Christina Hertel réinvente demain
Professeure assistante à l’Institut de management, Christina Hertel est spécialiste de l’entrepreneuriat communautaire, de la mesure de la durabilité et de l’impact des start-up. Elle dirige le Centre pour l’entrepreneuriat responsable de Genève. Portrait.
Certains l’ont peut-être remarquée, dans les mois précédant le confinement, au volant de sa Golf remorquant une de ces petites caravanes toutes rondes, tout droit sorties des années 1960, lui servant de logement et de bureau ambulant. Sillonnant les routes campagnardes de la Suisse allemande pour visiter une coopérative de fromage de chèvre, un hôtel-restaurant tenu par une association de villageois ou encore des remontées mécaniques gérées par les habitants de la commune. Christina Hertel, alors chargée de cours à l’EPFL, défrichait à l’aide de cet attelage peu habituel un champ d’étude totalement nouveau, celui des entreprises communautaires et de leur impact économique et social. Fraîchement engagée à l’Université de Genève, elle est aujourd’hui, à 34 ans à peine, professeure assistante à l’Institut de management (Faculté d’économie et de management) et directrice du tout nouveau Centre pour l’entrepreneuriat responsable de Genève. Retour sur le parcours de celle qui veut donner envie à ses étudiants de changer le monde.
Christina Hertel est née en 1989 à Munich, petite dernière d’une fratrie de cinq enfants dont le plus jeune a 15 ans de plus qu’elle. Son père est avocat, spécialisé dans les sinistres de la route. Un métier qui a indéniablement influencé l’éducation qu’il donne à sa fille.
« Mon père m’a appris très tôt qu’il est important de se battre pour ceux qui ont besoin d’aide, de ne pas attendre que les autres résolvent ses propres problèmes, d’agir et d’assumer ses responsabilités, se remémore-t-elle. Il voulait aussi que je sois très précise lorsque je posais des questions. Comme tous les enfants, j’en avais beaucoup. Mais il ne me répondait pas s’il estimait qu’elles étaient mal formulées. Pose une meilleure question, disait-il, et tu auras une meilleure réponse. »
Sa mère, elle, est l’assistante de son avocat de mari. La façade de la petite entreprise familiale, c’est lui, certes, mais c’est son épouse qui fait tourner la boîte.
L’enfance de Christina Hertel se passe sans histoires. Parmi ses hobbies, la voile prend une place de choix. Elle la pratique sur le Chiemsee, à une heure de route de Munich, une destination qui a un certain poids sentimental. « C’est l’endroit où mon père, enfant, s’est réfugié à la fin de la guerre pour se protéger des bombardements », précise-t-elle.
La Grande Barrière de corail
Quand elle entre au gymnase, elle est encore très indécise sur ce qu’elle veut faire. Ses parents lui ont inculqué l'idée qu’il faut travailler dur pour réussir des choses dans sa vie. Mais elle n’arrive pas encore à identifier les domaines dans lesquels elle aimerait s’investir réellement.
Un premier déclic survient en Australie. Elle y découvre une nature imposante, en particulier la Grande Barrière de corail. La beauté du site l’impressionne tout autant que son extrême fragilité. Elle est frappée par l’étendue du blanchiment du corail. Directement confrontée à l’impact des activités humaines sur la planète, elle comprend pour la première fois pleinement ce que signifient des termes comme « changement climatique » ou « développement durable ».
De retour en Allemagne, elle creuse le sujet et consacre son travail de fin de gymnase à ce récif géant de l’est de l’Australie. Elle s’engage aussi davantage dans la défense de la cause animale, une façon concrète d’aider la nature. Mais cela ne suffit pas à répondre totalement à une envie de plus en plus pressante d’exercer une influence notable sur le cours des choses. Autrement dit : de se rendre utile.
Le « biergarten »
L’année suivante, elle s’inscrit à l’Université technique de Munich et, comme elle aime les défis, opte pour le génie mécanique avant d’y ajouter des cours de management. Mais elle n’a toujours aucune idée de ce que sera son métier.
Ce n’est finalement pas sur les bancs de l’université que lui vient la révélation, mais sur ceux d’un biergarten, une de ces brasseries en plein air typiquement munichoises où on boit de la bière, serrés les uns contre les autres, autour de grandes tables communes.
« Je me suis retrouvée avec un groupe de jeunes entrepreneurs qui venaient de fonder une start-up active dans le domaine de l’énergie renouvelable, se rappelle-t-elle. Il est possible que nous ayons bu pas mal de bière ce soir-là. Mais nous avons surtout beaucoup parlé. J’ai pris conscience que lancer une entreprise, c’est un acte très puissant. Vous avez une idée pour aider à changer le monde et vous la transformez en réalité. Ça m’a tellement emballée que le soir même, j’ai écrit un e-mail à mes nouveaux amis pour leur demander si je pouvais effectuer un stage chez eux. J’ai commencé un mois plus tard. J’ai enfin senti que je faisais quelque chose d’utile. »
Le stage au sein de Polarstern – c’est le nom de la start-up dont la devise est « weniger bullshit, mehr wirklich » et qui emploie aujourd’hui une cinquantaine de personnes – se déroule si bien que l’étudiante continue à y travailler au-delà du terme. Elle touche un peu à tout, de l’administratif au marketing en passant par le contact avec les clients. Elle poursuit ses études en parallèle et parvient même à réaliser son travail de baccalauréat universitaire sur la petite entreprise qui l’emploie.
