Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
On l'aura compris, le dialogue dramatique n'est pas un dialogue... Entendons par là que, bien qu'il y renvoie, il diffère fondamentalement de l'incessant entretien des paroles humaines. Parce qu'il est inscrit dans une relation qui le dépasse, qu'il est organisé comme un tout de manière à générer des effets particuliers, qu'il prend par rapport à la conversation ordinaire des distances d'ordres divers dont quelques-unes viennent d'être mises en évidence.
Grâce à un processus de dénégation [La représentation théâtrale], le spectateur de théâtre ne prend pas la scène pour la réalité et tire plaisir de l'acte de représentation; le texte dramatique, dont le dispositif déstabilise toute signification littérale de la réplique, déclenche chez son lecteur un processus homologue qui l'engage à redoubler d'interprétation. Appréhender une pièce comme une conversation enregistrée dans la rue ou dans un salon reviendrait à attribuer aux personnages une autonomie, une épaisseur, voire une psychologie individuelles qu'ils ne sauraient posséder en tant qu'êtres de fiction; mais l'appréhender comme l'expression d'un auteur (Athalie comme un poème de Racine) négligerait le geste de délégation de la parole précisément choisi par celui-ci. Par ailleurs, puisque le discours dramatique se distingue par l'enchâssement d'une ou de plusieurs voix dans une autre qui détermine leur situation (ne fût-ce que celle d'êtres parlants), la lecture doit non seulement établir le contexte utile à la compréhension mais s'interroger sur le rapport qu'entretiennent ces différentes voix. Puisqu'il n'y a pas de sujet historique ou psychologique derrière ce que dit un personnage, c'est l'acte accompli par sa parole qu'il importe de dégager. Et ainsi de suite.
Ce travail d'interprétation demande bien entendu à être mené à l'échelle du texte entier, qui ne consiste pas en la simple addition de ses parties. S'y ajoute entre autres une propriété supplémentaire du dialogue dramatique: possédant pour sa part un début et une fin, il est construit de manière à former une totalité (saisissable d'un regard, disait Aristote). Et il répond à une stratégie globale de représentation des événements qui constituent l'action. [L'œuvre dramatique] Cette unité de composition, aussi complexe qu'elle puisse être parfois, déterminera la lecture.
Enfin et surtout, la lecture du texte dramatique ne saurait ignorer le théâtre proprement dit – art du spectacle – et son histoire, d'un point de vue à la fois technique, socio-politique et esthétique. Composé le plus souvent selon les exigences théâtrales du moment ou contre elles, le texte procède de la scène autant qu'il y est destiné. Ne serait-ce que par sa distribution vocale spécifique, il recèle en particulier une dimension spatio-temporelle concrète et perceptible sur le plan visuel comme sur le plan auditif, quoique selon des proportions variables; lire le théâtre
, c'est projeter un théâtre mental. Analogue à celui-ci mais hétérogène, la réalité scénique enrichit la problématique dramatique de nouveaux paramètres. Elle offre à l'interprétation du texte plus qu'un simple prolongement: un laboratoire, une contre-épreuve dialectique – une expérience sensible de la textualité, avec ses ellipses et ses silences. La confrontation relève toutefois d'une acception moderne de la dramaturgie, mettant l'accent sur la représentation, qui fera l'objet d'un autre cours [La représentation théâtrale].
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004