Campus n°154

Plongée dans le grand bain

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En compagnie du photographe David Wagnières, la sociologue Cornelia Hummel explore le microcosme que constituent les piscines municipales.

Entre parasols et paréos, frites et crème solaire, c’est à une plongée dans un «commun modeste» qu’invite Cornelia Hummel, professeure à la Faculté des sciences de la société, dans un ouvrage réalisé en collaboration avec le photographe David Wagnières. Ce monde, c’est celui de la piscine municipale. Un microcosme au sein duquel, selon la jolie formule de la sociologue, «une partie des signes de classement social tombent en même temps que les habits laissés au vestiaire ou sur le gazon».

Pour les besoins de l’enquête, la chercheuse et son complice ont jeté leur dévolu sur la piscine de la Fontenette, à Carouge. «Équipé-es d’un carnet et d’un enregistreur, pour l’une, et d’un appareil photo, pour l’autre, il s’agissait de saisir la vie quotidienne de la piscine, d’écouter les usagers et les usagères, d’observer la vie des bassins et de découvrir les professionnel-les qui prennent soin des installations et des publics», explique Cornelia Hummel dans l’avant-propos du livre. Quelques fragments sonores disponibles via des codes QR disséminés dans l’ouvrage complètent le tableau.

La cane du mirador

Pour appréhender le fonctionnement de cette installation saisonnière – la piscine ouvre ses portes de mai à septembre –, il faut s’arrêter un instant sur ceux et celles que les baigneurs et les baigneuses ne verront jamais. Près de quatre mois avant le jour de l’ouverture, techniciens et techniciennes s’affairent déjà. Il faut nettoyer les bassins, assurer la maintenance du système de pompage, de filtrage et de chauffage de l’eau, purger les tuyaux, repeindre le sol de la buvette et des vestiaires dont le rouge ne résiste pas d’une année à l’autre. Il faut aussi entretenir le gazon pour qu’il offre tout le confort requis, tailler les haies et les arbustes, désherber les plates-bandes et veiller à la bonne santé des arbres qui protègent les usagers depuis leur plantation en 1964.

Last but not least, il faut enfin surveiller les œufs d’une cane qui a pour habitude, depuis plusieurs années, de pondre et couver sa progéniture sur le poste de surveillance central de la piscine – le mirador – , avant de déplacer la petite famille dans un environnement moins peuplé le moment venu.
La communauté qui fréquente la piscine municipale une fois les portes ouvertes se divise en deux grands groupes. Le premier est formé des familles, des adolescents et des enfants qui viennent en nombre durant les vacances scolaires, le week-end ou le mercredi après-midi. Les familles établissent parfois de véritables campements dans les zones ombragées; les jeunes testent leur audace et leur agilité au plongeoir ou traînent en groupe aux abords du grand bassin; les plus petits barbotent dans la pataugeoire ou dans les bassins de moyenne profondeur.
Le deuxième groupe est constitué des habitués. Celles et ceux qui sont là dès la première heure du premier jour et qui fréquenteront les lieux avec assiduité durant toute la saison selon un rituel souvent immuable. Beaucoup sont des personnes âgées, comme ce groupe de retraitées qui s’approprient dès l’ouverture les transats de la partie bétonnée de la piscine – le solarium – pour y converser en cercle fermé des heures durant.
Parmi les fidèles, il y a également les nageuses et nageurs sportifs. Équipé-es de lunettes, d’un bonnet, de bouchons à oreilles, voire de palmes, ils et elles enchaînent des longueurs de bassin. Les échanges verbaux se limitent au minimum, l’objectif étant de préserver «leur bulle». On les voit généralement lorsque la fréquentation est moindre et les eaux tranquilles. Le must étant d’arriver tôt le matin devant des lignes vides et une eau lisse qu’on sera le premier ou la première à fendre. Avant de se jeter dans le bain, on peut souvent les voir hésiter sur la ligne à choisir. La règle veut en effet que chacun se répartisse selon ses capacités natatoires pour ne gêner personne. Les plus lent-es se tiennent à gauche, les plus véloces, tout à droite.
Dans le bassin olympique, il y a une série de règles, tacites pour la plupart, à observer : on nage toujours sur la droite du couloir, on ne s’arrête pas au milieu, on ne stationne pas en bout de ligne, on serre à droite lors des dépassements.

«Mansplashing»

Si, dans l’ensemble, ces façons de faire sont largement observées, quelques individus, pour l’essentiel des hommes, se distinguent par un comportement que Cornelia Hummel définit comme du mansplashing, par analogie au manspreading (qui désigne la place excessive que prennent certains hommes dans les transports publics). Ces quelques brebis galeuses nagent «un crawl ample en frappant fort l’eau avec les mains, en milieu de couloir, tout droit et sûrs de leur bon droit, en dérangeant tout le monde sans y prêter la moindre attention ».
Et puis, au-dessus de tout ce petit monde, il y a les nageurs ou nageuses de club qui profitent de lignes réservées à leur seul usage en fin de journée. « C’est l’élite de l’élite, témoigne une habituée. Ce sont eux le sommet de la pyramide sociale aquatique. Pendant la pandémie, ce sont les seul-es qui ont eu le droit de continuer à nager. »

Le gang des perruches

La partie gauche du grand bassin est réservée à une autre forme d’activité sportive: la nage avec ceinture de flottaison, qui dispose également depuis peu d’une ligne dédiée. Une pratique essentiellement prisée par les personnes d’un certain âge – principalement des femmes – qui consiste à avancer verticalement en pédalant avec les jambes, généralement côte à côte et deux par deux. «C’est le gang des perruches, s’amuse l’une d’entre elles. Ça discute, ça discute, on refait le monde.»

La vie d’une piscine municipale est toutefois loin de se réduire aux passages dans l’eau. Preuve en est, certains y viennent habillés et ne se trempent jamais. Ce qui les attire, c’est la sociabilité qui règne dans les espaces communs et en particulier autour de la buvette. Halte quasi obligée pour la pause glace, on y sert jusqu’à une tonne de frites par week-end en pleine saison, mais aussi, signe des temps, de plus en plus de salades et de mets végétariens. Ou dans la zone des vestiaires, dont certains, loués à l’année, font office de deuxième maison. On y croise des gens du voisinage, des amis ou des collègues. On y joue aux cartes, aux dominos ou aux échecs et on s’y retrouve surtout en fin de journée pour l’apéro.
«La piscine, résume Cornelia Hummel, est un puissant vecteur de lien social. Des liens précieux mais ténus, basés sur la familiarité (se reconnaître) plus que sur l’identité (connaître), qui sont à la fois forts et fragiles. Forts car ils sont construits sur le quotidien, sur des routines – par exemple venir tous les jours aux mêmes heures à la piscine –, fragiles car ils peuvent se rompre du jour au lendemain.» Il arrive en effet parfois que l’un des pensionnaires de cette «démocratie en maillot de bain» vienne soudain à manquer à l’appel…


Vincent Monnet


«La Piscine municipale. Ethnographie sensible d’un commun», par Cornelia Hummel et David Wagnières, Éd. Métis Presses, 176 p. Version numérique accessible à l’adresse: archive-ouverte.unige.ch/unige : 169527