« L’humanitaire, c’est de la solidarité qui divise »
Dans son dernier livre, Irène Herrmann, professeure au Département d’histoire générale (Faculté des lettres), s’empare de l’histoire du Comité international de la Croix-Rouge pour mener une réflexion sans tabou sur le concept d’humanitaire. Entretien.
Le titre de votre livre, L’Humanitaire en questions, donne l’impression d’une position critique vis-à-vis de l’humanitaire. Était-ce votre objectif ?
Irène Herrmann: L’objectif de mon livre est en effet de faire une analyse critique, soit d’évaluer sans préjugés une notion qui est aujourd’hui associée au Bien. Actuellement, ce mot est utilisé à tout-va. Toute activité de secours est devenue « humanitaire », même sauver des animaux. Il m’a semblé qu’à force d’en abuser, le mot avait perdu de son sens, et ne permettait pas de saisir les aspects politiques de l’humanitaire, pourtant si visibles quand on l’aborde en partant des pratiques suisses. La première étape a consisté à préciser le concept de manière à en faire un outil heuristique valable, condition indispensable pour que l’histoire de l’humanitaire ne devienne pas l’histoire de la bien-pensance, de la philanthropie ou des entreprises missionnaires, et qu’il soit possible de l’explorer comme un phénomène spécifique, inscrit dans le temps et dans l’espace.
Vous avez limité le champ de votre recherche à l’histoire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Pourquoi?
Il s’agit de la plus ancienne organisation humanitaire encore existante. Sa fondation marque le début du droit international humanitaire et son histoire offre un éclairage pertinent aux questions que je me posais ; la première d’entre elles étant de savoir pourquoi ce mouvement a émergé à Genève, petite ville d’un État neutre.
On doit l’idée à Henry Dunant, un citoyen genevois…
Henry Dunant assiste en effet à la bataille de Solférino en juin 1859 et est choqué par les blessés abandonnés après les combats. Il essaye d’aider ceux qui tentent de les soigner dans l’urgence et l’affolement général. Les secours sont essentiellement constitués de civils locaux (les armées comptent alors plus de vétérinaires que de médecins). Constatant l’impuissance de ces volontaires face à la boucherie qu’est en train de devenir la guerre moderne, Henry Dunant, dans son livre Un souvenir de Solférino publié en 1862, émet l’idée que tous les pays devraient se doter de sociétés nationales préparées à l’avance pour venir en aide aux soldats blessés. Le Genevois se rend aussi compte que le plus important consiste à obtenir un accord entre tous les États, « un principe international, conventionnel et sacré » qui remplace les arrangements bilatéraux entre belligérants qui existaient depuis longtemps mais étaient insuffisants.
Son idée a-t-elle du succès ?
Son livre trouve un écho très favorable en Europe et en particulier à Genève. À cette époque, dans la Cité de Calvin, l’ancienne élite a été privée du pouvoir politique par la révolution radicale de 1846. Elle est désœuvrée et donc disponible pour s’investir dans de nouvelles activités faisant sens à ses yeux. L’un de ses membres, Gustave Moynier, est rapidement convaincu par l’initiative d’Henry Dunant. Les talents d’organisateur et l’énergie du premier alliés au pouvoir de séduction du second aboutissent à la signature de la première Convention de Genève en 1864 par une douzaine de puissances européennes.
La Confédération soutient-elle cette initiative ?
Au départ, c’était la France, la plus grande puissance continentale de l’époque, qui était pressentie comme protectrice de la convention. Sauf que l’empereur Napoléon III a alors d’autres soucis en tête que de s’occuper d’une organisation modeste menée par cinq Genevois (Henry Dunant, Gustave Moynier, Théodore Maunoir, Louis Appia et Guillaume-Henri Dufour). C’est donc à la Suisse qu’échoit ce rôle. Elle renâcle au début mais apporte ensuite un
soutien de plus en plus fort.
Pourquoi ?
