Adolphe Ferrière, le pèlerin brisé de l’école active
Comptant parmi les Pionniers de l’éducation nouvelle, le genevois est passé à côté de la destinée dont il rêvait. à cause d’une surdité précoce et, sans doute aussi, d’un appétit scientifique quelque peu démesuré.
Adolphe Ferrière (1879-1960) rêvait d’une destinée majuscule. Figure phare de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, fondateur du Bureau international de l’éducation, premier directeur de l’Ecole internationale de Genève et auteur de plusieurs ouvrages largement diffusés consacrés à la pédagogie, et plus particulièrement à l’école active, cet infatigable défenseur de l’éducation nouvelle se voyait volontiers en « pionnier parmi les pionniers ». La démesure de l’œuvre qu’il entendait mener à bien et, surtout, plusieurs coups du sort successifs auront cependant eu raison de la plupart de ses glorieuses ambitions. Portrait.
L’enfance d’un chef
Issu d’une famille de la haute bourgeoisie protestante établie à Genève depuis le XVIIIe siècle et impliquée depuis au moins deux générations dans des projets humanitaires, Adolphe Ferrière se distingue dès ses jeunes années par les qualités de meneur dont il fait preuve au sein d’une vaste tribu familiale composée d’une fratrie de quatre enfants (dont il est l’aîné) et d’une ribambelle de cousins et cousines logeant dans la même propriété du quartier de Florissant.
Ce profil de leader se précise sur les bancs du collège, que ce soit à l’occasion de la création d’une sorte de « club alpin » ou dans le cadre d’une société littéraire où il parvient à faire jouer ses propres pièces. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer les conventions et les manières dans lesquelles semblent empêtrés ses camarades. Le jeune homme aura cependant bientôt l’occasion de découvrir d’autres horizons. En 1899, deux de ses cousins germains sont en effet inscrits dans des établissements qui se revendiquent à la pointe de l’école nouvelle : le Landerziehungsheim d’Ilsenburg (Allemagne) et la New School de Bedales en Grande-Bretagne. Ce mouvement défend une conception de l’éducation fondée non plus sur l’apprentissage par cœur et la discipline mais sur la participation active des élèves, la curiosité d’esprit et la coopération.
Vocation contrariée
La même année, c’est en compagnie de son père, le docteur Frédéric Ferrière, qu’il visite l’institution fondée à Verneuil-sur-Arve (France) par le sociologue Edmond Demolins, dont les livres À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ? » et L’Éducation nouvelle l’ont profondément séduit.
Le problème, c’est qu’à la suite d’une maladie de jeunesse, Adolphe Ferrière perd inexorablement ses capacités auditives, ce qui le rendra totalement sourd à partir de 1921.
À défaut de parvenir à le dissuader d’embrasser le métier d’éducateur, Demolins suggère donc à son visiteur de se consacrer à une tâche plus compatible avec son infirmité : celle de constituer un bureau international des écoles nouvelles dont l’objectif serait de consigner les multiples expériences d’éducation en cours à l’époque et de mettre en réseau tous les acteurs du domaine.
Réinventer l’école
Ferrière concrétise l’idée dès l’année suivante, mais ne renonce pas pour autant à poursuivre dans cette vocation d’éducateur qui l’attire tant. Entre 1900 et 1902, le voici donc à Haubinda, en Thüringe, auprès d’Hermann Lietz, fondateur des Landerziehungsheime (écoles de campagne) allemandes. Ce séjour durant lequel il passe beaucoup de temps à chapeauter ses frères cadets inscrits comme élèves s’avère pour lui une expérience « exaltante » qui ne fait que le conforter dans son désir de se consacrer à la pratique éducative.
De retour en Suisse, il participe à la fondation de l’école nouvelle du château de Glarisegg (Thurgovie), qui est la première du genre dans le pays, avant de regagner Genève. Inscrit à l’Université, il mène de front des études de philosophie, de sociologie, d’histoire des religions et de biologie qui débouchent sur l’obtention d’une licence en sciences sociales en 1905. Durant la rédaction de sa thèse, consacrée à La loi du progrès en biologie et en sociologie et qui lui vaudra le titre de docteur en sociologie en 1915, il s’engage au sein de l’École des Pléiades sur Blonay (Vaud) qui a ouvert ses portes en 1911. Il s’investit aussi dans le tout nouvel Institut Jean-Jacques Rousseau fondé à Genève l’année suivante par Édouard Claparède (lire Campus n° 90) et dont il devient rapidement une figure importante.