Christina Hertel découvre à cette occasion qu’elle adore la recherche. Polarstern est une entreprise qui fonctionne bien mais qui, comme beaucoup d’autres, doit sans cesse lutter contre des éléments contraires pour survivre. Identifier ces obstacles, trouver des solutions pour les franchir et en faire profiter d’autres entreprises naissantes, lui plaît énormément. Elle comprend qu’elle aime réfléchir sur des concepts et des définitions. Et la partie enquête de son travail lui permet aussi de mettre en pratique un talent hérité de son père, à savoir poser de bonnes questions pour obtenir de bonnes réponses.
À la fin du baccalauréat, son professeur lui propose une place de chercheuse dans son équipe, active notamment dans l’entrepreneuriat durable. Elle accepte, tout en se lançant dans un programme de maîtrise universitaire sur la gestion durable des ressources.
Embrasser les arbres
« C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser aux entreprises communautaires, explique-t-elle. Ce sont des gens d’un village ou d’une commune qui choisissent de former une entreprise afin de répondre à des besoins ou à des problèmes locaux. En étant nombreux à se lancer dans l’aventure, ils peuvent s’appuyer sur davantage de compétences et de ressources que s’ils n’étaient qu’une poignée. Le champ des possibles devient alors beaucoup plus grand. »
Sa fascination pour ces structures est telle qu’elle décide de leur consacrer sa thèse de doctorat. Son professeur s’en émeut. Pour lui, ce sujet est trop étroit et c’est une affaire de hippies, d’illuminés qui embrassent les arbres. En bref, on est loin de ce qu’on étudie habituellement dans un Département de management. Mais Christina Hertel n’en démord pas.
Parcourant en tous sens la campagne bavaroise, elle consacre son travail à des communautés intentionnelles (écovillages, coopératives d’habitations…) ainsi qu'à des entreprises créées dans des villages ruraux destinées à remettre en place un supermarché, un restaurant, une gare de train ou encore un cinéma qui avait disparu. Ce genre d’initiative mobilise à chaque fois au moins 100 ou 200 membres de la communauté locale.
« La rencontre avec ces personnes a représenté pour moi la plus grande des inspirations, note-t-elle. Elles travaillent si dur et sont en même temps si humbles. Elles ne se vantent pas de leurs accomplissements et se demandaient honnêtement comment il était possible que leurs activités intéressent une universitaire comme moi. Tout le contraire des ego surdimensionnés représentatifs du monde de l’entrepreneuriat. »
Approcher ces communautés souvent modestes s’avère néanmoins assez délicat. Le fonctionnement des entreprises communautaires dépend beaucoup des spécificités culturelles de l’endroit et des relations entre les membres. La chercheuse doit donc passer du temps sur place, plusieurs jours, voire des semaines, pour amadouer ces communautés. Elle n’hésite donc pas à se lever à 5 heures du matin pour s’occuper des vaches d’une ferme collective, faire les foins ou conduire un camion. Il lui faut faire la preuve qu’elle n’est pas une citadine hors-sol. C’est le prix à payer pour que ses interlocuteurs s’ouvrent et acceptent de parler de leur travail et de leurs motivations. « C’est aussi le secret du succès de ma thèse », confie-t-elle.
« Mes plus belles années »
Le but de son travail est ambitieux. Christina Hertel veut faire de l’étude de l’entrepreneuriat communautaire un domaine de recherche légitime. Ce qui n’est alors pas du tout le cas, du moins dans la discipline du management et de l’entrepreneuriat. Quasiment aucune publication dans ce domaine ne lui est consacrée dans la littérature scientifique de qualité.
Pourtant, selon elle, l’entrepreneuriat communautaire a une foule d’enseignements à apporter au management en général, tels que les façons de collaborer, l’organisation ou la sociologie de ces entreprises, etc. La doctorante montre aussi comment ces initiatives locales permettent de créer de nouvelles identités culturelles ou de renforcer celles qui existent déjà mais avaient peut-être tendance à disparaître. Elle est également frappée de constater à quel point ces structures communautaires donnent aux gens le sentiment de pouvoir agir sur leur vie. Au lieu de se plaindre des problèmes et de les subir, ils participent à leur résolution. Leur état d’esprit change. La recherche d’une solution amène à en trouver une autre à chaque fois qu’un nouvel obstacle surgit.
« Ce sont mes plus belles années », se remémore Christina Hertel. Défendue en 2018, sa thèse décroche le prix de la recherche Roman Herzog, du nom de l’ancien président de la République fédérale d’Allemagne (1996-1999) et qui récompense des travaux remarquables qui contribuent au développement de l’économie sociale de marché.
