Le général qui aimait les sciences
Sauveur de la nation lors de la guerre du Sonderbund, inventeur du drapeau à croix blanche et fondateur de la Croix-Rouge, Guillaume-Henri Dufour fut aussi un brillant homme de science et un éphémère professeur d’Académie
Cette position exceptionnelle dans l’histoire nationale tient naturellement en premier lieu au rôle de pacificateur rempli par le général au moment de la guerre civile du Sonderbund (lire Campus 117). Symboliquement, elle est confortée par le fait que c’est également à Dufour que la Suisse moderne doit son fameux drapeau à croix blanche, dont il propose une esquisse dès 1817 et qui sera finalement consacré par la Constitution de 1848.
Selon certains auteurs, ses prises de position en faveur des réfugiés politiques étrangers ainsi que sa défense farouche de l’indépendance helvétique face aux menaces d’invasion prussiennes lors de «l’affaire de Neuchâtel» en 1856, font également de Dufour l’un des pères de la neutralité helvétique. Et, de par son engagement au sein de la Croix-Rouge (dont il est un des membres fondateurs), il est aussi pour beaucoup dans la vocation humanitaire qui a si fortement influencé l’image et la politique extérieure de la Confédération jusqu’à nos jours.
L’officier formé au sein de la Grande armée de Napoléon compte par ailleurs parmi les personnages clés qui ont accompagné la transformation politique de la Genève française en Genève suisse. Il est ainsi pendant près d’un demi-siècle (1819-1870) député au Parlement cantonal (en termes de longévité, seul James Fazy a fait mieux). Et, à ce titre, il participe d’ailleurs aux deux assemblées qui ont élaboré les Constitutions de 1842 et 1847.
L’ère des ponts suspendus C’est déjà beaucoup pour un seul homme, mais c’est pourtant loin d’être tout. Car, doté d’une force de travail tout à fait prodigieuse, Guillaume-Henri Dufour trouve encore le temps de devenir un savant de réputation internationale. Formé à l’Ecole polytechnique de Paris, puis à l’Ecole d’application du génie de Metz, le futur général en chef de l’armée fédérale fait d’abord valoir ses talents d’ingénieur à Genève.
On le charge tout d’abord de perfectionner le mécanisme de la machine hydraulique permettant d’alimenter les fontaines de la ville conçue par Joseph Abeille au siècle précédent, puis de terminer le chantier du pont de Carouge, ouvert durant la période française. En 1823, redonnant vie à une idée déjà ancienne, Dufour frappe un grand coup en réalisant avec Marc Seguin et Marc-Auguste Pictet le premier pont permanent en fil de fer construit en Europe, inventant au passage un système d’ancrage encore employé aujourd’hui pour fixer les bouts de câbles précontraints.
Destiné à faciliter la communication avec les campagnes environnantes et à désengorger une ville encore enserrée derrière ses fortifications, l’ouvrage, qui peut supporter une charge de plus de 10 tonnes, est alors à l’avant-garde de la modernité et lancera une véritable mode du pont suspendu aux quatre coins de l’Europe.
L’urbaniste et le topographe Dans les années qui suivent, en tant qu’ingénieur cantonal, fonction qu’il occupe dans les faits depuis 1817 mais qui ne devient officielle qu’en 1828, Dufour participe encore à plusieurs autres grands chantiers dont l’empreinte sur la physionomie de la cité est toujours visible. C’est notamment le cas de l’aménagement du quai des Bergues et de la conception du pont du même nom, des plans de l’avenue de la Corraterie, réalisés avec l’architecte Vaucher, ou encore de la construction de la ligne de chemin de fer Genève-Lyon.
Ces succès, Dufour les doit non seulement à ses talents propres mais également à sa conception du métier d’ingénieur qui est moins pour lui un art empirique basé sur la transmission d’expériences personnelles qu’une véritable science devant reposer sur un système de connaissances technologiques éprouvées.
