Auguste De la Rive, un savant féru de diplomatie secrète
Professeur de physique, chercheur reconnu, recteur et parlementaire genevois, il ne manquait plus qu’à Auguste De la Rive d’œuvrer pour la défense de son jeune pays. Ce qu’il fait en 1860 dans le cadre d’une mission de la « dernière chance » visant à empêcher l’annexion de la Savoie par la France.
Le 24 mars 1860 au matin, l’éminent professeur genevois Auguste De la Rive (1801-1873) débarque à Londres après un voyage organisé à la hâte. Le motif de son séjour en Angleterre est officieux : le Conseil fédéral lui a confié en urgence une mission secrète – dite de la « dernière chance » – auprès des autorités britanniques. Des rumeurs persistantes évoquent en effet une annexion imminente de la Savoie par la France. Un cadeau de l’Italie, en quelque sorte, pour remercier l’empereur Napoléon III d’être intervenu auprès du royaume de Sardaigne dans sa guerre contre l’Autriche. Or, cette éventualité représente une menace pour la sécurité de la Suisse – et, partant, de l’Europe – dont la neutralité est explicitement liée, par des Traités de 1814 et 1815, à celle des régions savoyardes voisines du Chablaix, du Faucigny et de certaines parties du Genevois.
Le choix d’Auguste De la Rive pour tenter de convaincre les Britanniques d’user de leur pouvoir afin d’empêcher l’absorption de la Savoie par son puissant voisin peut paraître surprenant au premier abord. Même s’il est un ancien recteur de l’Académie de Calvin (ancêtre de l’Université de Genève), un scientifique reconnu au niveau international et un homme politique local influent, son expérience diplomatique est pour le moins sommaire, comme le fait remarquer Pierre Flückiger, archiviste d’État du canton de Genève, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Aux sources de l’histoire de l’annexion de la Savoie (Éd. Peter Lang, 2009). Sa correspondance avec des membres des autorités fédérales montre d’ailleurs qu’à plusieurs reprises il demande conseil sur des questions aussi élémentaires que l’étiquette de la cour, la tenue vestimentaire ou encore la confidentialité dans l’acheminement de son courrier.
Il se trouve toutefois qu’en 1860, la Confédération helvétique, dans sa forme moderne, n’a que douze ans et souffre d’une quasi-absence de corps diplomatique professionnel. Elle est donc parfois forcée de choisir au cas par cas des envoyés spéciaux pour mener à bien ses visées diplomatiques. Et de ce point de vue, Auguste De la Rive n’est pas le premier venu.
Une dynastie scientifique
Né en 1801, il est le second d’une dynastie de scientifiques genevois de renom. Son père, Gaspard De la Rive (1770-1834), est un médecin aliéniste célèbre, physicien et chimiste dont les travaux sont suffisamment remarquables pour attirer régulièrement dans son laboratoire de Presinge, dans la campagne genevoise, des grands noms de la physique européenne de l’époque comme Humphry Davy, Michael Faraday, André-Marie Ampère, François Arago et bien d’autres.
Grandissant dans un tel univers, assistant son père dans ses manipulations, il n’est guère étonnant que le jeune Auguste prenne rapidement goût à la démarche scientifique. Délaissant les études de droit au Collège, il se concentre sur la physique expérimentale.
Au début des années 1820, il effectue notamment des expériences en compagnie du physicien français André-Marie Ampère (dont le nom a été donné à l’unité mesurant l’intensité du courant électrique) venu rendre visite à son père. Les résultats obtenus à cette occasion révèlent certaines propriétés de l’induction électromagnétique, un phénomène encore inconnu à l’époque, mais le célèbre savant français ne parvient pas à en reconnaître l’importance – ce que fera à sa place le physicien britannique Michael Faraday neuf ans plus tard.
À la suite de cet épisode, Ampère confie dans une lettre adressée à Gaspard le bonheur qu’il a eu de faire la connaissance de son fils Auguste au sujet duquel il précise, comme le rapporte Isaac Benguigui, collaborateur à l’Unité d’histoire et de philosophie des sciences (Faculté des sciences), dans son livre consacré aux De la Rive* : « Je ne doute nullement qu’il n’acquière bientôt un rang distingué parmi ceux qui travaillent avec le plus de succès à l’avancement des sciences. »
La prophétie se réalisera assez vite. À seulement 22 ans, Auguste De la Rive est nommé professeur de physique générale à l’Académie, une chaire qu’il échange en 1825 contre celle de physique expérimentale après le décès de Marc-Auguste Pictet, figure incontournable de la discipline à l’époque. Commence alors une longue et fructueuse carrière de chercheur qui l’amène à s’intéresser à des sujets aussi divers que la théorie chimique de la pile électrique, la dorure galvanique ou encore des phénomènes magnétiques et électriques comme l’induction ou l’action calorifique des courants électriques. La maison familiale à Presinge, puis son logement dans la Vieille-Ville de Genève, continuent d’être un lieu de rendez-vous pour nombre de scientifiques européens.
Aucune découverte ne porte son nom mais Auguste De la Rive est l’auteur, entre autres, de 142 articles parus dans la seule Bibliothèque universelle. Cette revue, dont il occupera la place de rédacteur en chef de 1835 à 1857, est fondée à Genève en 1796. Elle jouit d’une excellente audience en Europe dans les milieux littéraires et scientifiques. C’est par ce canal que les travaux sur les vaccins du médecin anglais Edward Jenner ou encore ceux sur l’électromagnétisme du physicien danois Hans Christan Œrsted sont diffusés en Europe.
