Tchornobyl, Patrimoine de l'humanité
Spécialiste ukrainienne des études sur le patrimoine mondial, Vira Orlovska est accueillie à l’UNIGE dans le cadre du programme « Scholars at risk ». Son travail porte sur la conservation de la zone d’exclusion autour de la centrale nucléaire qui a explosé en 1986. Portrait.
Les émotions se mêlent dans le regard de Vira Orlovska. On y lit tout à la fois l’apaisement de s’être éloignée de la guerre qui ravage son pays, l’Ukraine, et la tristesse d’avoir dû se séparer des siens. Sa voix, douce lorsqu’elle décrit son travail à Genève, s’aiguise singulièrement quand il s’agit de défendre et de revendiquer l’identité ukrainienne face à un agresseur russe qui nie son existence. La jeune femme, spécialiste des études sur le patrimoine mondial, entend d’ailleurs bien contribuer à la lutte d’influence culturelle qui accompagne la guerre territoriale en cours.
Vira Orlovska est accueillie depuis juin 2022 par l’Université de Genève dans le cadre du programme « Scholars at Risk » qui permet à des scientifiques en exil de rester en contact avec le monde académique. Rattachée à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE), elle mène, sous la supervision de Peter Larsen, chargé de cours au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), une étude sur une région caractéristique de son pays, Tchornobyl. « La graphie Tchernobyl vient de la nomenclature soviétique et correspond à la prononciation russe du nom du lieu, tient à préciser la chercheuse. En ukrainien, on dit Tchornobyl. » Son travail « la zone d’exclusion de Tchornobyl : un patrimoine en péril ? »,consiste à analyser les défis concrets que crée la préservation de ce site où se superposent des éléments technologiques, naturels et culturels dignes d’intérêt, et ce, dans un contexte compliqué par l’actualité. Des troupes russes ont en effet occupé la zone du 24 février au 31 mars 2022, causant nombre de destructions et de perturbations. Cet événement pourrait d’ailleurs contribuer au processus de l’inscription du site de Tchornobyl sur la Liste de l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture).
« La zone d’exclusion de Tchornobyl fait partie du patrimoine de l’humanité à plusieurs titres, estime Vira Orlovska. Elle est bien sûr un lieu de mémoire et d’apprentissage à propos des dangers des technologies nucléaires et de la mauvaise gestion gouvernementale. Elle est également devenue une zone naturelle digne d’être conservée depuis que l’isolement total du site a entraîné une régénération impressionnante de la faune et de la flore. Mais elle est aussi un lieu de culture puisqu’on y a retrouvé des sites archéologiques reliés aux tribus slaves remontant à l’époque de la Rus’ de Kiev, ou État de Kiev, qui a existé du milieu du IXe au milieu du XIIIe siècle – alors que Moscou n’était qu’une obscure bourgade provinciale. Enfin, la zone d’exclusion de Tchornobyl fait partie d’une région géographique et historique plus étendue, la Polésie, où vivent des populations possédant leurs propres dialecte et traditions. »
Très marécageuse, boisée et traversée par de nombreuses rivières, la Polésie est aussi le lieu où, en 1986, vit la famille de Vira Orlovska. Ses parents sont tous deux enseignants au lycée. Le père, professeur de musique, la mère, professeure de travaux manuels, et leur fille de 5 ans (la sœur aînée de Vira) sont installés à Doubrovytsia, une petite ville située à 250 km à l’est de la centrale nucléaire de Tchornobyl. C’est-à-dire pile sur le trajet qu’emprunte le nuage radioactif issu de la plus grande catastrophe nucléaire civile de l’histoire qui survient le 26 avril de cette même année.
Les parents de Vira Orlovska lui raconteront plus tard que, cinq jours après l’accident, les habitants de la ville, ignorant tout des événements, sont sortis comme d’habitude pour défiler et écouter l’hymne national à l’occasion de la sacro-sainte journée internationale des travailleurs du 1er mai. Signe que les choses ne tournent pas rond cette fois-ci, certains enfants commencent à s’évanouir ou à saigner du nez sous l’effet des radiations, invisibles.
L’information de l’explosion finit par filtrer et les parents de Vira Orlovska demandent à être relogés dans une région moins exposée. Ils ne recevront un nouveau logement que plusieurs années plus tard, après que les autorités soviétiques auront déclaré la région « zone de réinstallation volontaire garantie ». Vira a le temps de naître en février 1989 et de fêter ses 4 ans avant que la famille ne déménage à Loutsk, une capitale régionale située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Doubrovytsia.
Durant son enfance, tout le monde autour d’elle, aussi bien dans la famille qu’à l’école, parle l’ukrainien. Cependant, la langue russe s’immisce dans le quotidien par le biais de livres ou de films qui sont encore souvent écrits ou doublés seulement dans cette langue. Vira Orlovska est donc contrainte d’apprendre le russe si elle veut y avoir accès.
