Championne des mondes virtuels
Elle a longtemps été considérée comme un grand espoir du tennis suisse. Reconvertie à la suite d’une blessure, elle s’est engagée dans une carrière académique qui l’a conduite à créer une entreprise qui fait aujourd’hui figure de leader mondial dans le domaine de la réalité virtuelle.
À 40 ans et des poussières, Caecilia Charbonnier a déjà une vie bien remplie. Ou plutôt deux. Une première qui n’est pas loin de celle qu’a connue Roger Federer dans sa jeunesse et une seconde qui se rapproche davantage de l’univers du film Avatar. Après avoir longtemps fait figure de grand espoir du tennis féminin suisse, la Genevoise, formée à l’Université de Genève et actuellement chargée de cours au sein de la Faculté de médecine, est en effet aujourd’hui à la tête d’un centre de recherche (la Fondation Artanim) et d’une start-up (Dreamscape Immersive) qui la placent parmi les leaders mondiaux de la réalité virtuelle. Portrait.
Née à Genève en 1981, Caecilia Charbonnier grandit au milieu d’une famille qui cultive deux passions. La médecine – profession de ses deux parents et de son frère aîné – et le tennis, sport auquel la cadette du clan est initiée dès son plus jeune âge. À 3 ans et demi, la voilà qui frappe déjà avec envie la petite balle jaune. À 12 ans, elle glane le premier d’une longue série de titres nationaux. Sur les photos qui immortalisent ses victoires, elle se retrouve souvent en compagnie d’un autre jeune prometteur né la même année qu’elle. Un certain Roger Federer. Tout comme l’homme aux 20 titres du Grand Chelem, elle quitte le giron familial pour intégrer le Centre national de tennis – d’abord à Ecublens, puis à Bienne – alors qu’elle est encore adolescente. Elle écume les tournois juniors avant de faire son entrée sur le circuit professionnel. L’année de ses 18 ans, elle empoche son premier titre WTA à Swansea, au pays de Galles et intègre l’équipe suisse en Fed Cup lors d’une rencontre contre la Slovaquie. Quatrième joueuse du pays, derrière Martina Hingis (alors n° 1 mondial), Patty Schnyder (n° 10 mondial) et Emmanuelle Gagliardi (180, à l’époque, 22e en 2004), elle pointe au 256e rang du classement de la Women’s Tennis Association et tous les observateurs s’accordent à lui prédire un avenir des plus radieux sur les courts.
C’est sans compter avec une épaule de plus en plus récalcitrante qui la pousse, une première, puis une deuxième fois sur la table d’opération, tenant la jeune fille éloignée des terrains pendant près d’un an. Il n’y aura pas de come-back.
« Après une si longue pause, c’était trop dur de revenir au top niveau, confesse-t-elle aujourd’hui. Non seulement les sensations physiques ne sont plus là, mais on perd son classement, ce qui signifie qu’il faut repartir de zéro. »
Mais Caecilia Charbonnier n’est pas le genre de personne à s’apitoyer sur son sort. Titulaire d’une maturité par correspondance, qu’elle a trouvé le temps de mener à bien lors des rares heures perdues que lui laissait son quotidien de sportive d’élite, elle s’inscrit à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève où elle entame un double cursus en informatique et en relations internationales. « J’étais également attirée par la médecine, explique-t-elle. Mais comme mes parents et mon frère avaient déjà choisi cette voie, je me suis dit qu’il fallait que je tente autre chose. »
Habituée à la discipline et aux efforts soutenus qu’implique le sport de haut niveau, elle n’a aucune difficulté à venir à bout des deux formations dans lesquelles elle s’est engagée. Elle intègre ensuite MIRALab, le laboratoire fondé et dirigé par la professeure Nadia Magnenat-Thalmann, qui est alors à la pointe mondiale en matière de réalité virtuelle.
Elle y réalise son travail de licence avant d’effectuer un petit crochet par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), le temps d’ajouter à son CV un Master of Advanced Studies (MAS) en infographie, puis de retrouver MIRALab pour une thèse de doctorat alliant ses trois principaux dadas : la réalité virtuelle, la médecine et le sport.
