Louis Jurine, entre ombre et lumière
Considéré comme l’un des meilleurs chirurgiens d’europe vers 1800, Louis Jurine a rapidement disparu de l’historiographie malgré quelques découvertes de premier plan, comme celle du « 6e sens » des chauves-souris
Success story Né en 1751, dans une société encore fortement corsetée, Louis Jurine n’est pas prédestiné à devenir un chercheur de premier plan et à se faire un nom dans l’Europe entière. Fils d’un tisserand lyonnais installé depuis peu à Genève, il appartient en effet par sa naissance à la catégorie des Natifs, tout comme son ami le pharmacien Henri-Albert Gosse (lire Campus 118), ce qui en fait un citoyen de seconde zone privé de droits politiques et de l’accès à certaines professions.
Son ambition et des dispositions évidentes pour la science lui permettront pourtant de transpercer rapidement le plafond de l’ascenseur social.
Après avoir intégré l’Auditoire des Belles-Lettres de l’Académie en 1767, il semble que Louis Jurine s’oriente, à partir de 1769 vers l’«art de guérir», en devenant aide chez un chirurgien. Quatre ans plus tard, il passe avec succès les épreuves imposées par la Faculté de médecine de Genève qui lui confère la maîtrise de chirurgie. Grâce à la dot de sa femme, Anne-Esther Favre, il gagne ensuite Paris, où il obtient le titre de docteur en chirurgie. Revenu à Genève, il acquiert la bourgeoisie de la ville, ce qui lui permet d’être nommé au sein de l’Hôpital général en 1781.
La «Success story» ne s’arrête pas là. Dans les décennies qui suivent, Jurine remporte consécutivement trois médailles d’or de la Société de médecine de Paris pour ses travaux sur les gaz du corps humain (1787), l’allaitement artificiel (1788) et l’angine de poitrine. Enfin, en 1812, il décroche le grand prix instauré par Napoléon Ier avec son mémoire sur le croup (ou laryngo-trachéo-bronchite) et il se voit proposé le très prestigieux poste de médecin-consultant de la famille impériale. Ne voulant, de son propre aveu, pas devenir courtisan et n’en ayant pas besoin, il décline l’offre malgré le très fort appointement promis.
Poissons et monocles Dans l’intervalle, Louis Jurine se voit confier la toute nouvelle chaire en anatomie comparée et en chirurgie de l’Académie, puis celle de zoologie, qu’il occupe de manière sporadique entre 1809 et 1819. Le triomphe semble alors complet. Et ce d’autant que l’art de guérir n’est pas la seule corde à son arc. Féru de sciences naturelles – il a constitué d’imposantes collections de minéraux, d’insectes et d’oiseaux, dont quelques pièces sont aujourd’hui visibles au Musée d’histoire naturelle –, ses travaux de naturaliste sont cités aux quatre coins de l’Europe savante depuis le tournant du siècle. Parmi ceux-ci, on retiendra notamment une nouvelle classification des hyménoptères, une vaste étude sur les monocles (une forme de zooplancton lacustre), une histoire des poissons du Léman, qui constitue l’un des premiers travaux consacrés à l’étude de la faune piscicole du lac traitant le sujet de façon rigoureuse et méthodique, ainsi que les fameuses expériences sur l’orientation des chauves-souris, à qui il est le premier à attribuer ce sixième sens qu’on appelle aujourd’hui écholocalisation.
Fin 1812, pourtant, le cœur n’y est plus vraiment. En cinq semaines, le savant Genevois a en effet perdu son épouse et sa fille Christine, dont il avait fait une de ses plus proches collaboratrices, notamment pour ses talents de dessinatrice. Un double décès qui vient s’ajouter au suicide de son second fils, André, survenu en1807, à l’aube d’une carrière scientifique qui s’annonçait prometteuse.
Ces tragédies personnelles n’expliquent toutefois pas pourquoi la mémoire de Louis Jurine, encensé par des personnalités telles que Mme de Staël ou la femme de lettres danoise Friederike Brun, et dont la notoriété est saluée par Stendhal lui-même dans son Voyage en France, n’a pas survécu au XIXe siècle.
Fin de cycle Pour comprendre cette subite disparition des tabelles historiques, plusieurs éléments peuvent être avancés. Le premier tient sans doute au fait qu’une grande partie des travaux de Jurine ont été publiés tardivement ou à titre posthume. Le second est lié au scepticisme de certains grands noms de la science vis-à-vis des conclusions de Jurine. Pour ce qui est des chauves-souris, par exemple, la thèse du chirurgien, pourtant exacte, ne convainc ni Jean Senebier, ni Louis Odier, ni Horace-Bénédict de Saussure, tous trois très influents dans la petite ville du bout du lac. Figurant parmi les pères fondateurs de l’anatomie comparée moderne, le Français Georges Cuvier n’y croit pas davantage. Enfin, la postérité des travaux de Jurine a probablement également souffert de la formidable accélération que connaît la science au cours du XIXe siècle. «Jurine se situe à un moment où les sciences naturelles arrivent à la fin d’un cycle avant de se transformer radicalement, confirme Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et coauteur d’un ouvrage collectif consacré à Louis Jurine*. Premièrement, les lieux de la science se renouvellent. A partir de 1820, c’est l’Allemagne et non plus seulement la France qui donne le ton dans le domaine qui est celui de Jurine, à savoir la physiologie et la médecine. La même époque voit par ailleurs apparaître des innovations technologiques extrêmement importantes, comme le microscope standardisé qui facilite considérablement la reproduction de l’expérience et qui vont radicalement transformer la façon dont on fait de la science. Sur un plan plus local, l’école naturaliste genevoise connaît, elle aussi, d’importantes transformations à partir des années 1820 avec le passage d’une tradition essentiellement expérimentale à une science qui, avec le retour de Candolle à Genève, est fondée sur une approche résolument systématique. Ce changement de paradigme progressif va conduire les historiens des sciences à négliger les auteurs qui, comme Jurine, n’entrent pas dans ce cadre.»
Vincent Monnet
* Louis Jurine. Chirurgien et naturaliste (1751-1819), par Vincent Barras, René Sigrist et Marc Ratcliff, éd Georg, 494 p.