans la Réforme?
Probablement pas, même si ces deux événements appartiennent évidemment à des mondes très différents. Cet homme qui dit non à l’empereur en invoquant sa conscience va permettre, deux siècles et demi plus tard, aux penseurs des Lumières d’affirmer la primauté de la raison humaine. Par ailleurs, la pluralité religieuse qui a prévalu en Europe dès la seconde moitié du XVIe siècle aboutira à une réflexion sur la tolérance, qui ne sera pas pour rien dans la naissance ultérieure de la démocratie. La Suisse offre à cet égard un excellent exemple d’une société qui a très tôt compris que l’alliance politique devait être découplée de l’uniformité religieuse. C’est l’une des découvertes majeures du XVIe siècle. —

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