Edmond Boissier, gentilhomme botaniste
Le botaniste genevois, l’un des plus prolifiques de l’histoire, a décrit avec force détails la flore d’Espagne et d’Orient. Rejetant la théorie de l’évolution, il voit les espèces « comme des créations sorties à des époques diverses de la puissante main de Dieu »
En janvier 2011, un colloque a été organisé en l’honneur du bicentenaire de la naissance de cette figure incontournable mais quelque peu oubliée de la botanique genevoise et mondiale. Michel Grenon, chercheur au Département d’astronomie (Faculté des sciences) et président de la Société de physique et d’histoire naturelle, en a profité pour retracer sa biographie.
Fortune «Du côté paternel, Edmond Boissier descend d’une famille de riches commerçants et banquiers, raconte-t-il. Sa mère, quant à elle, est une Butini, une famille de grands propriétaires terriens genevois, qui a accumulé une fortune considérable.»
C’est son grand-père, Pierre Butini, médecin réputé ainsi que botaniste averti, qui l’initie à l’amour des plantes en l’emmenant herboriser sur le Salève ou dans le Jura. Plus tard, Edmond Boissier entreprend des études à l’Académie de Genève qui s’est ouverte aux sciences naturelles et physiques durant l’occupation française. Augustin-Pyramus de Candolle, dont il suit les cours, remarque cet étudiant dont il apprécie le caractère et les aptitudes.
En 1832, il fait la rencontre de Philip Webb qui a exploré le Royaume de Grenade durant des années et a constitué un herbier considérable. Désireux de poursuivre son travail au Brésil, le botaniste britannique décide de léguer tout son matériel au Genevois qui n’a alors que 22 ans.
«C’est un geste extraordinaire, s’exclame Michel Grenon. Il s’explique par le fait qu’Edmond Boissier inspire confiance. Il possède un entregent rare ainsi qu’une parfaite éducation. Il parle de nombreuses langues, il est beau et grand, c’est un fier cavalier, bref, c’est un homme du monde qui, en plus, jouit de la réputation de probité du protestant.»
Maîtrisant à fond l’herbier de Philip Webb, ayant appris l’espagnol et des rudiments d’andalou, Edmond Boissier débarque en 1837 à Malaga pour une expédition de six mois dans la Sierra Bermeja. Il entend alors parler du fameux pinsapo et, au bout de quelques jours de marche seulement, il le déniche. Il poursuit ensuite sa route, arpentant la chaîne de montagnes de haut en bas au cours d’une épopée qui le voit récolter 100 000 échantillons relatifs à 1800 espèces différentes.
De retour à Genève, il publie dès 1839 Voyage botanique dans le Midi de l’Espagne. Ces deux volumes d’un très grand luxe comptent plus de 200 planches en couleur et une carte de géographie botanique où sont indiquées, sur des profils de montagnes, les intervalles d’altitude où vivent les plantes. Cette carte permet de visualiser les groupements de végétaux, les associations selon les substrats, la salinité, les régimes des vents, les précipitations, de chiffrer la biodiversité par étage, etc.
Prestige L’ouvrage lui coûte la bagatelle de 30 000 francs de l’époque – soit autant que le prix de l’alpage de la Dôle au Jura, qu’il acquiert en 1848 et dont le flanc sud-est et la crête lui servent de jardin alpin personnel. L’opération éditoriale est prestigieuse mais se solde par une perte financière. Il se contentera dès lors de publications en noir et blanc puis de citer les figures des autres. Cette perte pécuniaire est toute relative puisqu’il hérite à cette époque d’une première partie de la fortune des Butini à la mort de son grand-père en 1838. Il en touche même une deuxième plus tard puisqu’il épouse en 1840 Françoise Lucile Butini, sa cousine germaine et dernière héritière de Pierre (tous les autres descendants étant décédés prématurément).
C’est à cette époque que naît sa passion pour la flore d’Orient. Edmond Boissier acquiert et consulte en effet des herbiers de Grèce, du Proche et du Moyen-Orient et y trouve des similarités étonnantes avec la flore d’Andalousie. En 1842, il organise un premier voyage en Grèce et en Turquie puis, en 1845-46, un second en Egypte, en Palestine, au Liban et en Syrie.
«On a prêté à tort à Edmond Boissier des talents d’aventurier ou d’explorateur, raconte Michel Grenon. En réalité, il a chaque fois marché dans les traces de ses prédécesseurs après avoir soigneusement assuré le terrain. Cela dit, en chemin, il confirme ou corrige les connaissances accumulées par d’autres tout en faisant ses propres découvertes, ce qui lui permet de doubler le nombre d’espèces connues.»
Pour l’obtention de laisser-passer, le botaniste genevois peut compter sur le réseau de relations internationales tissé par sa famille de commerçants qui possède un comptoir à Gènes. Il s’appuie également sur plusieurs dizaines de correspondants (68 au total) pour se faire envoyer des échantillons ou des herbiers entiers afin de compléter sa collection qui couvre un territoire allant de l’Egypte à l’Indus. Ses fournisseurs sont des conservateurs, des professeurs d’université ou des directeurs de jardins botaniques mais aussi des pharmaciens, des militaires de carrière, des diplomates, des hommes d’affaires amateurs de botanique.
C’est au cours d’un troisième voyage que son épouse décède à Grenade en 1849. La perte de celle qui l’a suivi dans toutes ses expéditions, à cheval en Anatolie ou à dos de dromadaire au Sinaï, le laisse effondré. A sa mémoire, il baptise une petite fleur aussi bleue que la couleur de ses yeux Omphalodes luciliae.
Cela ne l’empêche pas de poursuivre son travail et il publie sa Flora Orientalis en cinq volumes entre 1867 et 1884. Le succès de l’ouvrage est retentissant, car il comble une lacune majeure dans la connaissance de la flore du Moyen-Orient et de l’Asie occidentale.
Créationniste La carrière florissante d’Edmond Boissier est toutefois assombrie par sa position créationniste. «Il aurait pu être darwiniste, prétend Michel Grenon. Mais en raison de sa foi et, surtout, de son entourage familial, adepte du mouvement rigoriste du Réveil, il ne pouvait que rejeter la théorie de l’évolution.»
Edmond Boissier a pourtant sous ses yeux toutes les preuves pour le convaincre de la pertinence des théories de son contemporain Charles Darwin (1809-1882). Il a d’ailleurs lui-même observé la facilité de l’hybridation et de la divergence entre espèces proches mais isolées géographiquement les unes des autres. Mais rien n’y fait.
Pour lui, la création des espèces n’est pas unique mais étalée dans le temps et l’espace. «Je regarde les espèces, non comme des conceptions arbitraires de l’esprit humain, mais comme des créations sorties à des époques diverses de la puissante main de Dieu, ne pouvant se transmuer l’une en l’autre, mais souvent variables dans les limites plus ou moins étendues, quelques fois difficiles à tracer, mais qui toujours existent et qu’elles ne dépassent jamais», écrit-il ainsi dans un des tomes de la Flore d’Orient.
Son approche ne permet pas d’expliquer la classification en genres et encore moins leur réunion en familles, des concepts qu’il utilise pourtant avec pertinence. Même devant les arguments avancés par ses pairs en faveur de cette structure hiérarchique naturelle, que l’on appelle aujourd’hui la phylogénétique, il se défile, comme il l’écrit dans une lettre à un ami : «Si la botanique devait consister en labyrinthes pareils, je crois que j’aimerais mieux aller casser des pierres sur les grandes routes.»
Anton Vos