Flournoy : Un psy aux frontières du réel
Pionnier de la psychologie moderne, Théodore Flournoy a consacré six ans de sa carrière à une médium qui prétendait voyager sur Mars. Contrai- rement à ses collègues Freud ou Charcot, il ne l’ a cependant jamais considérée comme une malade
Dans les faits, ledit phénomène est une très jolie jeune femme d’origine hongroise dénommée Catherine Elise Müller que Flournoy rebaptisera Hélène Smith dans le cadre de ses travaux. Née à Martigny en 1861, elle est alors connue localement depuis quelques années pour ses capacités de médium. Ce soir-là, elle intrigue profondément le professeur d’Université en évoquant, lors de sa transe, un certain nombre d’événements précis relatifs à l’histoire intime de la famille Flournoy.
Impressionné, mais sceptique, Théodore Flournoy se met dès lors en tête d’analyser de manière scientifique ces «transes somnambuliques.» Délaissant progressivement ses activités de laboratoire, il consacrera six ans à ce travail qui débouche, en 1900, sur la publication d’un ouvrage intitulé Des Indes à la planète Mars.
Le livre, qui sort au même moment que L’interprétation des rêves de Sigmund Freud, est épuisé en quelques mois. A Paris, le Figaro écrit: «Le monde des psychologues a été bouleversé par l’apparition d’un livre de M. Flournoy. C’est l’histoire d’un cas probablement unique dans la science.»
Ouvrir les fenêtres Théodore Flournoy est un esprit ouvert et curieux, attiré depuis toujours par ce qui sort de l’ordinaire. «Il avait un incessant besoin d’ouvrir les fenêtres pour voir si rien de scandaleux n’apparaissait peut-être, enfin, à l’horizon», confirme le philosophe et théologien vaudois Philippe Bridel en 1921. Issu de la grande bourgeoisie genevoise, et par conséquent à l’abri du besoin sur le plan matériel, il n’est cependant ni un hurluberlu ni un illuminé. Titulaire d’un triple baccalauréat (en lettres, sciences et médecine), il poursuit sa formation avec une thèse de doctorat sur l’embolie graisseuse qu’il achève en 1878. «Il ne pratiquera toutefois jamais la médecine, complète Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. D’une part, parce qu’il n’en a pas besoin. De l’autre, parce qu’il s’aperçoit très vite que cette profession, très technique et très spécialisée, ne correspond pas à ses envies profondes. A Strasbourg, où il rédige sa thèse, il dit d’ailleurs broyer du noir à cirer toutes les bottes de l’armée allemande.»
Ce que Flournoy recherche, c’est du sens. Une méthode scientifique qui lui permette d’explorer le fonctionnement de l’esprit humain en se distanciant à la fois de la tradition philosophique et des théories alternatives proches de l’occulte qui se multiplient comme des petits pains dans la seconde partie du XIXe siècle. Il lui faut donc des appareils de mesure permettant de réaliser des expériences objectives, d’apporter des preuves, d’édicter des lois et des théories.
A l’école allemande Cette feuille de route est précisément celle que suit alors le physiologiste allemand Wilhelm Wundt (1832-1920). Aussitôt sa thèse achevée, Flournoy se rend donc à Leipzig avec l’idée d’assister aux diverses expériences et autres démonstrations réalisées par Wundt devant ses étudiants.
«Contrairement à ce que je pensais et à ce que prétend toute l’historiographie, j’ai pu mettre en évidence le fait que Flournoy n’a jamais vu le célèbre laboratoire de psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt, précise Marc Ratcliff. Celui-ci, qui est alors le premier du genre au monde, ouvre en effet ses portes durant l’automne 1879. Or, Flournoy séjourne à Leipzig au cours de l’année académique précédente.»
De retour à Genève, Flournoy se marie avant de s’essayer successivement à l’enseignement de la philosophie des sciences, de la psychologie puis de la psychologie expérimentale au sein de l’Université.