La Confédération prend conscience que la neutralité sur laquelle elle fonde de grands espoirs de sécurité nationale est un rempart pour le moins fragile. À la suite de plusieurs affaires concernant le Luxembourg dans les années 1860 et 1870, elle se rend compte que si elle devait être envahie, elle ne serait probablement pas défendue en dépit des traités internationaux. En ajoutant l’humanitaire à la neutralité, la Suisse peut prétendre venir en aide à tous
les blessés, sans distinction. En d’autres termes, tout le monde aurait intérêt à préserver ce pays pour qu’il puisse continuer à déployer ses bonnes œuvres.
Qu’est-ce qui motive les grandes puissances à signer la première Convention de Genève, renonçant ainsi à une petite partie de leur souveraineté ?
Le XIXe siècle (1815-1914) a connu l’une des périodes les moins sanglantes de l’humanité. Mais dès la fin des années 1850, les conflits européens reprennent, avec la guerre de Crimée, l’unification italienne puis allemande, la guerre franco-prussienne, etc. L’armement a fait des progrès durant la période de paix, et les champs de bataille deviennent le théâtre de boucheries de plus en plus meurtrières (quoique encore modeste par rapport à ce que sera la guerre de 1914-18). L’initiative genevoise est donc la bienvenue. À cela s’ajoute un élément à mes yeux plus déterminant encore: l’émergence du colonialisme. Ce dernier est mené au nom de la civilisation. Et quand Henry Dunant formule son idée d’aide aux blessés et de convention internationale, elle est vue comme une façon pour l’Europe de prouver sa propre civilisation. Une civilisation qu’il sera plus facile d’apporter à d’autres populations si l’on peut prétendre mener de manière « humaine » jusqu’à l’activité la plus barbare qui soit, c’est-à-dire la guerre.
Quel est le résultat sur le terrain ?
Dès la signature de la première Convention de Genève, les sociétés nationales de la Croix-Rouge se multiplient. Mais, pas plus tard que la guerre franco-prussienne de 1870, on constate déjà des violations du texte avec notamment l’usurpation de l’emblème de la Croix-Rouge à des fins militaires. L’idée d’un tribunal pénal international pour faire respecter la convention émerge chez Gustave Moynier. Mais les États ne sont pas mûrs pour abandonner autant de souveraineté. Jusqu’à la première Guerre mondiale, le CICR survit avec la crainte constante de disparaître.
Quel est l’impact de la Grande Guerre pour le CICR ?
C’est une chance, si l’on peut dire. Le CICR devient en effet un acteur incontournable, notamment grâce à la création de l’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG). Les échanges de listes de prisonniers permettent aux familles de rester en contact avec les captifs et d’obtenir des nouvelles de l’autre côté du front. De manière générale, les œuvres se multiplient durant ce conflit. On en compte des centaines en Suisse, surtout à Genève. Une certaine concurrence entre elles voit même le jour.
Pourquoi y en a-t-il autant ?
La principale raison est bien entendu la volonté d’aider les autres, il ne faut pas la minimiser. Cela dit, le CICR se rend compte avec clarté durant la Première Guerre mondiale qu’il est impossible de mesurer l’efficacité de cette aide. On peut la quantifier, mais il est difficile de savoir jusqu’à quel point elle répond aux besoins des populations touchées ou au contraire jusqu’à quel point elle permet aux conflits de se prolonger. C’est embarrassant mais, comme le dit le conseiller fédéral et président du CICR Gustave Ador, la question n’est pas là.
Où est-elle alors ?