Et ce qui est vrai pour l’urbanisme l’est également en matière de géographie. Fondateur du Bureau topographique suisse, qui vit le jour à Genève en 1838, Dufour se voit confier la mission de cartographier l’ensemble du territoire de la Confédération par les autorités fédérales en 1833.
Il lui faudra près de trente ans pour venir à bout du chantier, mais le résultat est à la hauteur de l’énergie déployée. Considérée comme une réussite tant technique qu’artistique qui restera longtemps sans égale dans les pays voisins, la «Carte Dufour» constitue selon Claude Raffestin, ancien professeur de géographie à la Faculté des sciences économiques et sociales, «la première grande réalisation de la cartographie suisse».
Outre l’ampleur du travail accompli, la carte reposant sur une nouvelle triangulation de l’ensemble du territoire national au 1:25 000e en plaine et au 1:50 000e en montagne, ce premier atlas topographique complet de la Suisse innove à plusieurs égards. Synthétisant l’ensemble des nouvelles connaissances scientifiques contemporaines afin de tendre vers une précision inédite, il opte par ailleurs pour le mètre plutôt que pour la toise, comme c’était l’usage jusque-là et choisit, contre le modèle français, un éclairage oblique afin de permettre une meilleure lecture des reliefs, dont le plus haut, niché dans le massif du Mont Rose est, du coup, rebaptisé «Pointe Dufour».
Comme le souligne l’historien Armand Brulhart, «cet effort de synthèse supposait une ouverture du côté de l’Université ou plus généralement des milieux scientifiques». Rien de moins naturel pour un individu comme Dufour qui semble avoir été très tôt et très durablement attiré par tout ce qui touche aux sciences exactes.
Foucault à Saint-Pierre Doté d’un excellent coup de crayon – il hésite d’ailleurs un temps à se lancer dans une carrière artistique – Dufour s’intéresse en particulier à la géométrie descriptive ainsi qu’aux mathématiques et à la physique, discipline à laquelle il s’initie en suivant les cours donnés à l’Académie par Marc-Auguste Pictet. Il mettra à profit ce savoir quelques années plus tard pour reproduire avec un groupe d’amis genevois l’expérience du Pendule de Foucault dans les vénérables murs de la cathédrale Saint-Pierre.
Comme beaucoup de monde à l’époque, Dufour ne dédaigne par ailleurs pas la botanique et part quelquefois herboriser dans les campagnes environnantes en compagnie du pharmacien Henri-Albert Gosse (lire Campus 118).
Pédagogue dans l’âme, il met un point d’honneur à partager ses connaissances. Ses archives contiennent ainsi de nombreux articles et autres mémoires sur des sujets aussi variés que la théorie militaire, la géométrie descriptive, la gnomonique (soit l’art de construire des cadrans solaires), la physique des matériaux, la mécanique, la géodésie, l’astronomie ou l’hydraulique.
On y trouve également un échange de lettres avec l’un des fondateurs de l’optique ondulatoire, le physicien français Augustin Fresnel et quelques manuscrits relatifs à ses activités pédagogiques.
Sur les bancs de l’Académie Outre l’art militaire, qu’il a enseigné au sein de l’Ecole d’officier de Thoune, Dufour a en effet donné quelques leçons gratuites de géométrie descriptive et de perspective dans les années 1817-1819. Après avoir dû renoncer à la création d’une Ecole de mathématiques pures et appliquées, il revêt même brièvement les habits de l’académicien au cours de l’année 1821, offrant bénévolement ses services pour assurer la suppléance du professeur Simon L’Hullier. Il y reviendra en 1839 pour donner un cours d’hydraulique.
Preuve que le sujet lui tient à cœur, il trouvera le temps de remanier le manuscrit de son cours durant l’année 1847, soit l’année du Sonderbund. «Il y a, chez lui, une conscience aiguë de la nécessité, dans une démocratie, de l’instruction populaire, constate l’historien et journaliste Gabriel Mützenberg dans l’ouvrage Dufour en son temps (Genève, Société d’archéologie, 1991). Mais il a aussi le goût de l’enseignement en même temps que les dons du pédagogue.»