En parallèle, il s’efforce d’accumuler le savoir qui lui manque encore pour faire tourner pleinement une structure telle que celle que Wundt a créée en Allemagne. En 1882, Flournoy obtient les clés du laboratoire de physique de la Faculté des sciences. Il s’y reclut pendant près de trois mois, le temps de se familiariser avec les instruments de mesure et de reproduire les travaux du physicien prussien Hermann von Helmholtz (1821-1894) sur la perception des sons et des couleurs.
Les secrets de l’âme Un premier tournant dans sa carrière scientifique intervient en 1890, avec la publication de Métaphysique et psychologie. Essentiellement théorique, ce premier ouvrage permet au Genevois de se démarquer définitivement de la psychologie traditionnelle issue de la philosophie et de la théologie pour placer cette discipline dans le domaine de la connaissance objective, seul chemin vers une meilleure connaissance des mécanismes mentaux.
C’est un succès. Promu au rang de célébrité locale, Flournoy se voit confier dès l’année suivante une chaire de psychologie expérimentale taillée sur mesure pour lui. Qui plus est, cette dernière est rattachée à la Faculté des sciences, fait unique à l’époque, ce qui confère à Flournoy un surcroît de légitimité non seulement vis-à-vis de ses collègues genevois, mais surtout auprès de ses confrères étrangers.
Rien ne l’empêche désormais d’ouvrir le labo dont il rêve depuis longtemps. C’est chose faite le 15 février 1892. Dès lors, Flournoy se jette à corps perdu dans le développement de son nouvel outil dont il résume le programme ainsi: «Le laboratoire sera en communication directe avec tout ce qui tiendra lieu des hôpitaux et des asiles d’aliénés, des prisons et des écoles, du consistoire, et de la caserne; il étendra ses ramifications sur les mille chantiers de la vie où quelque chose peut se laisser surprendre des secrets de l’âme humaine.»
Ne rechignant pas à investir de sa poche, il acquiert divers instruments de haute précision afin de multiplier les expérimentations destinées aux étudiants (on en comptera près de 400 en 1906).
Destination Mars «Jusqu’en 1895, Flournoy s’engage très fortement dans le développement de son laboratoire, explique Marc Ratcliff. En parallèle, il publie également cinq ou six articles scientifiques sur les types psychologiques, les temps de réaction, l’audition colorée (soit le fait d’associer des images ou des couleurs particulières à des sons). Mais au bout de quelques années, il commence à se lasser de tout ce fatras d’instruments et de ces calculs infinitésimaux.»
C’est à ce point vrai que lorsque le feu détruit en partie ses installations, alors situées dans les sous-sols d’Uni Bastions, il écrit à son ami et collègue William James: «Je ne m’en plains pas, je suis occupé par l’impression de l’histoire d’une médium qui parle le langage de la planète Mars.»
Le cas d’Hélène Smith est, il est vrai, assez fascinant. Au moment de sa rencontre avec Flournoy, cette femme «d’un commerce agréable» qui est employée dans une maison de commerce le jour est déjà connue pour ses capacités à communiquer avec des personnages tels que Victor Hugo ou le mystérieux comte de Cagliostro.
Au cours des années qui suivent, probablement encouragée par les suggestions du scientifique, elle va cependant multiplier les «visions».
Des transes que Flournoy va regrouper en trois groupes distincts. Dans le premier (le cycle royal), Hélène Smith revit certains épisodes de la vie de Marie-Antoinette d’Autriche, l’épouse de Louis XVI. Dans le second (le cycle hindou), elle incarne une princesse du XIVe siècle nommée Simandini. Enfin dans le cycle martien, qui est le plus achevé, Hélène Smith explore la planète Mars en décrivant ses paysages, sa faune, sa flore et ses habitants.