Son programme, il l’expose dès 1909 dans une brochure qui détaille sa vision de l’école nouvelle en une trentaine de points. « Ferrière a 30 ans et se présente en homme d’initiatives, sûr du bien-fondé de son entreprise et des orientations qu’il adopte, désireux d’apporter sa marque dans l’œuvre de l’éducation », écrit Daniel Hameline, professeur honoraire de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation dans un portrait publié en 1993*.
Douche froide
Ferrière écrit vite et sans grande difficulté apparente, comme en témoignent les 43 volumes de son Petit Journal et les quelque 4000 pages du Grand Journal dans lesquels il consigne ses pensées quotidiennes. Il n’a cependant pas l’intention de se confiner à un rôle de théoricien. Souhaitant rester en contact avec la réalité du terrain et surtout avec les enfants, il prend ainsi la charge d’une classe active à l’école de Bex durant l’année scolaire 1920-1921.
Mais l’expérience tourne court. Épuisé, Ferrière constate avec amertume que sa surdité désormais presque complète est devenue un obstacle insurmontable face à un groupe d’élèves et qu’il doit définitivement renoncer à sa vocation première.
Son désarroi est d’autant plus complet que le début des années 1920 avait déjà été marqué par deux événements lourds de conséquences. Tout d’abord l’incendie de son chalet de Blonay, dont il réchappe avec une foulure au pied après avoir sauté dans le vide pour échapper aux flammes, mais dans lequel il perd près de 30 000 fiches de travail, une immense bibliothèque et quatre manuscrits prêts à l’impression. Ensuite, l’évaporation de la fortune familiale, engloutie par l’effondrement des monnaies allemande et autrichienne, qui l’oblige désormais à assurer des revenus suffisants pour faire bouillir la marmite familiale.
Le missionnaire
Contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur, il ne va cesser, durant les années de l’entre-deux-guerres, de multiplier les fronts. Éditorialiste, il rédige des centaines d’articles dans des revues et journaux de toutes sortes. En parallèle, il produit une série de livres à destination du grand public qui connaissent un succès important et qui seront traduits en plusieurs langues : Transformons l’école (1920), L’autonomie des écoliers (1921), L’École active (1922), La liberté de l’enfant à l’école active (1928), Trois pionniers de l’éducation nouvelle (1928).
Il est également la principale cheville ouvrière de plusieurs colloques nationaux visant à faire adopter les thèses promues par les représentants de l’Institut Jean-Jacques Rousseau au sein de l’instruction publique. Sollicité pour participer à la création de l’École internationale de Genève en 1924, il en devient le premier directeur avant d’être recalé par le comité fondateur de l’institution, qui ne partage pas l’ensemble de ses idéaux.
Enfin, Ferrière s’investit également dans la création de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle (LIEN) qui voit le jour en 1921. Directeur de son organe francophone, Pour l’ère nouvelle, il anime par ailleurs tous les grands congrès organisés par la LIEN dans les années 1920. À ce titre, il exerce une influence importante sur de nombreux instituteurs qui, aux quatre coins du monde et en particulier en Amérique latine où ses conférences font salle comble, cherchent des ressources pour réformer l’enseignement public.
« À travers l’action de Ferrière, explique Rita Hofstetter, professeure au sein de la Section des sciences de l’éducation dans un ouvrage consacré aux pionniers genevois de la discipline**, l’éducation nouvelle devient un mouvement, un mouvement dont il se conçoit en quelque sorte comme l’apôtre et dont l’Institut Jean-Jacques Rousseau devient plusieurs années durant le fer de lance. »
L’œuvre manquante
À la veille des années 1930, le temps des idéalistes semble toutefois passé. Intellectuellement, Ferrière se trouve de plus en plus isolé. Si le pédagogue français Célestin Freinet lui restera fidèle jusqu’à ses derniers instants, d’autres ont progressivement pris leurs distances. Avec plus ou moins de tact. C’est notamment le cas de son « cher ami et collègue » Édouard Claparède qui dénonce publiquement en 1923 le « fourre-tout » que constitue à ses yeux L’École active, livre qu’il considère comme « un fatras philosophique doctrinal insupportable ».