En réalité, il existe bien d’autres raisons que l’altruisme qui poussent les individus et les États à s’adonner à l’aide humanitaire. L’une d’elles est économique. Durant la Première Guerre mondiale, l’ingénieur et futur président des États-Unis Herbert Hoover met sur pied un plan d’aide qui a pratiquement nourri la Belgique et certains départements français occupés par les Allemands. Cette initiative n’est pas gratuite. Les États-Unis ont ainsi pu écouler leur surplus de blé, tout en continuant à faire fonctionner leur agriculture. Ils savaient aussi que la marchandise allait être remboursée après la fin des hostilités. Pour la Suisse, l’humanitaire a une justification politique puisqu’elle a contribué à préserver la neutralité du pays et à ne pas subir le même sort que la Belgique. Un changement intervient à la fin de la guerre. Sous l’impulsion de la Croix-Rouge américaine, de loin la plus riche, est fondée une Ligue des sociétés de la Croix-Rouge. Actant la fin de la Der des Der, celle-ci s’oriente vers la promotion dans le monde des pratiques d’hygiène et sociales et, surtout, du niveau d’avancement de la société américaine. Dans ce cas, l’humanitaire devient un outil très important pour l’impérialisme économique et culturel.
Comment le CICR prend-il l’apparition de cette ligue ?
Assez mal. Mais cela fournit un indice sur un autre objectif de l’humanitaire. Même si l’on ne peut pas mesurer l’efficacité de l’aide, on peut facilement en escompter des retombées en termes de capital symbolique ou moral, un capital que l’on peut accumuler et monnayer afin de mener ensuite d’autres actions. Cette constatation m’a amenée à mettre en valeur la notion d’intention qui consiste à souligner non pas les actions à proprement parler mais leurs répercussions ultérieures (prévues). En résumé, on fait de l’aide humanitaire certes pour aider les autres mais surtout pour s’aider soi-même. Il n’y a aucune raison de le déplorer. Si cette dimension d’intéressement personnel n’existait pas, alors il n’y aurait pas d’aide humanitaire du tout.
L’humanitaire a aussi ses limites. Le CICR a, par exemple, été vivement critiqué pour son inaction vis-à-vis du sort des juifs durant la Deuxième Guerre mondiale…
L’une des limites le plus souvent avancées dans l’humanitaire est le manque d’argent. Durant la Deuxième Guerre mondiale cependant, les finances ne sont pas le problème majeur du CICR. Du point de vue pratique, l’organisation genevoise souffre beaucoup des difficultés d’acheminement et de stockage de denrées. Sur le plan moral, sa hiérarchie, forte et pyramidale, est dominée par le président de l’époque, Max Huber, un juriste prudent, pusillanime et très lié aux autorités helvétiques. Celles-ci ne manquent d’ailleurs pas de faire savoir que si le CICR déployait trop d’énergie à sauver des victimes (sans même spécifier les juifs), la Suisse risquerait d’être envahie. En ce qui concerne la Shoah, le souci du CICR est avant tout le nein allemand opposé à chacune de leurs demandes de visite de camps de concentration – sans même parler de ceux d’extermination, inaccessibles. Il faut dire que la Convention de Genève a été imaginée dans un monde où les pays respectent les traités signés. C’est-à-dire tout le contraire de celui de 1939-45. Pour analyser cette période controversée du CICR, je me suis basée sur le petit film de Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, tourné en 1979 et paru en 1997.
Pourquoi cette œuvre ?
Ce film, nettement moins impartial que ne le prétend son réalisateur, a beaucoup contribué à l’interprétation des faits selon lesquels le CICR aurait eu à l’époque une certaine connivence idéologique avec le régime nazi. Il est basé sur l’interview de Maurice Rossel, le seul délégué du CICR à avoir jamais pu pénétrer dans un camp de concentration nazi en 1944. Il s’agit de Theresienstadt, un camp de transit préalablement nettoyé et « épuré ». Le CICR le sait bien mais après avoir insisté durant deux ans, il ne peut plus refuser d’y aller afin de ne pas fermer la porte à une éventuelle future occasion. Toutefois, pour montrer qu’il n’est pas dupe de la mise en scène, il mandate son délégué le plus débutant et le plus naïf. Il est frappant de constater que le film de Claude Lanzmann ne parle pas du tout de ce point essentiel ni d’aucune autre des limites pratiques rencontrées par le CICR durant la guerre. En revanche, il s’attache à mettre en évidence les accents antisémites de Maurice Rossel et le laisse dire une foule d’inexactitudes flagrantes qu’une visite des archives du CICR, ouvertes en 1996, aurait facilement pu rectifier.