À peine devenue docteure, elle est recrutée par Marc Gruber, professeur à la Chaire d’entrepreneuriat et de commercialisation des technologies à l’EPFL pour un projet postdoctoral, une fois de plus sur les entreprises communautaires. Les premiers mois, elle se rend fréquemment sur le terrain avec sa caravane. Elle découvre la Suisse au travers d’hôtels, de petites installations de remontées mécaniques, de laiteries et autres caves. Le covid et le confinement en mars 2020 mettent un frein brutal à cette activité.
C’est aussi à cette époque qu’un groupe d’étudiants de l’Université de Saint-Gall entre en contact avec elle. Ils cherchent à savoir comment des concepts comme la durabilité et l’impact peuvent être intégrés dans la création de start-up ainsi que dans la prise de décision des investisseurs. La question se transforme vite en un projet scientifique.
« Je suis passée de la question de savoir comment des entreprises communautaires peuvent créer des changements sociétaux à celle de comprendre comment n’importe quelle entreprise naissante peut être rendue durable et responsable, constate Christina Hertel. Pour y parvenir, nous avons développé une méthodologie permettant d’évaluer la durabilité opérationnelle d’une start-up, puis l’impact que pourrait avoir sur la société et l’environnement le bien ou le service qu’elle produit. »
Unique en son genre
Elle et son équipe en tirent alors un outil informatique (Levo) disponible en ligne pour toutes les entreprises qui le souhaitent. Le logiciel est unique en son genre. Il existe déjà des produits sur Internet qui proposent des évaluations de la durabilité d’une entreprise. Mais ils sont sommaires. Le questionnaire ne prend que dix minutes et le résultat est une simple note entre 1 et 10. Le problème, c’est que la durabilité d’une entreprise dépend de tellement de facteurs (le domaine d’activité, la taille de la société, le contexte…) qu’il est impossible de la réduire à un score.
« Nous avons refusé une telle démarche, précise Christina Hertel. Notre outil demande quatre heures de travail. En plus, c’est un fondateur de l’entreprise, qui connaît bien tous les rouages, qui doit l’utiliser, pas un stagiaire. Le résultat est une carte interactive qui permet de savoir quelle partie de l’entreprise produit quel impact. Toutes les start-up qui y ont eu recours à ce jour l’ont jugé très utile. Mais les entrepreneurs trouvent qu’il demande trop de temps. La durabilité n’est pas encore une priorité pour une start-up. »
Cela dit, toutes les données collectées durant le développement de l’outil auprès des utilisateurs ont été conservées à des fins de recherche. La base de données continue de s’étoffer. Une des idées consiste à en tirer des enseignements utiles tels que le lien éventuel entre la durabilité des entreprises et leurs performances financières.
« Même s’il fonctionne un peu au ralenti pour l’instant, je suis très fière de Levo, indique-t-elle. C’est un peu mon bébé scientifique – en plus des deux autres bébés humains que j’ai eus entre-temps. »
Le bout du lac
Son travail ne passe pas inaperçu et elle décroche un poste de professeure-assistante agrémenté de la position de directrice d’un tout nouveau Centre pour l’entrepreneuriat responsable (Geneva Responsible Entrepreneurship Center ou GREC). L’un des objectifs de cette structure actuellement en pleine construction est de faciliter la transmission de l’esprit d’entreprise aux étudiant-es.
« Il y a tellement d’idées dans cette université », s’enthousiasme Christina Hertel qui est entrée en fonction le 1er décembre 2022. « Et elles sont tellement plus diverses que dans les écoles techniques. Le problème, cependant, c’est qu’il manque ici ce que je crois être la confiance des étudiant-es en la qualité de leurs idées, dans le fait que celles-ci valent la peine d’être promues par une start-up et que les étudiants et les étudiantes pourraient, eux et elles-mêmes, se lancer dans l’aventure. Nous voulons leur faire comprendre que l’esprit d’entreprise est un outil qui permet de changer le monde et qu’il leur offre la possibilité d’en être les acteurs et actrices. Et même s’ils ne se sentent pas encore capables de le faire, ils peuvent utiliser leurs études pour expérimenter, apprendre et, lorsqu’une idée surviendra, la transformer en entreprise. Le cours de baccalauréat que je donne aux étudiant-es de la faculté s’appelle « entrepreneurial thinking » (pensée entrepreneuriale) et il vise à insuffler un état d’esprit, à transmettre des compétences non techniques comme l’imagination, la capacité de collaboration, bref, tout ce qui précède la rédaction d’un plan d’affaires. »
Une façon de leur donner cette même révélation qu’elle a reçue, il y a une douzaine d’années, sur les bancs d’un biergarten munichois.
Anton Vos
Références :
mediatum.ub.tum.de/1454481 (thèse de Christina Hertel)
levoframework.com (site de l’outil informatique Levo)