« Mes parents et le reste de mon entourage ont toujours eu le sentiment d’être Ukrainiens, précise-t-elle. Il ne faut pas oublier que l’ouest du pays, d’où je viens, a toujours été plus indépendant et authentique que l’est. Les influences russes ne nous parviennent qu’après avoir passé d’abord par le tamis de toute la partie orientale et centrale de l’Ukraine. »
À l’école, Vira Orlovska est bonne élève. Elle passe les années avec aisance. Au lycée, grâce à son bon niveau d’anglais, elle réussit à participer à FLEX (Future Leaders Exchange Program), un programme financé par les États-Unis et ouvert aux étudiants des pays post-soviétiques. Elle se retrouve ainsi, à 15 ans, dans une famille d’accueil près de Saint-Louis, au Missouri. Dès le premier jour, elle a l’impression d’entrer dans un film hollywoodien. Tous les clichés y passent : les bus scolaires jaunes, les bals de promo, les filles dans leurs robes impressionnantes, les cookies… Afin de pouvoir communiquer régulièrement avec ses parents, elle initie à distance sa mère aux ordinateurs et aux courriers électroniques. La maison familiale n’étant pas équipée de tels appareils, celle-ci découvre en même temps les cafés Internet de Loutsk.
En novembre 2004, Vira Orlovska apprend depuis l’autre côté de l’Atlantique le déclenchement de la révolution orange dans son pays à la suite de la proclamation du résultat du deuxième tour de l’élection présidentielle que de nombreux Ukrainiens perçoivent comme truqué par un gouvernement pro-russe. La tête un peu ailleurs, elle suit les événements. De loin.
Lorsqu’elle revient en Ukraine en 2005, les choses se sont momentanément calmées. Elle obtient son bac avec la médaille d’or, une récompense décernée aux élèves ayant obtenu la plus haute note dans toutes les branches.
Lviv, la ville de sa vie
Ayant soif de liberté et d’autonomie, la jeune diplômée décide de quitter la ville de ses parents et de s’inscrire à la Faculté des lettres de l’Université de Lviv où elle se lance dans des études en langues anglaise et allemande. Elle tombe directement amoureuse de Lviv qui deviendra sa ville d’adoption. Au bout de cinq ans, elle décroche sa première maîtrise universitaire et commence à enchaîner les emplois : professeure d’anglais, traductrice puis assistante au consul de Lettonie à Lviv.
Elle occupe ce dernier poste lorsque la série de manifestations connue sous le nom d’Euromaïdan débute en novembre 2013 à la suite de la décision du gouvernement de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne.
L’essentiel des manifestations se déroule à Kiev. Les événements culminent en février 2014 avec la révolution de la dignité qui se solde par la destitution du président élu. « Beaucoup de mes proches y sont allés, se rappelle Vira Orlovska. Les forces de l’ordre ont tiré sur les manifestants, tuant des dizaines d’entre eux. Des amis ont été assassinés. C’était une période très dure. Je ne le savais pas encore, mais ce n’était pour moi que le début de ce genre d’émotions. Comme pour de nombreux autres Ukrainiens. »
Se sentant tout à coup ridicule devant son ordinateur du consulat de Lituanie alors que son pays vit des instants dramatiques (la révolution est suivie par le déclenchement de la guerre du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie), Vira Orlovska démissionne et, histoire d’élargir ses horizons, s’engage pour un Service volontaire européen au sein d’un centre éducatif pour enfants à Potsdam en Allemagne. Poursuivant sa quête de sens, elle se lance ensuite dans une seconde maîtrise universitaire à l’Université technique du Brandebourg à Cottbus en études sur le patrimoine mondial. Les cours interdisciplinaires de cette filière gravitent autour de la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, la conservation des sites, l’architecture, l’écologie ou encore le management. Elle consacre pas mal de travaux à des sites ukrainiens déjà inscrits sur la liste ou candidats.
Durant la même période, elle est engagée comme stagiaire puis consultante au sein de la Coopération allemande au développement, ce qui lui permet de travailler sur le management d’un site naturel transfrontalier entre le Vietnam et le Laos. Elle y fait la connaissance de Peter Larsen qui travaille alors sur le même sujet. La survenue de la pandémie de covid en 2020 l’oblige à rentrer en urgence en Ukraine avec le dernier vol disponible avant le confinement. Après avoir terminé et défendu à distance sa maîtrise depuis Lviv, elle trouve – encore – un nouvel emploi dans une entreprise organisant des voyages éducatifs pour enfants dans des pays germanophones.