Dans une ultime tentative pour obtenir la reconnaissance de ses pairs qu’il recherche depuis si longtemps, Ferrière publie en 1927 le premier volume d’une série destinée à présenter la synthèse de ses idées et qu’il voit comme son chef-d’œuvre. « Ce qui préoccupe Ferrière, dès sa jeunesse, résume Daniel Hameline, c’est de trouver dans les sciences les ressources pour construire une connaissance rationnelle du phénomène humain et en tirer deux lignes d’action : d’une part, proposer une conception raisonnée de l’éducation de l’avenir ; d’autre part, fournir une lecture « moderne » et « progressiste » de l’héritage des religions. »
La tâche est colossale et la déception sera à la hauteur des ambitions de l’auteur. Le Progrès spirituel ne trouvera en effet jamais son public et ne connaîtra pas de suite.
Tirant les conséquences de cette rude leçon, Ferrière note, le 16 février 1929, dans son Journal : « Je constate avec quelque amertume que j’ai consacré ma vie, apparemment, aux écoles nouvelles et qu’elles ignorent mes efforts et mes écrits... Beaucoup de directeurs à qui j’ai pourtant écrit ont oublié que j’existe. La plupart de leurs collaborateurs n’ont jamais su que j’existais. Les livres que j’ai écrits sont pour eux lettre morte. Pas d’éditeurs à mes livres : ou si l’en trouve [sic.] ils réussissent à accaparer tout le bénéfice ; pas d’argent, donc pas de secrétaire, donc pas de moyen d’écrire mes livres. J’ai, je crois, quelques qualités de fond et j’éparpille ma vie en menus services dont nul ne me sait gré. »
De l’écoute, de l’attention et de la reconnaissance, Ferrière en trouvera finalement au sein du Home « Chez nous », une modeste institution pour enfants hors famille située à La Clochatte sur Lausanne dont il devient le conseiller, avant d’assurer la présidence de son Association de tutelle, fonction qu’il assumera jusqu’en 1947.
La tête dans les étoiles
Outre l’énergie qu’il consacre à ce havre pédagogique peuplé « d’enfants affamés de tendresse », Ferrière passe dès lors le plus clair de son temps la tête dans les étoiles. Féru d’astrologie depuis sa rencontre avec Charles Ernest Krafft (héritier de la brasserie bâloise Cardinal ayant travaillé pour le bureau central de la sécurité du IIIe Reich avant de mourir en déportation à Buchenwald), il va en effet passer les trente dernières années de sa vie à compiler des « ciels de naissance » et à les comparer à l’aide d’une instrumentation statistique complexe.
De cet abondant matériel, associé à d’innombrables notes répertoriant chez ses interlocuteurs ou chez les auteurs dont il lit les ouvrages des attitudes, des conduites et des tendances à ses yeux significatives, Ferrière va tirer plusieurs ouvrages qui sont loin d’être passés à la postérité : Caractéristiques typocosmiques (1932), Symboles graphiques de la typocosmie (1940), Vers une classification naturelle des types psychologiques (1943), ainsi que les quatre volumes de Typocosmie parus entre 1946 et 1954.
« On peut s’interroger sur le choix, apparemment sans espoir pour sa crédibilité dans l’intelligentsia, que fait Ferrière de mener dans cette voie l’enquête que l’on attend de lui, conclut Daniel Hameline. Mais il croit en la récapitulation de l’histoire de l’espèce en chaque histoire individuelle. Il croit aussi en la correspondance des événements humains avec l’ordre cosmique des choses. Et, par ailleurs, il ne déteste pas se singulariser, là encore, au risque d’accroître son isolement. »
Vincent Monnet
* « Adolphe Ferrière (1869-1870) », Daniel Hameline in Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Unesco : Bureau international d’éducation, Paris, 1993,
vol. XXIII, no 1-2, p. 379-406.
** « Genève : creuset des sciences de l’éducation : (fin du XIXe siècle – première moitié du XXe siècle) », par Rita Hofstetter, Droz, 2010, 686 p.