Ces épisodes sont d’autant plus spectaculaires que la jeune femme joint le geste à la parole. Outre les mimiques et autres intonations qui accompagnent ses interprétations, elle écrit, y compris en martien et en hindou (avec une calligraphie qui varie en fonction des langages concernés), et elle peint diverses scènes inspirées par ses voyages intérieurs une fois «réveillée».
Flournoy n’est cependant pas dupe. En 1895, il a d’ailleurs déjà eu l’occasion de démasquer un personnage prétendant lire dans les pensées avec l’aide de son cousin Edouard Claparède, qui prendra sa suite à la tête du laboratoire de psychologie et avec qui il fondera, en 1901, les Archives de psychologie (lire Campus n° 90), revue destinée à recevoir tout ce que la psychologie et les sciences de l’éducation produisent de par le monde.
Comprendre plutôt que soigner Mais, contrairement à son confrère autrichien Sigmund Freud ou au français Jean-Martin Charcot, le psychologue genevois ne considère pas les manifestations hystériques d’Hélène Smith comme une pathologie.
Il ne cherche donc pas tant à la soigner qu’à comprendre l’origine de ces phénomènes mentaux mystérieux. «Pour y parvenir, résume Marc Ratcliff, il soumet ces manifestations «paranormales» à des conditions d’expérimentation draconiennes complétant l’analyse psychologique par une enquête de type judiciaire.»
Il parvient ainsi à démontrer que la plupart des «visions» d’Hélène Smith ne sont pas la manifestation d’une quelconque force mystique mais sont dérivées de faits bien réels liés à la lecture d’un livre, à des souvenirs d’enfance ou à divers témoignages qui ont été remaniés par le subconscient d’Hélène Smith. Après examen, il s’avère également que les productions écrites de Mademoiselle Smith ne sont pas non plus le fruit d’un pouvoir surnaturel. S’appuyant notamment sur l’expertise d’un autre grand savant genevois, Ferdinand de Saussure, qui n’est autre que le fondateur de la linguistique moderne (lire Campus n° 89), Flournoy conclut en effet que l’hindou pratiqué par la médium est, en fait, une langue de type indo- européenne habilement déguisée.
Quant au prétendu martien, s’il s’agit bien d’une langue possédant sa propre cohérence, celle-ci n’est rien d’autre qu’un «travestissement enfantin du français».
La publication des conclusions de Flournoy, en 1900, scelle la rupture avec Hélène Smith, qui aurait été irritée par certaines interprétations du scientifique. Mais elle confère simultanément au chercheur genevois un rayonnement international.
L’heure de la consécration Immense succès de librairie, le livre recueille en effet de multiples éloges. Il fait notamment forte impression à un jeune psychiatre thurgovien nommé Carl Gustav Jung. En 1902, ce dernier, qui évoquera plus tard la personne de Flournoy comme un «mentor», prend d’ailleurs un congé sabbatique pour approfondir ses connaissances en matière de somnambulisme médiumnique après l’avoir lu.
1909 sonne l’heure de la consécration académique pour Flournoy, qui se voit confier l’honneur de présider le VIe Congrès international de psychologie qui se tient cette année-là à Genève. Il n’aura cependant guère le loisir de s’en réjouir. Deux semaines plus tard, sa femme décède soudainement, suivie quelques mois plus tard par son vieil ami William James.
«Ces deux décès marquent le début du déclin pour Flournoy, constate Marc Ratcliff. Il publiera certes encore deux ouvrages et reprendra la chaire d’histoire et de philosophie des sciences à la Faculté des lettres, mais le cœur n’y est plus vraiment. Et lorsqu’un certain Jean Piaget, encore étudiant, lui demandera de bien vouloir relire un de ses manuscrits, Flournoy déclinera la proposition arguant de sa fatigue et de sa mauvaise santé.» Un passage de témoin manqué qui n’empêchera toutefois pas le natif de Neuchâtel de reprendre les rênes du labo créé par son aîné genevois. Avec le succès que l’on sait.
Vincent Monnet