Une catastrophe par décennie
L’invasion russe à grande échelle, déclenchée le 24 février 2022, la prend alors par surprise. « Mon pays subit un bouleversement majeur toutes les décennies, constate Vira Orlovska. La catastrophe de Tchornobyl en 1986, l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la révolution orange en 2004, la révolution de Maïdan en 2014 suivie de l’annexion partielle des territoires ukrainiens et de la guerre au Donbass, puis l’invasion à grande échelle par la Russie en 2022. Mais j’étais de ceux qui ne croyaient pas – ne voulaient pas croire – que cette dernière catastrophe allait arriver. »
Le jour fatidique, elle est réveillée à 4h30 du matin par son compagnon alors que le téléphone se met à sonner. La guerre vient de frapper, les bombes tombent sur les villes, les premiers morts sont rapportés. Vira Orlovska se branche au fil de l’information et n’en décolle plus durant les semaines qui suivent. Ce premier jour, la jeune femme tente de transformer son angoisse en énergie utile et se rend à la gare de Lviv tout près. Elle ne peut même pas s’en approcher tant la foule est immense. Des dizaines de milliers de personnes s’y amassent, fuyant les grandes villes plus à l’est et au sud. Certaines sont encore en pyjama dans le froid mordant. D’autres n’ont ni papiers ni argent.
« Très rapidement, on a commencé à faire des sandwichs, à récolter des habits chauds et à voir qui avait de la place pour héberger des réfugiés, raconte-t-elle. Des amis à travers le monde nous ont contactés pour nous envoyer de l’argent. Je sais maintenant exactement combien de matériel on peut ranger au maximum dans un Mitsubishi Lancer 2006, qui était la voiture de mon compagnon. Certains réfugiés avaient emporté leur chien ou leur chat mais ne pouvaient plus les garder et les laissaient aux associations de volontaires. J’ai hérité d’une chienne de cette façon. Je l’ai toujours. »
Après plusieurs jours de chaos absolu, Vira Orlovska retourne au travail. Sa société a prévu un voyage à Vienne le 10 mars avec une douzaine d’enfants entre 14 et 16 ans. Elle et son chef décident de l’annuler. À leur grande surprise, quelques parents ne sont pas d’accord. Il s’agit de personnes actives dans l’administration ou la santé dans les régions centrales et orientales du pays et qui n’ont pas la possibilité ou le droit de quitter leur ville. Ce voyage est une occasion unique pour sortir leur enfant de la zone de guerre, voire du pays.
« Nous avons donc traversé la frontière de l’Ukraine en guerre avec 12 enfants qui n’étaient pas les nôtres, s’étonne encore Vira Orlovska. Certains sont restés à Vienne où ils ont pu poursuivre leur cursus et entrer à l’université. D’autres sont revenus et se sont installés à Lviv. »
Alice au pays des merveilles
Dès les premiers jours de l’agression russe, Peter Larsen prend contact avec Vira Orlovska. Il lui parle du programme de Scholars at Risk de l’UNIGE qui lui permettrait de mener un programme de recherche à Genève en tant que scientifique ressortissante d’un pays en guerre.
Après avoir hésité quelques semaines, elle finit par accepter. Elle ne parvient pas à convaincre ses parents de la suivre. Elle laisse aussi son compagnon au pays, puisqu’il a l’interdiction de le quitter et peut être mobilisé. C’est donc accompagnée de sa seule chienne qu’elle arrive le 11 juin dans la ville du bout du lac.
Genève est un lieu idéal pour ses recherches. Vira Orlovska se retrouve notamment à proximité du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) qui a contribué au management de Tchornobyl.
« Vira Orlovska est une chercheuse brillante, évalue Peter Larsen. Elle est particulièrement compétente en tant que médiatrice entre la science et la société. » En plus de son étude sur la zone d’exclusion, qu’elle espère prolonger d’une année en tant que participante au tout nouveau Geneva Heritage Lab, elle prépare d’ailleurs en collaboration avec l’Université de Fribourg une exposition sur le Musée de Louhansk, dans le Donbass, qui a dû fuir la guerre avec ses collections à deux reprises, en 2014 et en 2022. L’exposition est également attendue à Genève en novembre.
« Je suis très heureuse d’être à Genève, lâche-t-elle. Je me sens comme Alice au pays des merveilles. Je vais parfois à des meetings en soutien à l’Ukraine à la place des Nations. Mais mon pays me manque. Je me suis déjà sentie éloignée de l’Ukraine par le passé. Mais jamais autant qu’aujourd’hui. »
Elle rentre d’ailleurs à Loutsk pour Noël afin d’assister à toutes les activités traditionnelles qui accompagnent cette fête et de s’assurer que tout le monde va bien. Elle constate à cette occasion que certaines habitudes ont changé. Quand les sirènes retentissent, les gens ferment simplement les rideaux devant les fenêtres et retournent normalement à leurs activités.
Vira Orlovska continue à donner de l’argent à des associations de volontaires en Ukraine qui soutiennent l’armée et achètent, entre autres, des médicaments dont le manque est chronique. « Il y a eu beaucoup de pertes cette année, déplore-t-elle. C’est épouvantable. Mon fil d’actu sur Facebook n’est pas drôle du tout. Mais, pour l’instant, il y a mieux à faire que de pleurer sur notre sort. »
Anton Vos