Campus n°142

Gloria Gaggioli, sur le droit chemin

142TC.JPG

Dans quelles circonstances un état peut-il légitimement faire usage de la force ? La question est au centre des travaux que mène depuis une quinzaine d’années la toute nouvelle directrice de l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains de Genève. Portrait.

Petite, elle a beaucoup pratiqué l’aviron. Et elle a bien fait. Car dans le métier qu’elle s’est choisi, mieux vaut avoir les épaules solides. Spécialiste du droit international humanitaire et des droits humains, Gloria Gaggioli s’efforce en effet de faire régner la justice là où elle fait rarement figure de priorité, à savoir dans le contexte de conflits armés ainsi qu’en matière de lutte contre le terrorisme. Motivée avant tout par le désir d’être utile, elle s’investit sans compter depuis une quinzaine d’années maintenant dans ce domaine où beaucoup reste à faire. Au bénéfice d’une solide formation universitaire, accomplie pour l’essentiel à Genève, et complétée par un passage au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la jeune chercheuse s’apprête à relever un nouveau défi dans une carrière déjà bien remplie en reprenant les rênes de l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, dont elle assume la direction depuis le début du mois d’août tout en accédant au titre de professeure associée au sein de la Faculté de droit.
S’engager sur le chemin du droit a très tôt fait figure d’évidence pour Gloria Gaggioli. Originaire de Campanie, dans le sud de l’Italie, celle qui revendique avec fierté son étiquette de « secundos » grandit dans le quartier de Sécheron où ses parents se sont installés après avoir quitté Benevento chacun de leur côté. « Ils se sont rencontrés à Genève. Ce qui est assez piquant, précise-t-elle, c’est que ma mère a alors réalisé qu’en Italie ils étaient voisins et qu’elle connaissait pratiquement tous les membres de la famille de mon père, sauf lui. »
De condition modeste – lui est transporteur, elle travaille dans la fourrure – la famille, qui compte deux autres filles, adopte un mode de vie très fusionnel, organisant le quotidien autour d’un projet qui fait figure de priorité absolue : donner aux enfants une éducation qui leur permettra de faire ce qu’elles voudront de leur existence.
« Mes parents sont des enfants de la guerre, poursuit Gloria Gaggioli. Bien que capables sur le plan intellectuel, ils n’ont pas eu l’opportunité de faire des études. Ils ont donc tout mis en œuvre pour que leurs filles ne connaissent pas le même sort. Du coup, alors que les jeunes de mon âge faisaient plein d’activités sportives ou culturelles et sortaient souvent, nous passions la plupart du temps en famille. On étudiait, mais on rigolait aussi beaucoup. »
Ce qui n’empêche pas la fillette d’être sensible aux discriminations dont sont parfois victimes ses parents en raison de leur statut d’étranger. Sans véritablement parler de vocation, Gloria Gaggioli admet avec le recul que ces quelques déconvenues précoces ont sans doute joué un rôle dans son attirance pour les questions de droit.
Poussée par ses deux grandes sœurs, Gloria Gaggioli traverse ses études sans coup férir jusqu’à l’obtention d’une maturité classique au collège Sismondi. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé étudier, constate-t-elle. J’ai parfois l’impression que c’est quelque chose que je pourrais faire sans jamais m’arrêter. Et puis, j’avais aussi besoin de prouver, aux autres comme à moi-même, que j’étais capable de bien faire. »
Sensibilisée aux valeurs de droits humains dès l’adolescence, elle hésite cependant sur la voie à suivre au moment d’intégrer les bancs de l’Université. Au droit, elle préfère finalement les relations internationales, davantage ouvertes sur le monde. Après deux ans, elle intègre l’Institut universitaire de hautes études internationales et de développement. Loin de se laisser impressionner par cet univers élitiste et compétitif, elle suit avec la plus grande assiduité les cours de droit international dispensé par un jeune enseignant nommé Robert Kolb (aujourd’hui professeur ordinaire à la Faculté de droit). Afin de ne pas décevoir celui qu’elle considère comme « un génie de notre temps », l’étudiante s’investit sans compter, travaillant d’arrache-pied pour préparer ses examens. Et l’investissement s’avère payant puisqu’elle obtient par deux fois la note maximale.
« J’avais environ 130 étudiants dans ma classe, ce qui était trop pour remarquer un visage plutôt qu’un autre, se souvient Robert Kolb. Mais au moment de corriger les copies, je me suis aperçu que la même personne avait réussi un 6 aux deux épreuves de fin d’année. C’était suffisamment rare pour que je cherche à savoir qui cela pouvait bien être. C’est comme cela que j’ai repéré le nom de Gloria Gaggioli. Et si ce n’avait pas été moi, cela aurait été quelqu’un d’autre car ce genre de personnes finit immanquablement par sortir du lot. Sur sa deuxième copie d’examen, je lui ai écrit que si elle ne possédait pas autant de talent dans les autres disciplines, elle pouvait venir me voir à l’issue du semestre pour envisager la suite. »
