Campus n°159

Evelina Trutnevyte, l'oracle énergétique

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La Suisse ambitionne de disposer d’un approvisionnement en énergie à «zéro émission nette» d’ici à 2050. Un objectif qui est loin d’être hors de portée selon Evelina Trutnevyte, spécialiste des modélisations énergétiques.

Pour prédire l’avenir, les Grecs anciens se fiaient aux oracles. De nos jours, ce rôle incombe davantage aux modélisations scientifiques. Et dans ce domaine, Evelina Trutnevyte est aujourd’hui devenue une experte incontournable. Professeure associée à l’Institut des sciences de l’environnement et au Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau, elle compte en effet parmi les 15 membres de la Commission fédérale pour la recherche énergétique et elle est à la tête de nombreux projets de recherche autant à l’échelle nationale qu’européenne. Son principal objectif: développer des modélisations permettant d’évaluer la faisabilité des mesures prises par les pouvoirs publics en matière de transition énergétique et d’atténuation du changement climatique tout en identifiant les moyens nécessaires à leur réalisation. Portrait.

Evelina Trutnevyte voir le jour dans la coquette cité balnéaire lituanienne de Palanga, située sur la rive ouest de la mer Baltique, non loin de la frontière avec la Lettonie. Son père, ingénieur dans le domaine de l’énergie, et sa mère, sage-femme de son état, ont eu trois enfants (deux filles et un garçon) qui sont déjà presque adultes lorsque la petite dernière vient au monde. Âgée de 5 ans lorsque chute le mur de Berlin, elle ne garde que peu de souvenirs de l’événement qui ne bouleverse pas outre mesure son existence.

«Comme les autres pays baltes, la Lituanie était un endroit un peu à part sous l’ère soviétique, replace la chercheuse. Nous avons toujours perçu les Russes comme des envahisseurs et conservé une culture politique plus progressiste et plus libertaire que dans la plupart des anciens États du bloc de l’Est. Et les conditions économiques étaient aussi bien meilleures. La seule chose liée à cette période que je me rappelle vraiment, c’est que mes parents étaient scotchés devant le poste de télévision pour suivre les informations lorsque les Russes ont tenté de reprendre le pays en main au début de l’année 1991.»

Menée de concert par les forces armées soviétiques et le KGB, l’opération vise à prendre le Parlement national et la tour de la télévision, tous deux situés à Vilnius. Face à la résistance de la population, elle tourne cependant rapidement court, laissant tout de même une quinzaine de victimes et des centaines de blessés sur le carreau.

Première des anciennes républiques soviétiques à avoir proclamé son indépendance, la Lituanie rejoint logiquement l’Union européenne ainsi que l’OTAN en 2004. Pour Evelina Trutnevyte, c’est la perspective de pouvoir un jour étudier à l’étranger. Et c’est avec cette idée dans un coin de la tête qu’elle passe un concours lui permettant d’intégrer un cursus international très sélectif pour les deux dernières années du gymnase. Loin de se douter qu’elle finira par suivre les traces de son père, elle opte alors pour une filière générale avec un accent particulier sur les mathématiques et la physique.

«En Lituanie, on doit penser très tôt à son orientation professionnelle afin de choisir les matières permettant d’intégrer le programme universitaire souhaité, explique-t-elle. Je me suis tournée vers le génie de l’environnement parce qu’à ce moment-là, j’étais très intéressée par tout ce qui touche à la pollution de l’air. Comme la plupart de mes compatriotes, j’ai un rapport très étroit à la nature. Les Lituaniens ont l’habitude de prendre soin de leur environnement. Ils sont très attachés aux paysages, qui sont restés très naturels, et on passe beaucoup de temps au bord des lacs et dans les forêts.»

En fin de bachelor, un cours d’introduction à l’énergie la décide pourtant à changer de voie et à s’engager dans une formation de Master en génie de l’énergie.