Maurice Rossel est-il vraiment antisémite ?
Le CICR de l’époque est représentatif d’un milieu social protestant qui partage des préjugés antijudaïques. On précise que tel ou tel est juif, comme si cela avait une importance. On prétend que tous les communistes – le mal absolu – sont Juifs ou influencés par eux. En même temps, on estime que les juifs sont riches et contrôlent le capitalisme. Maurice Rossel répète ce genre de préjugés. Et après le visionnage de l’entretien, on a vraiment l’impression d’être face à un délégué antisémite envoyé par une organisation antisémite, ce qui met en évidence une autre limite de l’humanitaire, son instrumentalisation.
C’est-à-dire ?
L’action du CICR est facilement instrumentalisée notamment en usurpant son emblème. De son côté, Claude Lanzmann n’a pas comme but d’exposer les faits, ni même de parler des expériences du délégué. Il exploite au maximum la naïveté de Maurice Rossel pour donner à croire que le CICR est antisémite et que c’est pour cette raison que cette instance morale a totalement abandonné les juifs durant la guerre. C’est un filon qui a ensuite été repris par de nombreux historiens, notamment ceux, aux États-Unis, qui travaillent dans des champs de recherche tels que les Genocide Studies ou encore les Holocaust Studies. Taper sur le CICR, déstabiliser une institution placée sur un piédestal, c’est rentable en termes de publications et d’écho médiatique.
Si le CICR perd des plumes dans cet épisode, ce n’est pas le cas de l’humanitaire…
L’humanitaire, malgré toutes les limites que je viens d’évoquer et qui sont indissociables du concept, reste en effet flamboyant. L’idée qui se cache derrière ce mot possède un pouvoir extraordinaire. Une grande partie de ce pouvoir vient du fait que l’humanitaire est aujourd’hui associé au bien absolu. On peut être contre la manière dont il est mis en œuvre mais l’humanitaire en tant que tel reste une valeur inestimable, intouchable, idéale. On peut l’utiliser pour fabriquer des arguments à succès, difficiles à contrer. Car il est impensable de prétendre que l’on est contre l’humanitaire. Tout comme on ne peut pas prendre parti en faveur de son exact opposé qui est le génocide, la mal absolu. L’humanitaire est devenu un concept magnétique positif. Pourtant, il peut, et doit être critiqué. L’humanitaire, par exemple, n’est pas opposé au colonialisme. C’est la perpétuation d’un même effort « civilisateur » mais sous une autre forme. Il représente aussi une manière de se sentir supérieur. Il y a celui qui aide et celui qui est secouru, il y a la société assez riche qui peut se permettre d’apporter son soutien et les pays en crise. De ce point de vue, l’humanitaire diffère de concepts connexes tels que la solidarité qui, elle, sous-entend que les gens sont au même niveau et se serrent les coudes pour éviter de tomber collectivement. En réalité, l’humanitaire c’est de la solidarité qui divise, car il est discrétionnaire. Pouvoir choisir librement de l’exercer, c’est ce qui fait la beauté du geste, mais cela établit aussi une distinction entre celui qui donne et celui qui reçoit. D’ailleurs les personnes qui bénéficient de l’aide humanitaire sont certes soulagées lorsqu’elles la reçoivent mais sont aussi les premières à se rebeller dès qu’elle n’est plus nécessaire. L’humanitaire, pour elles, symbolise une sorte d’humiliation ainsi que la réalité de leurs problèmes qu’elles cherchent à évacuer.
« L’Humanitaire en questions. Réflexions autour de l’histoire du Comité international de la Croix-Rouge. » Par Irène Herrmann, Éd Cerf, 170 p.
« une circonstance atténuante
|