La proposition ne pouvait pas mieux tomber. Gloria Gaggioli rêve en effet de rejoindre le Centre universitaire en droit international humanitaire, toute jeune structure dont Robert Kolb est justement un des membres fondateurs. Le problème, c’est que là encore les exigences sont élevées et que cette formation s’adresse en priorité à des juristes et non à des étudiant-es en relations internationales, si brillant-es soient-ils ou elles.
« Le programme faisait littéralement rêver, se souvient Gloria Gaggioli. Dans toutes les disciplines proposées, il y avait quelque chose qui m’intéressait. Rien qu’à la lecture des intitulés de cours, j’en avais l’eau à la bouche. J’ai donc tout misé là-dessus, sans même penser à un plan B. Je me suis focalisée à 100% sur la constitution de mon dossier et, par bonheur, j’ai été reçue. »
De son propre aveu, l’année qui suit reste la meilleure de sa formation. Entourée par des étudiant-es venu-es des quatre coins du monde et des activistes très engagés dans la défense des droits humains, la jeune femme découvre une façon d’appréhender le droit qui est tout sauf sèche en travaillant sur des sujets fortement ancrés dans l’actualité.
« Je n’avais aucun doute sur le fait qu’elle réussisse, reprend Robert Kolb. Gloria a les qualités de tout bon académique : elle est intelligente, elle travaille beaucoup, elle est tenace et elle n’a pas peur de la difficulté. En plus, sur le plan humain, c’est une personne qui fonctionne de manière très collégiale, qui est franche, directe et d’une grande intégrité intellectuelle. »
Deuxième de sa promotion et récipiendaire de l’accessit au prix Henry Dunant pour son mémoire, Gloria Gaggioli se retrouve avec un statut de généraliste et le choix entre secteur privé ou recherche académique. Elle se verrait bien rejoindre les rangs d’une ONG, histoire de goûter à la réalité du terrain, mais Robert Kolb, qui suit de près les avancées de celle qu’il considère désormais un peu comme sa pupille, parvient à la convaincre qu’elle dispose du potentiel pour se lancer dans une carrière universitaire et entamer un doctorat. Et tout laisse à penser qu’il a vu juste.
« J’ai enfin pu me lâcher, restitue Gloria Gaggioli. Le doctorat, c’est un moment unique. Dans la vie, c’est très rare d’avoir cinq ans devant soi pour apprendre, développer une expertise et explorer des idées originales. »
En l’occurrence, la jeune chercheuse a l’intuition qu’il y a quelque chose à explorer à l’intersection du droit international humanitaire et des droits humains. Deux mondes en apparence très proches mais qui, dans les faits, ne le sont pas tant que cela. Dans le premier, on trouve en effet une majorité de conseillers juridiques, y compris aux forces armées, qui épluchent le droit des conflits armés tout en restant très fidèles aux textes des Conventions de Genève. Au sein du second, se rassemblent des employés d’ONG ou experts onusiens venus d’horizons plus variés qui se basent sur la jurisprudence développée autour de traités à la fois plus nombreux et moins détaillés, avec une tendance à des interprétations évolutives du droit.
« Durant mes études j’avais constaté que la plupart des chercheurs étaient spécialisés soit dans un domaine, soit dans l’autre, complète Gloria Gaggioli. Mon idée était donc de faire le pont entre ces deux univers pour parvenir à concilier la technicité propre au droit international humanitaire et le côté plus ouvert, plus créatif, du monde des droits humains. Et il me semblait particulièrement pertinent de tenter l’exercice en matière d’usage de la force, sujet où la question se pose de manière très aiguë. »
L’idée est en tout cas suffisamment intéressante pour attirer l’attention de l’armée suisse qui mandate la chercheuse dès la fin de son doctorat afin de conduire une étude sur l’interaction entre la conduite des hostilités et le maintien de l’ordre, c’est-à-dire l’usage de la force en période de conflit armé (et ses limitations) dans le cadre du droit humanitaire, ainsi que dans celui des droits humains.
À peu près au même moment s’ouvre au CICR un poste précisément consacré à l’« interaction entre droits de l’homme et droit humanitaire dans le domaine de l’usage de la force ». Autant dire un emploi taillé sur mesure.
« Soit c’est un coup de chance incroyable, soit j’ai eu le nez creux, commente-t-elle aujourd’hui. J’ai toujours cherché à anticiper les sujets qui seront demain au centre de la recherche et il semble que, dans le cas présent, je ne me sois pas trompée. »
Une fois engagée, Gloria Gaggioli passe quatre ans au sein de l’institution genevoise en tant qu’experte. Une période très formatrice qui lui permet de se rapprocher du terrain et de s’imprégner du professionnalisme de ses collègues.
Pas question pour autant de s’en tenir là. Désireuse de renouer avec l’enseignement et la recherche, elle retourne dans le monde académique avec un poste de maître-assistante à la Faculté de droit financé par le programme Boursière d’Excellence. Aussitôt au front, elle s’attaque cette fois au problème de la légitime défense dans les conflits armés. Un argument qui est utilisé à tort et à travers par les États-majors pour justifier toute sorte d’opérations plus ou moins coercitives.