« Les danseuses de ballet souffrent souvent d’arthrose précoce au niveau de la hanche, restitue la chercheuse. Le projet sur lequel je travaillais, qui a été réalisé en collaboration avec une équipe des HUG et le ballet du Grand Théâtre de Genève, visait à modéliser leurs hanches en mouvement afin de comprendre l’origine de ces lésions et de les prévenir. J’étais plus particulièrement impliquée dans le volet cinématique du projet qui devaitcapturer les mouvements des danseuses et simuler leur anatomie en 3D. »
La principale difficulté de l’exercice réside dans le fait que, généralement, la capture de mouvement se fait par le biais de marqueurs qui sont positionnés sur la peau à partir desquels on extrapole le mouvement des os. Dans le cas présent, le problème, c’est que ces marqueurs bougent à cause de l’activité musculaire, ce qui génère de nombreux artefacts. Pour réduire ce « bruit » et estimer le mouvement de l’os le plus précisément possible, Caecilia Charbonnier a donc dû concevoir un modèle d’algorithme spécifique.
« Au final, nous sommes parvenus à identifier clairement les causes de cette arthrose précoce en procédant à des simulations personnalisées et à faire le lien avec les lésions qui apparaissaient sur les IRM, complète la principale intéressée. Cette dimension clinique et les nombreux échanges que cela supposait avec les HUG m’ont particulièrement intéressée et ont beaucoup compté dans les choix que j’ai faits par la suite. »
La jeune femme a en effet une idée en tête: fonder son propre laboratoire pour pouvoir poursuivre des recherches avec une forte dimension appliquée dans le domaine médical tout en développant des projets centrés sur l’animation de personnages virtuels.
C’est chose faite en 2011 avec le lancement d’Artanim, une fondation qu’elle met sur pied avec deux anciens de MIRALab, Sylvain Chagué, qui a une formation d’ingénieur, et Clémentine Lo, plus versée dans le secteur artistique.
En utilisant une technologie unique adaptée à différents domaines, la capture de mouvement, le trio parvient rapidement à multiplier les mandats. Outre les demandes issues des milieux médicaux pour explorer d’autres pathologies articulaires, Artanim développe des simulations pour la création de sous-vêtements de sport en partenariat avec une grande entreprise suisse, procède à l’analyse des mouvements qui sont possibles à réaliser lors d’un combat en armure médiévale pour le compte d’un doctorant de la Faculté des lettres de l’UNIGE ou collabore avec l’EPFL et l’Université de Lausanne pour étudier des processus neurologiques. Quelques années plus tard, Artanim invente une plateforme baptisée Real Virtuality avec laquelle elle conçoit un spectacle de danse virtuel avec le chorégraphe Gilles Jobin, propose de visiter virtuellement un temple de l’Égypte antique ou encore d’explorer les rues de Genève en 1850.
« Avant que nous nous lancions avec cette plateforme, la plupart des applications qui existaient en matière de réalité virtuelle nécessitaient d’être assis sur une chaise avec un casque relié à un ordinateur sur la tête, replace Caecilia Charbonnier. Ce type de dispositif ne permet pas de voir son propre corps immergé dans l’environnement virtuel. Il empêche également de se déplacer librement dans cet espace sans utiliser de joystick. De plus, ce n’est pas du tout social. On est tout seul dans l’expérience, sans possibilité de la partager avec quelqu’un d’autre. Avec l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération de casques de réalité virtuelle aux alentours de 2015 et en les combinant à la capture de mouvement, il est devenu possible d’imaginer un système permettant non seulement de voir évoluer son avatar en temps réel, mais aussi d’interagir avec d’autres utilisateurs ainsi qu’avec des objets. Nous nous sommes donc lancés dans le développement d’un premier prototype. »
En lieu et place de la combinaison bardée de capteurs utilisée alors pour la capture de mouvement, notamment dans le monde du cinéma, le dispositif mis au point par l’équipe genevoise repose sur six capteurs, placés sur les mains, les pieds, le dos et la tête, un sac à dos contenant un ordinateur portable et une batterie, ainsi que l’incontournable casque 3D. Léger, le système permet d’évoluer sans entraves dans l’espace, d’entrer en contact avec des éléments haptiques et, surtout, d’avoir de la compagnie. « Le jour où nous sommes parvenus à faire en sorte que deux avatars puissent se serrer la main, restitue Caecilia Charbonnier, nous nous sommes vraiment dit qu’on tenait quelque chose et qu’il y avait moyen de développer un produit à destination du grand public. »
La prouesse demande toutefois du temps, du travail et beaucoup d’argent. Afin de dénicher des investisseurs, les membres d’Artanim prennent donc la route pour écumer les grands raouts spécialisés dans les technologies interactives, comme Siggraph, qui se tient chaque année dans une ville du continent nord-américain, ainsi que des festivals de cinéma comme Cannes ou Sundance.