Comme beaucoup de jeunes Lituaniens, elle trouve un travail parallèlement à ses études et œuvre quelque temps en tant que consultante dans le secteur privé. Une activité qui est loin de lui déplaire mais qui la convainc malgré tout d’opter pour une carrière de chercheuse. Après un séjour à l’Université d’Aalborg, au Danemark et un détour par Oslo, elle met le cap sur Zurich, où elle rejoint le Laboratoire des systèmes d’énergie électrique de l’École polytechnique fédérale (EPFZ) dans le cadre d’un séjour de recherche initialement censé durer trois mois.

«Au départ, je ne pensais pas rester très longtemps en Suisse parce que cela faisait déjà un bon moment que j’étais à l’étranger et que j’avais envie de rentrer chez moi, explique la chercheuse. Mais les opportunités de connaissances et de réseautage qu’offrait l’EPFZ étaient sans commune mesure avec celles qui prévalaient à l’université où j’étudiais en Lituanie, qui est pourtant la plus grande université technique du pays.»

C’est donc sur les rives de la Limmat qu’Evelina Trutnevyte réalise sa thèse de doctorat avant de s’envoler pour Londres où elle se perfectionne dans le domaine des modélisations énergétiques. Un art qu’elle maîtrise bientôt suffisamment pour revenir à l’EPFZ avec le soutien d’une prestigieuse bourse Ambizione Energy du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et y constituer un petit groupe de recherche. Deux ans plus tard, elle rejoint l’Institut des sciences de l’environnement et le Département F.-A. Forel de l’UNIGE, où elle décroche, en 2021, un autre subside très compétitif, en l’occurrence une bourse Eccellenza pour les professeur-es avec pré-titularisation conditionnelle couvrant la période 2021-2025.

«Ce qui fait la spécificité de notre approche, explique la principale intéressée, c’est que nous combinons l’analyse des données avec des calculs très détaillés liés aux différentes sources d’énergie (solaire, éolien, hydraulique, combustibles fossiles, nucléaire, biomasse), ce qui est tout à fait classique, avec des paramètres issus des sciences sociales, comme les questions relatives à l’acceptation, à l’équité ou à la faisabilité de la mise en œuvre, par exemple, ce qui l’est beaucoup moins. Il est en effet relativement simple de déterminer ce qui est bien ou pas d’un point de vue techno-économique et environnemental. Mais il est beaucoup plus complexe de parvenir à anticiper les conséquences sur le fonctionnement de la société dans son ensemble.»

En quelques années, la «méthode Trutnevyte» a en tout cas largement fait ses preuves. Au point qu’elle est devenue une personnalité de premier plan dans le domaine. Désormais membre de la Commission fédérale pour la recherche énergétique (CORE) et de la Commission élargie de l’énergie des Académies suisses des sciences, elle fait aujourd’hui également partie de nombreux projets suisses et européens portant sur la politique énergétique et climatique aussi bien que sur la science fondamentale. Rédactrice en chef adjointe des revues Renewable and Sustainable Energy Transition et Climatic Change, elle est en outre membre du comité de rédaction de Environmental Modelling & Software et officie en tant qu’examinatrice au sein de plusieurs titres de très haut niveau (Science, PNAS, Nature Climate Change …).

En tant que chercheuse principale, elle a par ailleurs dirigé des projets pour plus de 7,8 millions de francs suisses provenant de diverses sources, notamment le FNS, l’Office fédéral de l’énergie, le programme européen Horizon ou le financement industriel.

Last but not least, Evelina Trutnevyte est très fortement impliquée dans le programme Swiss Energy Research for the Energy Transition (Sweet). Financé par l’Office fédéral de l’énergie sur une période qui court de 2021 à 2032, ce gigantesque chantier vise à encadrer l’implémentation de la transition énergétique en Suisse via des modèles innovants. Il est partagé en plusieurs consortiums dont les activités sont coordonnées, dans leur ensemble ou partiellement, par les équipes de l’UNIGE.