Pour ce faire, Gloria Gaggioli et sa famille – elle vient alors de mettre au monde des jumeaux – font leurs valises et prennent la direction des États-Unis. Plus précisément celle du Naval War College de Rhodes Island, où sont formés les stratèges de l’armée américaine.
C’est l’occasion pour elle de rencontrer de nombreux haut gradés, souvent extrêmement bien formés et d’entamer des échanges qui s’avèrent dans la plupart des cas très fructueux.
À cette plongée dans l’univers des « marines » qui lui permet d’accumuler une expérience non négligeable, il faut cependant trouver une suite. Gloria Gaggioli se donne alors un an pour préparer l’étape suivante : l’obtention d’un subside du FNS, cette fois en tant que professeure boursière. Mais pour décrocher un poste aussi convoité, il faut présenter un projet béton. Celui que monte Gloria Gaggioli propose d’analyser la manière dont les États, y compris la Suisse, organisent la lutte contre le terrorisme, tout en questionnant le bien-fondé juridique des mesures mises en place.
Le sujet, il est vrai, soulève de nombreuses questions. Sur le plan fédéral, par exemple, deux lois sont en cours de discussion devant le Parlement. Visant à identifier le plus rapidement possible les individus en phase de radicalisation et autorisant la prise de mesures administratives contre les personnes suspectes, l’une de ces lois instituerait de facto le concept de « terroriste potentiel », idée qui fait bondir la juriste : « Ce genre de terminologie aberrante implique des restrictions très importantes des libertés individuelles qui pourraient aller jusqu’à une assignation à résidence pour une période de neuf mois, alors même qu’il y a une absence totale de réflexion sur l’efficacité de telles mesures et leurs potentiels effets secondaires. Des mesures qui vont bien au-delà de ce qui est autorisé par la Convention européenne des droits de l’homme en temps normal. » Instaurer l’état d’urgence, comme l’ont fait certains pays ne constitue pas, selon elle, une réponse plus adaptée. La mesure permet certes aux États de montrer qu’ils ne restent pas les bras ballants tout en rassurant la population mais elle a des impacts, parfois sur le long terme, sur les libertés fondamentales de l’ensemble de la population par la « normalisation » de mesures d’urgence (comme c’est le cas aujourd’hui en France).
La lutte contre le terrorisme a aussi un second visage, non moins problématique. Elle se mène sur le champ de bataille dans des pays comme l’Irak ou la Syrie. Dans ce genre de situations, les questions juridiques qui se posent sont autres. Mais, là encore, on constate que la méconnaissance de faits essentiels, comme la structure ou l’organisation de groupes terroristes, porte atteinte à l’analyse juridique. Il y a ainsi une tendance à considérer toute personne liée d’une façon ou d’une autre à un « réseau terroriste » comme une cible légitime. « Se placer dans cette perspective, c’est se permettre d’avoir les mains libres, commente la spécialiste. En temps de guerre, il est en effet possible de procéder à des assassinats ciblés ou de détenir des individus sans autre forme de procès, choses qui sont inimaginables en temps de paix ou dans le cadre du respect des droits humains. »
Cette logique belliciste de la lutte contre le terrorisme a également un impact dans le quotidien des pays européens. Placer des militaires équipés d’armes de guerre pour protéger une gare ou un aéroport, c’est en effet une militarisation contre-productive du maintien de l’ordre. « Si une attaque terroriste survient dans une gare et que ce sont ces personnes qui interviennent, il y aura de la casse, certifie Gloria Gaggioli. Les munitions qu’elles utilisent sont conçues pour traverser les corps. Ce n’est donc pas un équipement approprié pour le maintien de l’ordre dans un tel contexte. Et toutes celles et ceux qui travaillent dans ce domaine le savent pertinemment. »
Faire bouger les lignes sur ce sujet ne s’annonce toutefois pas simple. Comme l’a montré l’administration Trump après l’assassinat de George Floyd en mai dernier, les États restent très jaloux de leurs prérogatives quand il s’agit de l’usage de la force publique (y compris en dehors de la lutte contre le terrorisme) et rares sont ceux qui se déclarent favorables à la mise en place de nouvelles normes internationales en la matière.
« L’idéal serait de développer un traité qui fixe les standards minimaux relatifs à l’usage de la force en maintien de l’ordre, admet la juriste. Mais il y a aussi d’autres façons d’agir, par exemple en développant la collecte de bonnes pratiques, en modernisant les textes existants au travers de la jurisprudence ou de documents de soft law ou en instaurant un dialogue réellement constructif avec les États. » Un vaste programme que Gloria Gaggioli aura sans doute à cœur de mettre en œuvre dans ses nouvelles fonctions à la tête de l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève.


Vincent Monnet