Avec la chaire de physique expérimentale, Auguste De la Rive hérite de son prédécesseur d’une collection exceptionnelle d’instruments de mesure, objets précieux à cette époque.
La technique progressant sans cesse, il fonde néanmoins en 1862, avec le botaniste genevois Marc Thury, la Société genevoise d’instruments de physique (la SIP, aujourd’hui occupée entre autres par le Musée d’art moderne et contemporain) qui aura traversé les siècles et participé au renom industriel de la ville du bout du lac.
C’est cependant dans son laboratoire que le physicien genevois construit l’instrument sans doute le plus original de sa collection : la machine à produire des aurores boréales. (lire ci-dessous)
Auguste De la Rive se fait également connaître par l’invention d’une méthode de dorure des métaux à l’électricité, la dorure galvanique, qui permet aux horlogers de se passer du mercure utilisé jusque-là, un élément très toxique pour les ouvriers. Cette invention lui vaut en 1841 le prix Montyon de l’Académie des sciences de Paris, qui récompense les progrès dans les opérations industrielles ou en mécanique. Il assoit définitivement sa réputation scientifique en rédigeant un Traité d’électricité théorique et appliquée, paru en trois volumes entre 1853 et 1858. L’ouvrage, qui devient rapidement un classique, fait le point sur la discipline à la veille des découvertes fondamentales du physicien écossais James Clerk Maxwell.
L’âme de l’Académie
Comme il se doit, Auguste De la Rive est un scientifique doublé d’un homme politique engagé. Nommé deux fois recteur, il est le rapporteur du projet de loi relatif à l’organisation de l’Académie du 16 mars 1835 qui donne pour la première fois une structure moderne à la haute école genevoise. Il insuffle une impulsion décisive à l’activité scientifique de l’institution, qu’il souhaite laïque, tournée vers le progrès des connaissances et libérée de la conjoncture économique. Une ouverture qui contraste avec sa vision très conservatrice de la société. Élu député à la Constituante en 1841 puis au Grand Conseil en 1842-1844, il personnifie la résistance au radicalisme. Après la victoire du parti de James Fazy et la révolution de 1846, il démissionne de toutes ses fonctions académiques et fonde le gymnase libre, où il enseigne jusqu’en 1853.
Il conserve néanmoins son gigantesque réseau parmi les élites européennes. En plus de ses collègues scientifiques, il correspond en effet aussi avec des penseurs tels qu’Alexis de Tocqueville ou des hommes politiques comme son cousin et ami d’enfance le comte de Cavour (un des « pères de la patrie » italienne). Il possède en particulier de nombreux contacts en Angleterre, d’où est originaire sa première femme. Et c’est justement cette particularité qui lui vaut d’être contacté en 1860 par un Conseil fédéral angoissé pour la neutralité de la Suisse en plein milieu de l’affaire de la Savoie.
Reine Victoria
Une fois à Londres, Auguste De la Rive se démène sans compter pour sa patrie. Il rencontre le ministre des Affaires étrangères Lord Russel, le premier ministre Palmerston et est même reçu par la reine Victoria. Comme le précise la chercheuse Marie Bron dans un chapitre d’un ouvrage consacré à la Savoie et ses relations avec Genève**, le Genevois parvient à susciter un élan de sympathie considérable pour la Suisse auprès des autorités britanniques aussi bien que dans l’opinion publique. Mais rien n’y fait.
En réalité, les dés sont pipés. La France et la Sardaigne mènent depuis 1858 déjà des négociations secrètes en vue de céder la Savoie et le Comté de Nice à la première. Et de fait, malgré des mises en garde anglaises, un plébiscite auprès de la population savoyarde est organisé les 22 et 23 avril 1860. Il donne une majorité écrasante à l’annexion et la France prend possession du territoire le 14 juin sans que personne ne s’y oppose.
Auguste De la Rive quitte finalement Londres le 10 avril sans avoir rien obtenu de tangible pour la Suisse. Cela ne l’empêchera pas de poursuivre ses activités durant de nombreuses années encore avant de s’éteindre le 27 novembre 1873 à Marseille.
Anton Vos
*Trois physiciens genevois et l’Europe savante,
les De la Rive (1800-1920), Éd. Georg, 1990)
** Savoie, ses relations avec Genève et la Suisse : actes des Journées d’étude à l’occasion du 150e anniversaire de l’annexion de la Savoie par la France organisées à Genève, les 4 et 5 novembre 2010, éd. Schultheiss
Simulateur d’aurores boréales
C’est dans son laboratoire qu’Auguste De la Rive construit l’instrument le plus original de sa collection : la machine à produire des aurores boréales. Après plusieurs prototypes fabriqués dès 1845 (les « œufs électriques »), il élabore dans les années 1860 un appareil composé d’une grosse sphère en bois, représentant la Terre, munie à chacun de ses pôles d’un manchon en verre renfermant une tige de fer doux, à l’intérieur duquel on peut faire le vide. Dans l’air raréfié, et sous l’action d’un champ magnétique, l’instrument produit des gerbes lumineuses qui se meuvent lentement autour de la tige. Pour le chercheur genevois, il s’agit d’une reproduction en miniature du phénomène des aurores boréales. Source : « La machine à fabriquer les aurores polaires », par Stéphane Fischer, Musée d’histoire des sciences |