Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
En résumé, le texte dramatique se distingue par sa double énonciation, à savoir les deux énonciations que nous venons de relever, l'une enchâssée dans l'autre. Dans une pièce de théâtre, ce n'est pas en dernière instance le personnage qui s'exprime: de même que tout ce qu'énonce un personnage, son je ne lui appartient pas, ce n'est jamais que l'énoncé qu'un présentateur [I.4.3] attribue ou prête au personnage, personnage dont le montreur – pour continuer selon la même métaphore – emprunte la voix pour émettre une parole.
Cette structure énonciative se trouve certes aussi dans les dialogues de roman. Des passages de Jacques le Fataliste de Diderot se présentent même exactement comme des dialogues de théâtre, y compris sur le plan typographique. C'est tout simplement que le roman lui aussi peut contenir du discours dramatique (rapporté). Aristote le dit: l'écriture théâtrale crée des personnages susceptibles d'être incarnés par tel ou tel [acteur], mais déjà donnés par la structure même du texte comme personnages dramatiques
(R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, La Poétique, notes). L'adjectif dramatikos dont il use renvoie ainsi, par delà le jeu dramatique, à la caractéristique qui en fonde la possibilité – au mode d'énonciation qui distribue le je entre les personnages
, mode présent dans l'épopée lorsqu'elle cite la parole d'un personnage (Ulysse qui raconte lui-même son histoire dans L'Odyssée par exemple). Cette extension du territoire du dramatique fait d'ailleurs partie de l'usage courant, dans la mesure où l'on parle de scène – Genette par exemple dans Figures III – pour désigner à l'intérieur d'un roman un passage dialogué dont le narrateur cède la parole aux personnages.
Ce qui se définit de cette manière comme dramatique, ce n'est donc pas un texte exemplaire d'un genre, mais du texte qui s'énonce selon l'enchâssement décrit, un mode d'énonciation du discours caractérisé par cette dualité.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004