Evelina Trutnevyte partage ainsi avec Michael Lehning, chercheur à l’EPFL, le pilotage du consortium Sweet-EDGE (Enabling Decentralized Renewable Génération in the Swiss Cities, Midlands and the Alps). Visant à accélérer la croissance des énergies renouvelables décentralisées d’origine locale en Suisse et à s’assurer que d’ici à 2050, le système énergétique suisse sera conçu et exploité de manière optimale et sûre, Sweet-EDGE est doté d’un budget global de 22,3 millions de francs et implique 16 partenaires de recherche, 20 partenaires de mise en œuvre et plus de 40 autres partenaires de soutien issus de l’industrie et des autorités publiques.

La chercheuse genevoise participa également au volet Sweet-PATHFNDR (Pathways to an Efficient Future Energy System through Flexibility and Sector Coupling), dirigé par l’EPFZ, qui a, quant à lui, pour objectif de relever le défi de l’intégration d’une part plus importante de sources d’énergies renouvelables dans le système énergétique suisse. Dans ce cadre, le groupe d’Evelina Trutnevyte contribue à la modélisation spatiale des systèmes énergétiques.

Courant sur dix ans et dirigé par l’Université de Bâle, SWEET-CoSi (Co-Evolution and Coordinated Simulation of the Swiss Energy System and Swiss Society) se concentre sur les interactions entre la société et le système énergétique. Le projet vise à lier différents domaines de recherche (économie, sciences sociales et humaines) à la modélisation énergétique, tout en établissant un échange direct avec les parties prenantes concernées. En tant que coresponsable du projet, Evelina Trutnevyte est notamment chargée de fournir des méthodes permettant de faire dialoguer modélisation énergétique et sciences sociales.

Enfin, en marge de la nouvelle loi fédérale sur l’approvisionnement énergétique, qui a été acceptée en votation populaire le 9 juin dernier et qui ambitionne d’augmenter considérablement la production d’électricité renouvelable d’ici à 2050, Evelina Trutnevyte et ses collaborateurs-trices ont publié un rapport dessinant différents scénarios permettant de réaliser ces objectifs.

Afin de compléter le potentiel hydro­électrique existant, le premier combine les nouvelles technologies: un mix d’installations solaires discrètes sur les toits et les façades, des éoliennes sur les montagnes jurassiennes et de l’énergie issue de la biomasse.

Le deuxième mise sur le photovoltaïque individuel. Chaque habitation serait ainsi dotée de panneaux solaires et de batteries individuelles. Cette production électrique serait complétée par la construction de quelques parcs solaires alpins.

Le troisième scénario met l’accent sur la productivité. Il prévoit de concentrer les infrastructures sur les sites les plus productifs, comme les parcs solaires dans les cantons alpins et les éoliennes dans l’Arc jurassien.

«Quelle que soit l’option choisie, conclut Evelina Trutnevyte, l’objectif fixé est tout à fait réalisable. Il faudra certes accélérer considérablement le rythme actuel auquel s’opère la transition, mais il existe une grande variété de solutions pour mettre en œuvre le but visé par la loi. Cela offre la possibilité de faire des choix au cas par cas, selon que l’on souhaite privilégier la réduction des coûts, la protection de la nature ou l’acceptation sociale. Le tout sans recourir à des combustibles fossiles ni à l’énergie nucléaire et sans rogner le niveau de confort de la population.»

Vincent Monnet

Bio express

1984: Naissance à Palanga (Lituanie).
2006: Bachelor en génie de l’énergie à la Vilnius Gediminas Technical University.
2008: Master en génie de l’énergie à Vilnius.
2012: Thèse de doctorat à l’EPFZ.
2018: Professeure assistante à l’Institut des sciences de l’environnement et au Département F.-A. Forel de l’UNIGE (Faculté des sciences).
2021: Professeure associée à la Faculté des sciences.
2023: Membre de la Commission fédérale de recherche sur l’énergie.