CONCEPT

HOMMAGE À JEROME BRUNER :
BRUNER - LECTEUR DE VYGOTSKI (ET DE PIAGET)

Dans sa conférence « Celebrating divergence » à l’occasion du centenaire de la naissance de Vygotski et de Piaget, Bruner salue l’incommensurabilité des deux géants. Il montre que la profonde exploration par Piaget de la pensée causale et logique ainsi que de la justification empirique a pour effet de laisser dans l’ombre la dimension culturelle et historique du développement. Inversement, dit Bruner, tout en explorant lui aussi la question du développement de la pensée à travers l’étude des concepts, Vygotski met au centre la culture : celle, locale, de l’enfant se développant dans le contexte de la famille, l’autre, plus générale, de la société qui l’entoure. « Les deux modes de savoir, tout en étant distincts et irréductibles, entretiennent une relation anormale qui défie encore l'analyse épistémologique complète » (Bruner, 1996, p. 72). Dans ses propres travaux, Bruner va suivre l’un des deux modes de savoir, celui de Vygotski, et guère l’autre. Il souligne l’apport de Vygotski qui, par exemple, par le concept de ZPD, « reconnaît que l'Homo est la seule espèce qui utilise l'enseignement de manière systématique et se demande ce qu'il faut pour que quelqu'un enseigne ou reçoive un enseignement » (p. 69). Et c’est bien à l’exploration profonde de cette idée qu’il consacrera beaucoup de son énergie et de son temps.

Quel usage fait-il de Vygotski ? Comment transforme-t-il les concepts de ce dernier ? Qu’apporte-t-il pour saisir le développement ? En quoi l’analyse des interactions de tutelle et le concept d’étayage paraissent-ils encore d’actualité ? En quoi des travaux récents permettent-ils de renouveler l’analyse de ces pratiques ? Quel est l’héritage de Bruner dans les travaux menés aujourd’hui ? Quelles sont les convergences productives entre l’approche vygotskienne et l’approche de Bruner ?

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LE DÉVELOPPEMENT DU CONCEPT DE DÉVELOPPEMENT CHEZ VYGOTSKI

La puissance du paradigme instrumental se révèle parfaitement dans l’œuvre Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (2014). Pourtant, Vygotski ne s’y limite pas, loin de là, et continue à développer son concept de développement. « La nécessité d'une nouvelle étape dans la recherche ne se pose pas parce qu'une idée nouvelle est apparue, parce qu'une nouvelle idée est devenue intéressante, mais parce que le développement des investigations l'exigeait - de nouveaux faits nous amènent à l’exploration de nouvelles explications plus complexes » écrit-il dans des notes préparatoires à un symposium de 1932 (cité par Zavershneva, 2016, p. 112). Il le fait, comme c’est bien connu, en centrant son attention sur la signification et explorant, à travers l’unité d’analyse qu’est la signification du mot, le développement du rapport entre pensée et langage. Cela lui permet, entre autres, de concevoir l’importance essentielle de l’enseignement avec notamment la création du concept de zone de développement. Il le fait également, et c’est moins connu, dans les textes pédologiques (Vygotski, sous presse), en élaborant de nouveaux concepts pour mieux saisir le développement de l’enfant. Durant les dernières années, c’est celui de système qui s’impose avec force. Dans le sillage de ce concept, Vygotski propose deux nouvelles unités d’analyse, d’une part celle de « perezhivanie » pour observer et décrire le rapport dynamique entre le milieu et l’enfant ; de l’autre, une unité d’analyse pour comprendre le rôle de l’hérédité dans le développement. Vygotski avance dans une conceptualisation dynamique des âges du développement et définit la notion de « crise » comme un moment clé de périodisation. Enfin, last but not least, il a recours de plus en plus souvent au concept de personne comme produit et enjeu du développement.

Comment expliquer ces changements essentiels dans la conception du développement ? Quels sont les facteurs internes ou externes à son modèle scientifique qui le forcent à transformer son point de vue ? Quelles nouvelles connaissances théoriques et empiriques lui permettent d’avancer ? En quoi ces notions nouvelles complètent-elles les anciennes, ou les contredisent-elles ? Quels usages peut-on faire aujourd’hui de ces notions ?

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VYGOTSKI ET MARX

On peut distinguer, dans le débat concernant le rapport de Vygotski à la pensée de Marx, deux positions opposées. L’une considère que l’apport de cette pensée est négligeable, voire négatif. Van der Veer et Valsiner (1991), dans Understanding Vygotsky, ne mentionnent guère Marx. Certains pensent qu’il s’agit d’un vernis superficiel : Vygotski « aimait Karl Marx de la même manière que son ami, le grand poète Heinrich Heine ; […] ses citations d’autre textes officiels étaient la plupart du temps faites pour des raisons tactiques » (Ivanov, 2014, dans le Cambridge Handbook of Cultural-Historical Psychology, p. 505). Certains autres encore diagnostiquent le « cas du marxisme vulgaire de Vygotski et de Luria » (Lamdan & Yasnitsky, 2016, p. 193).

Selon l’autre position, l’influence de Marx dans l’œuvre de Vygotski est déterminante. Dans sa longue préface à Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, Sève (2014) discute en détail l’apport de la théorie de Marx pour l’élaboration de toute une série de concepts proposés par Vygotski, comme par exemple celui d’instrument ; mais il montre aussi sa maîtrise parfaite de la dialectique matérialiste. Ratner et Silva (2016) viennent d’éditer un livre dont le but est d’éclairer la place centrale des idées de Marx dans le travail de Vygotski. Cette place est, de leur avis, largement sous-évaluée et sous-traitée.

Un débat public opposera des représentants de chacune des deux positions.

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Références

Bruner, J. (1996). Celebrating Divergence: Piaget and Vygotsky. Human Development, 40, 63-73.

Ivanov, V. V. (2014). Cultural-historical theory and semiotics. In A. Yasnitsky, R. Van der Veer. & M. Ferrari (Eds.), The Cambridge Handbook of Cultural-Historical Psychology (pp. 488-516). New York: Cambridge University Press.

Lamdan, D. & Yasnitsky, A. (2016). Did Uzbeks have illusions? The Luria–Koffka controversy of 1932. In A. Yasnitsky & R. Van der Veer (Eds.), Revisionist Revolution in Vygotsky Studies (pp. 175-200). New York: Routledge.

Ratner, C. & Silva D. N. H. (2016). Vygotsky and Marx. Toward a Marxist Psychology. New York: Routledge.

Sève, L. (2014). Présentation. In L. S. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (pp. 7-76). Paris : La Dispute.

Van der Veer, R. & Valsiner, J. (1991). Understanding Vygotsky: A Quest for Synthesis. Cambridge: Blackwell.

Vygotski L. S. (2014). Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (traduit par F. Sève ; édité par M.Brossard et L. Sève). Paris : La Dispute.

Vygotski, L. S. (sous presse). La science du développement de l’enfant. Textes pédologiques 1931-1935 (traduits par I. Leopoldoff ; édités et introduits par I. Leopoldoff et B. Schneuwly). Berne : Peter Lang.

Yasnitsky, A. & Van der Veer, R. (2016). Revisionist Revolution in Vygotsky Studies. New York: Routledge.

Zavershneva, E. (2016). Vygotsky the unpublished: an overview of the personal archive (1912–1934). In A. Yasnitsky & R. Van der Veer (Eds.), Revisionist Revolution in Vygotsky Studies (pp. 94-126). New York: Routledge.