Bingo ! Suite à leur démonstration dans l’Utah, Walter Parkes, producteur, entre autres, de Gladiator, de la série des Men in Black et de Minority Report, est soufflé par cette technologie « made in Geneva ». Fort d’un solide réseau dans les milieux d’Hollywood, il convainc le compositeur Hans Zimmer (Rain Man, Le Roi Lion, Toys, Mission Impossible 2, Batman Begins, Pirates des Caraïbes…) et le réalisateur Steven Spielberg (Les Dents de la mer, E.T., Jurassic Park, La Liste de Schindler, Les Aventuriers de l’arche perdue) de se joindre à lui pour soutenir la création de ce qui deviendra Dreamscape Immersive, dont Caecilia Charbonnier est aujourd’hui Chief Innovation Officer. Plusieurs grands studios (20th Century Fox, Warner Bros, Metro Goldwyn Mayer) et AMC, qui est le plus grand opérateur de cinéma aux États-Unis, sont également de la partie, finançant l’opération à hauteur de 11 millions de dollars.
Disposant d’un bureau à Los Angeles, où cogitent 60 employés, et d’une antenne à Genève qui emploie 15 personnes, Dreamscape Immersive a aujourd’hui ouvert cinq centres de réalité virtuelle aux États-Unis, un à Dubaï, un à Ryad et un à Genève, qui est le premier d’Europe. Moyennant un ticket d’entrée, tout un chacun peut ainsi se mettre dans la peau d’un chasseur d’extraterrestres, voler à dos de dragon, visiter un zoo intergalactique ou déambuler en calèche dans les rues de Genève au moment de la révolution fazyste de 1848 avant de quitter la ville à bord d’une montgolfière entre deux boulets de canon.
Les enjeux commerciaux ont beau être considérables, puisqu’il ne s’agit rien moins que de remplacer le bon vieux cinéma de papa par un spectacle immersif permettant à chacun d’être le héros de sa propre aventure, Caecilia Charbonnier garde toutefois les pieds sur terre. Et une jambe dans l’université où elle s’est formée et avec laquelle elle a toujours souhaité maintenir un lien.
Intégrée au Département de radiologie et informatique de la Faculté de médecine depuis près de dix ans, d’abord en tant que privat-docent, puis avec le titre de chargée de cours, Caecilia Charbonnier anime ainsi régulièrement des séminaires au sein du Centre universitaire informatique. Durant le semestre d’automne, elle dispense également des cours à option aux étudiant-es en médecine sur les technologies 3D en orthopédie et en médecine du sport.
« Il est vrai que le fait d’être membre d’une université facilite grandement les collaborations et cela apporte aussi un supplément de crédibilité dans le monde de la recherche, commente Caecilia Charbonnier. Mais ma motivation principale, c’est l’envie d’enseigner. C’est quelque chose qui m’a toujours tenu à cœur. Ces cours me donnent l’occasion de faire découvrir aux étudiant-es tout le potentiel que l’on peut tirer des outils de simulation en 3D pour faire avancer la recherche clinique. Et, croyez-moi, c’est tout à fait passionnant. »
Vincent Monnet